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Tlemcen, un sanctuaire de l’histoire

C’est à travers les œuvres de ses artistes, de ses architectes, de ses musiciens, de ses écrivains, de ses savants que Tlemcen et toute la région sont devenues un véritable sanctuaire de l’histoire a expliqué le docteur Bensenouci El Ghaouti. Mais, ajoutera-t-il, c’est aussi à travers toutes les créations
anonymes, intellectuelles ou matérielles, surgies de l’âme populaire, comme à travers l’ensemble des valeurs qui donnent un sens à la vie, que nous avons appris à percevoir notre épaisseur culturelle, que nous avons appris à percevoir et à aimer la culture des autres et surtout que nous avons compris que l’identité n’est pas le processus par lequel on est, mais celui par lequel on devient.«Par ses vestiges des siècles obscurs qui avaient précédé l’islam, par ses monuments de l’époque médiévale dont la richesse artistique fait de Tlemcen l’une des cimes suprêmes de l’art hispano-mauresque, par la mémoire de ses habitants dont les origines remontent du fond des âges, l’histoire de la ville de Tlemcen plonge dans un passé fabuleux et vénérable où les ‘‘humanités’’ semblent avoir erré à travers tous les mondes extérieurs pour accéder, enfin, au tabernacle intime de leur alliance», a-t-il enchaîné.Abd el Rahmane
Ibn Khaldûn, connu pour sa rigueur critique et la sagesse de son œil, cite - non sans en exprimer le doute -, rappelle le Dr Bensenouci, ces propos qu’il attribue aux Tlemcéniens de son époque : «Notre ville est d’une haute antiquité, car on y voit encore, dans le quartier d’Agadir, la muraille dont il est question dans le chapitre du Coran qui renferme l’histoire d’El Khidr et de Moïse.» Cette assertion, devra noter notre interlocuteur, plutôt proche de l’allégorie mythique, même si elle procédait de la singulière volonté des citadins à exalter leur cité natale, témoigne, s’il en faut, de l’incontestable antiquité de la ville de Tlemcen et de l’importance de sa destinée. A vrai dire, dira le Dr Bensenouci, «il est à craindre pour qui visitera Tlemcen, aujourd’hui, qu’il ressente quelque humeur à vouloir confronter la réalité présente avec celle que colore le reflet des livres des chroniqueurs, des géographes ou des hagiographes. Dans cette ville taillée et retaillée par des urbanistes indiscrets au gré de leurs caprices ou de leur inculture, agressée par le temps et l’ignorance des usages du monde, ce visiteur reconnaîtra mal la cité royale dont le sultan Abou Tachfîn Ibn Abou Hammoû avait fait un des plus beaux exemples de l’urbanisme médiéval».Notre interlocuteur n’a pas manqué de relater que «comme de nombreux centres traditionnels établis sur un site difficilement accessible, Tlemcen est adossée au flanc nord de l’Atlas tellien qui traverse l’ensemble du Maghreb arabe. Ce site, qui fut choisi très tôt par les premiers habitants, semble offrir les conditions naturelles et privilégiées pour un établissement humain spontané : jouissant d’une abondance en eau et en ressources forestières, assise sur un fossé naturel, un plateau rocailleux au sud et l’escarpement qui surplombe la plaine du nord, la ville dominait un riche terroir et contrôlait d’importantes voies de communications, empruntées jadis par un trafic international intense. Cette situation géostratégique a été une source de dynamisme et d’expansion dans le passé qui a fait de Tlemcen une étape ultime de la longue histoire de la région. Avec une population qu’Ibn Khaldûn évalue au XIVe siècle à plus de ‘‘120 000 âmes’’, elle a été incontestablement - et pendant plus de trois siècles - la capitale du dernier Etat médiéval qui a permis au Maghreb central d’affirmer sa présence et de sauvegarder son identité, notamment à la suite de la chute de Grenade (en 1492)».Une telle fonction, fera-t-il remarquer, devait avoir d’importantes conséquences sur le plan urbanistique et artistique, et c’est à cette période que Tlemcen a été dotée de ses plus prestigieux monuments. «Cette ville, en effet, représente mieux que toute autre, en Algérie, l’évolution de la civilisation de l’Homme avec une suite extrêmement variée de réalisations culturelles. Aussi, il n’est pas une lueur d’une époque dont elle n’ait gardé l’empreinte et ses monuments, d’une richesse historique et artistique incontestable, sont autant de notes dans la prestigieuse gamme de l’art universel», affirme-t-il, tout en ajoutant que «tout au long de son histoire, et se déplaçant d’est en ouest, la cité de l’ouest du Maghreb central a pris successivement plusieurs noms : Agadir, Pomaria, Tagrart et enfin Tlemcen. Les principales étapes de son développement ne sont ainsi que le reflet de faits historiques et de conjonctures particulières qui attestent tous que Tlemcen est une chose vivante, qui s’est renouvelée et diversifiée comme tout ce qui vit, au gré des cultures et des civilisations qui l’ont courtisée». La période la plus faste de Tlemcen, indiquera le Dr Bensenouci, se situe néanmoins entre les XIIe et XVIe siècles, à l’époque de la dynastie des Zianides. Elle est alors relevée au rang de ville royale et s’affirme comme un pôle de la science et des arts. C’est à cette époque que l’on doit la construction de nombreux édifices religieux, civils et militaires qui attestent tous, et sans équivoque, de l’empreinte hispano-mauresque ; ceci s’explique naturellement par les échanges divers et incessants qui s’accomplissaient entre les deux bords de la Méditerranée. Les Mérinides du Maroc, tient-il à ajouter, étaient eux aussi désireux de s’étendre en direction de l’est, tentèrent plus d’une fois d’annexer le royaume zianide, et c’est durant leur longue présence à Tlemcen qu’ils y ont élevé leurs plus beaux oratoires, témoin d’une technique et d’un raffinement très poussés. «En ce temps-là, pourtant, le commerce et l’artisanat étaient loin de constituer une activité autarcique et le caractère international des échanges avec d’autres métropoles était fortement attesté. Tlemcen comptait alors dans ses murs plus de
2 000 marchands venus de diverses régions d’Europe. A la même époque, un nombre égal de soldats mercenaires servait le souverain régnant et cette colonie de 4 000 personnes vivait en paix au milieu d’une population locale qui dépassait les 120 000 habitants.» Dans cette configuration cosmopolite, selon notre interlocuteur, l’espace ambiant reste pourtant diffus et fait corps avec le tissu social et urbain qui circonscrit «l’expression communautaire» de la Médina. Celle-ci puise sa quintessence dans les traces que la mémoire du citoyen ne saurait dépasser, mais dans lesquelles elle s’enracine et se reconnaît. Elle est cette matrice où tout s’emboîte sans s’anéantir, où se réalise continûment la trilogie que constitue l’acte de vie du citoyen tlemcénien : la production, l’échange et la religion.«Dans cet habitacle intime, chacune des prestations enseignées reçoit sa qualification à travers le prisme des autres car chacune d’elles constitue un registre partiel de l’unité sociale indivisible dont la cité sert de substrat. En effet, c’est de la perception de son patrimoine architectural et de la conscience de son héritage des civilisations qui l’ont faite, mais auquel elle a su imprimer sa propre marque, qu’il est possible de déchiffrer Tlemcen et sa substance. C’est dire, en d’autres termes qu’il est possible, à travers la ‘‘lecture de la cité’’, de transcender les limites de l’objet pour saisir les vérités qui en sont la genèse. Une architecture, son décor, l’éclat d’une mélodie ou le timbre d’une voix ne sont-ils pas les différentes faces d’un témoignage identitaire ? Ne constituent-ils pas une synthèse de la pensée de leurs auteurs, de leurs émotions, de leur imagination collective ? L’arabesque, l’entrelacs, la calligraphie, le récit, l’anecdote ou la chanson ne seraient-ils pas ainsi que les formes du langage de l’intellect qui modèle nos sens profonds ? Ne seraient-ils pas une sorte d’herméneutique spirituelle par laquelle il est possible de passer du monde du sensible à celui de l’intelligible ?»De cette fresque d’un passé révolu, dira le Dr Bensenouci, en conclusion, «il ne reste plus, cependant, que quelques survivances évidentes car la désaffection de l’époque contemporaine ne ressortit pas à la seule sociologie urbaine. Quant au répertoire identitaire fait de monuments, d’œuvres d’art, d’oracles et d’objets de la vie quotidienne - qui sont autant de repères vernaculaires constitutifs de notre mémoire populaire et sans lesquels nous nous sentirions orphelins, il subit comme les hommes les attaques du temps devant lesquelles il demeure fluet. Privé de son message historique et rompant le dialogue qu’il entretient avec son cadre naturel qui lui donne son échelle valorisante, ce sanctuaire de l’histoire n’est plus souvent qu’un objet insolite offert à la curiosité des amateurs».