Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

Qu'est-ce que la philosophie

INTRODUCTION

La nature de la philosophie fait problème. Le professeur de mathématiques ou d'histoire ne se sent pas tenu de faire précéder son cours d'une réflexion sur la nature de sa discipline. C'est qu'il est plus facile d'en donner une définition rapide. D'où vient , dans le cas de la philosophie, la difficulté? D'habitude, on définit un savoir par l'objet auquel il se rapporte. Ainsi, on pourra définir l'arithmétique comme science des nombres, la géométrie comme science des figures spatiales, l'histoire comme science du passé et ainsi de suite. En revanche, il ne semble pas possible de réduire la philosophie à l'étude d'un seul objet. La lecture de la liste des notions au programme en témoigne: s'il y a une unité de la philosophie, elle ne procède pas de son objet. La philosophie ne tire pas son unité de son contenu, qui est au contraire multiple, mais plutôt de sa forme. Elle est à définir comme une certaine forme de réflexion et d'interrogation. L'étymologie indique en quoi consiste l'interrogation philosophique: philos : ami et sophia : sagesse, savoir

Socrates, l'un des pères fondateurs de la philosophie occidentale
En réalité, la philosophie ne se définit pas par la connaissance d'un objet, parce qu'elle n'est pas avant tout un savoir, mais plutôt l'amour, le désir, la recherche du savoir. Pythagore, l'un des premiers à se donner, au VIème siècle av. J.C., le nom de philosophe, souligne ainsi la différence entre savoir et amour du savoir: " Je suis un philosophe, c'est-à-dire non pas quelqu'un qui prétend posséder la sagesse, mais qui s'efforce vers elle ". La philosophie est la quête du savoir. Elle consiste davantage dans le cheminement qui conduit à la sagesse que dans le savoir lui-même. Plus que la sagesse, est philosophique le processus par lequel on la construit. La formule de Socrate, " je sais que je ne sais rien " (Platon, Apologie de Socrate), souligne encore que la philosophie ne consiste pas en un corps de connaissances. Elle permet de comprendre la source de la difficulté à définir la philosophie: celle-ci ne saurait se définir par la connaissance d'aucun objet, puisqu'elle n'est pas essentiellement une connaissance.
Cependant, elle ne supprime pas le caractère problématique de la philosophie. En effet, qu'est-ce que ce savoir qui consiste dans un non-savoir? Suffirait-il d'être ignorant pour être philosophe? On se doute que l'ignorance de Socrate est d'une nature toute particulière, et qu'elle n'est pas incompatible, loin s'en faut, avec la culture. Il reste donc à éclaircir la nature de cette ignorance philosophique. D'où cette question: quel est ce style d'interrogation qui est l'essence de la philosophie?

I. Penser par soi-même

La philosophie est née, en Grèce[Note], de l'idée, pensée par des hommes comme Socrate, que le savoir ne consiste pas dans une somme d'informations. Etre cultivé, ou instruit, ce n'est pas être un dictionnaire vivant, ni une base de données. Enseigner ne consiste pas non plus à introduire des connaissances dans l'âme d'autrui, comme on verse un liquide dans un récipient. Encore faut-il que ce savoir soit fait sien par celui qui le reçoit. Il ne s'agit donc pas de recevoir passivement des informations, mais de les mettre en question, d'en examiner la valeur avant de les admettre, et de réeffectuer par soi-même la démarche intellectuelle qui a permis leur découverte. En un mot, la philosophie consiste à penser par soi-même. Bien des philosophes ont mis l'accent sur la nécessité d'une pensée personnelle. Ainsi, Malebranche s'étonne que cette attitude, qui est celle du philosophe, ne soit pas plus généralement répandue.

1. Etude d'un texte : Malebranche, la Recherche de la vérité

Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l'esprit, aiment mieux se servir de l'esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d'honneur à se conduire par ses propres yeux que par ceux des autres; et un homme qui a de bons yeux ne s'avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l'espoir d'avoir un conducteur. (...) Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres? C'est qu'il ne voit que par les yeux d'autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c'est ne rien voir. L'usage de l'esprit est à celui des yeux ce que l'esprit est aux yeux; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.
L'attitude des hommes à l'égard de la vérité est paradoxale: ils évitent soigneusement de faire usage des facultés que la nature leur a offertes. Afin de souligner l'absurdité d'une telle conduite, et de dénoncer la paresse intellectuelle de ses semblables, Malebranche compare l'entendement à une autre faculté: celle de la vision. Il serait bien sot de se passer de ses yeux; or l'esprit est une source de connaissance supérieure; donc il est encore plus sot de vouloir se dispenser de se servir de l'esprit que l'on a, c'est-à-dire de penser par soi-même.

a. La dépendance intellectuelle.

La conduite des hommes, qui s'en remettent aux opinions d'autrui au lieu de faire l'effort de penser est incompréhensible. Le début du texte exprime l'étonnement de son auteur. C'est l'étonnement, ou l'incompréhension, en tout cas une forme d'ignorance, qui constitue ici, comme souvent, la source de l'interrogation du philosophe. " Il est bien d'un philosophe, ce sentiment ", écrivait Platon dans le Théétète[Note]. Ce qui est incompréhensible, c'est que " des hommes qui ont de l'esprit aiment mieux se servir de l'esprit des autres ". L'auteur souligne ainsi que l'esprit est inné et universel. Ce n'est donc pas le manque d'intelligence qui est à l'origine de ce défaut. Il faudra plutôt en chercher la source dans un manque de volonté. Kant désigne lui aussi le manque de volonté comme responsable de la passivité intellectuelle, dans un texte qui éclaircit l'argument de Malebranche :
"Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de minorité dont il est lui-même responsable. L'état de minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre" (Qu'est-ce que les Lumières?). Kant définit l'esprit des Lumières, ce qu'il y a de commun dans ses diverses expressions, en France ou en Allemagne, chez des auteurs aussi divers que Voltaire ou Rousseau. Il les définit en une phrase, puis explique les deux termes principaux de sa définition. Les Lumières, c'est sortir de la minorité. Etre mineur, c'est le contraire d'être adulte. L'enfant est dans un état de dépendance par rapport à ses parents, parce qu'il n'est pas encore capable de se conduire seul. Une autre traduction substitue au terme de minorité celui de tutelle. Etre sous tutelle, c'est avoir un tuteur, c'est donc être dépendant. On place sous tutelle, par exemple, un homme qu'une maladie rend incapable de gérer raisonnablement ses affaires. Dans ce dernier cas comme dans celui de l'enfant, le sujet n'est pas responsable de son état: soit il est malade; soit il est trop jeune, et ses facultés n'ont pas encore atteint leur complet développement. Mais la minorité dont il s'agit ici est d'un genre particulier: le sujet en est lui-même responsable. Cette minorité, qui affecte des adultes, n'est pas due à un manque de maturité. L'adulte dispose des facultés nécessaires à l'exercice de la pensée. S'il ne le fait pas, ce n'est pas qu'il ne peut pas, mais qu'il ne veut pas. La cause de cette dépendance intellectuelle ne réside pas dans un défaut de l'entendement, mais de la volonté.
De même, Malebranche note que la passivité de l'esprit ne vient pas d'un défaut dans la constitution de l'homme, dont les facultés sont suffisantes. L'esprit est inné. En revanche, l'idée d'en faire usage ne semble pas l'être. En cela, il reprend une idée de son maître Descartes, qui affirme que " le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ", mais se sent obligé d'écrire un Discours de la méthode pour bien conduire sa raison. La raison est naturelle à l'homme, mais pas le fait de s'en servir convenablement. Comment le comprendre? Malebranche ne développera sa réponse que dans le passage qui suit cet extrait. Cependant, le " ils aiment mieux " suggère qu'il s'agit d'un choix, effectué par facilité. Il va plutôt développer et souligner l'idée de l'absurdité d'un tel choix.

Platon, le père de la philosophie classique
b. Un raisonnement par analogie.

Malebranche raisonne par analogie. Il compare l'esprit aux yeux. L'image est si classique qu'elle a imprégné le langage courant: le mot intuition vient de "intueri", qui signifie voir; lucidité vient de lux, la lumière; la "lumière naturelle" désigne la raison. Quelle est la valeur des yeux pour le sens commun? "Sans doute", au XVII ème siècle, a un sens plus fort qu'aujourd'hui: sans aucun doute, certainement. Tout homme en tire du plaisir et de la fierté, ceux d'être libre et indépendant. L'exemple qui suit (absurdité de l'idée de se crever les yeux) vise à souligner le manque de logique de ceux qui se soumettent aux opinions d'autrui. Malebranche raisonne par l'absurde: l'esprit est comparable aux yeux; or il est absurde de vouloir se priver de regard; donc il est absurde de se priver de penser. Comme de l'aveugle, on dit du fou qu'il marche dans les ténèbres. En quel sens? Parce qu'il ne voit pas de ses propres yeux, qui symbolisent l'esprit. Voir par les yeux d'autrui, si l'on y réfléchit bien, c'est ne rien voir. On ne voit que par ses propres yeux, ou bien l'on ne voit rien. La vision ne peut s'effectuer à la troisième personne. De même, l'expression " penser par soi-même " a un côté pléonastique, c'est presque une lapalissade. Comment pourrait-on penser par quelqu'un d'autre? Penser par les autres, c'est ne pas penser. Si l'on reçoit des idées toutes faites, c'est donc qu'on ne les a pas pensées. Grâce à l'analogie entre les yeux et l'esprit, Malebranche a souligné le caractère incompréhensible de l'attitude commune: ne pas penser est aussi absurde que ne pas se servir de ses yeux.
Il va à présent renforcer son argumentation et montrer que la conduite des hommes est plus absurde encore que celle de qui se fermerait les yeux. Il rompt l'analogie, pour distinguer désormais l'esprit des yeux. Ils sont comparables, mais ne sont pas identiques. Jusqu'à présent, il les a mis sur un même plan; maintenant, il souligne la supériorité de l'esprit dans le but de démontrer que l'absence de pensée est bien plus absurde que l'aveuglement. L'auteur établit une série de rapports: " L'usage de l'esprit est à celui des yeux ce que l'esprit est aux yeux; et de même que l'esprit est infiniment au-dessus des yeux, l'usage de l'esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides... " Il y a le même rapport entre l'usage de l'esprit et l'usage des yeux que entre l'esprit et les yeux. Or, le rapport entre l'esprit et les yeux est un rapport de supériorité. Donc l'usage de l'esprit est lui-même plus estimable. On pourrait symboliser ainsi l'argumentation :
UE/UY = E/Y ; or, E>Y ; donc UE>UY.
(E= esprit, Y=yeux, UE=usage de l'esprit et UY=usage des yeux).
Ce raisonnement suppose vraie l'idée d'une hiérarchie entre les yeux et l'esprit. Il faut donc la justifier. On peut supposer que l'esprit est le propre de l'homme, que c'est un don divin, que sans lui l'homme ne saurait pas apprécier les plaisirs des sens. Dans De la recherche de la vérité (préface), Malebranche souligne que l'âme est ce qui rapproche les hommes de Dieu; elle est à l'image de Dieu. Dans le texte, Malebranche invoque cette raison: l'esprit procure "des satisfactions plus solides". Plus solides, c'est-à-dire plus durables. Le monde sensible est celui de l'éphémère, de l'instable.
Cette hiérarchie permet à l'auteur de raisonner a fortiori: les yeux sont indispensables; or, l'esprit est préférable; à plus forte raison, il serait absurde de s'en passer. Les hommes sont décidément incompréhensibles, ce que souligne l'opposition entre " toujours " et " jamais ".

Notes:
1. Voir Jacqueline de ROMILLY, Pourquoi la Grèce?
2. Aristote commente cette remarque de Platon dans la Métaphysique, A, 2 : " Ce fut l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques ".

II. Qu'est-ce que penser ?

Page 2/3
Ce que Malebranche reproche aux hommes, c'est de ne pas penser par eux-mêmes et de se contenter des opinions d'autrui. Or une opinion ne vaut pas un savoir, elle n'est bien souvent qu'un préjugé, c'est-à-dire une idée à laquelle on adhère sans l'avoir critiquée, sans l'avoir pensée. Définir l'opinion permettra de saisir a contrario ce que c'est que penser par soi-même.

1. Opinion et savoir: étude d'un passage du Ménon.

Le Ménon, comme beaucoup des dialogues rédigés par Platon, porte le nom de l'interlocuteur principal de Socrate. Sans Platon, nous ignorerions la pensée de Socrate, puisqu'elle consistait uniquement en un enseignement oral. Sa méthode est en effet celle du questionnement. Socrate déclare exercer un métier semblable à celui de sa mère, qui était sage-femme, à ceci près qu'il accouche, lui, les âmes. Il aide les esprits à mettre au jour les vérités qu'ils portent en eux sans le savoir. De même que les sages-femmes qui n'exercent ce métier, paraît-il, que lorsqu'elles ne peuvent plus avoir d'enfants, Socrate se dit stérile: il n'est pas un savant, il prétend même ne rien savoir. Au cours des dialogues, son rôle est d'amener les autres à découvrir la vérité, et non de la découvrir lui-même pour ensuite la mettre sous les yeux des autres. Il les aide à la connaître par leur propre effort, au lieu de la verser dans leur esprit comme on le ferait dans un vase. Socrate ne sait rien mais, grâce à une faveur divine, il possède le don de questionner les autres, de les interroger de façon à leur faire trouver la vérité.
SOCRATE : - Je suppose qu'un homme, connaissant la route de Larisse ou de tout autre lieu, s'y rende et y conduise d'autres voyageurs, ne dirons-nous pas qu'il les a bien et correctement dirigés ?
MENON : - Sans doute.
SOCRATE : - Et si un autre, sans y être jamais allé et sans connaître la route, la trouve par une conjecture exacte, ne dirons-nous pas encore qu'il a guidé correctement ?
MENON : - Sans contredit.
SOCRATE : - Et tant que ses conjectures seront exactes sur ce que l'autre connaît, il sera un aussi bon guide, avec son opinion vraie dénuée de science, que l'autre avec sa science.
MENON : - Tout aussi bon.
SOCRATE : - Ainsi donc, l'opinion vraie n'est pas un moins bon guide que la science quant à la justesse de l'action, et c'est ce que nous avions négligé dans notre examen des qualités de la vertu ; nous disions que seule la raison est capable de diriger l'action correctement ; or l'opinion vraie possède le même privilège.
MENON : - C'est en effet vraisemblable.
SOCRATE : - L'opinion vraie n'est pas moins utile que la science.
MENON : - Avec cette différence, Socrate, que l'homme qui possède la science réussit toujours et que celui qui n'a qu'une opinion vraie tantôt réussit et tantôt échoue.
Ce texte présente un double intérêt, puisqu'en plus de proposer une définition de l'opinion par rapport au savoir, il constitue un bon exemple de la méthode socratique. Socrate définit l'opinion à partir d'un exemple simple, et amène son interlocuteur à conclure lui-même sur ce qu'il en est de la valeur de l'opinion. Socrate propose cet exemple: supposons un homme qui connaît la route de Larisse. Il en a un savoir, qui repose sur une expérience. Cet homme, chargé de conduire des voyageurs, parviendra sans doute à son but sans les égarer. Il réussira dans sa tâche, précisément parce qu'il possède un savoir. Ménon l'admet. Socrate propose alors un second exemple pour définir, cette fois, l'opinion. Il suppose maintenant un homme qui ne connaît pas la route, et qui cependant parvient lui aussi à son but. Malgré son ignorance, il rencontre le même succès que le guide expérimenté, grâce à une "conjecture exacte". Distinguer la conjecture de la conjoncture. Le mot conjecture est à peu près synonyme de celui d'hypothèse, mais avec une nuance péjorative. Il s'agit d'une hypothèse hasardeuse, dont la vérité n'est pas assurée. Cet homme a de la chance. Il n'avait aucun savoir, mais seulement une opinion. C'est par hasard qu'il parvient à ne pas se perdre. Ménon convient de cela aussi, sans rien trouver à ajouter. Cependant, poursuit Socrate, du point de vue de la réussite ou de l'efficacité, son opinion n'est en rien inférieure au savoir de l'autre. Une opinion peut fort bien être vraie. Par conséquent, la différence entre savoir et opinion ne tient pas à leur vérité ou leur fausseté. L'opinion n'est pas nécessairement fausse. C'est ce que souligne Socrate: un savoir fondé sur un raisonnement, sur la réflexion, ou sur l'expérience, n'est pas seul à pouvoir prétendre à la vérité. Il peut arriver qu'une opinion irréfléchie soit cependant vraie. Ce passage s'inscrit dans une réflexion plus générale sur la vertu: comment bien conduire sa vie?[note] Les interlocuteurs avaient supposé jusque-là que seule la raison était un bon guide. Or il apparaît que l'opinion peut être aussi efficace. Faut-il en conclure que l'opinion, à condition toutefois qu'elle soit vraie, est aussi bonne et respectable que la science? C'est alors que Ménon intervient, apportant sa pierre à l'édifice, pour réagir à la dernière phrase de Socrate. Choqué par l'idée d'une égalité de valeur entre science et opinion, il juge utile d'en souligner la différence: dans un cas, la réussite sera constante et assurée ; dans l'autre, elle n'est fondée que sur une opinion due au hasard. La réussite sera elle-même livrée au hasard, elle sera fortuite. Celui qui cherche son chemin alors qu'il l'ignore pourra le trouver par chance, mais il n'aura pas cette chance à chaque fois. De même, on peut trouver la solution à un problème de mathématiques en tâtonnant. Mais c'est seulement si l'on connaît la règle que l'on pourra l'appliquer avec assurance à tout exercice, à tous les cas particuliers. L'opinion n'est donc qu'une connaissance probable. C'est le mode commun de connaissance. Il faut avouer que, dans la vie quotidienne, il est impossible de tout vérifier, on est obligé de se fier à des connaissances, entre autres, par ouï-dire. Une affirmation nue, accompagnée d'aucune justification, est une simple opinion dogmatique. En dissertation, il vaut donc mieux éviter de dire "à mon avis" ou "je pense que", car cela revient à présenter comme une simple opinion ce qui doit être le résultat d'une réflexion. Or l'opinion est incertaine. Dans l'expression "opinion publique", le mot opinion n'a pas un sens différent. L'opinion révélée dans les sondages n'est bien souvent que l'ensemble des opinions de la foule sur une question qui réclamerait pourtant des connaissances.

René Descartes, le père de la philosophie moderne
On voit ici Socrate dans ses œuvres. Ce texte montre sa méthode: ce n'est pas lui qui conclut, mais il laisse le soin de le faire à son interlocuteur. L'essentiel, à savoir la dernière phrase, c'est Ménon qui le dit, et pas Socrate. Sa dernière formule était destinée à le faire réagir. Elle constituait un paradoxe qui visait à le faire réfléchir. Exprimer sa pensée sous une forme paradoxale est un artifice efficace pour donner à penser. Les philosophes ont en général le goût des paradoxes qui, comme le signale l'étymologie sont des idées contraires à l'opinion, qu'ils permettent ainsi de mettre en question. "Le paradoxe éveille dans l'esprit l'attention et la recherche, conduisant souvent à des découvertes" (Kant, Anthropologie, § 2). La formulation d'un paradoxe excite la curiosité. Elle invite ainsi à s'interroger sur la valeur d'une opinion que l'on croyait aller de soi mais qui constituait un préjugé.

2. Sources des préjugés.

Malebranche démontre l'absurdité de l'absence de pensée, et Platon l'infériorité de l'opinion par rapport au savoir. Maintenant, quelles sont les causes de cette passivité qui conduit à se contenter de simples opinions? Qu'est-ce qui incline les hommes à faire le choix de la dépendance? C'est qu'ils préfèrent admettre certaines opinions qui leur semblent avoir des chances d'être vraies, plutôt que de se donner la peine de les examiner. C'est donc que des opinions exercent une certaine autorité sur les esprits. D'où cette autorité leur vient-elle? Une fois cette question résolue, on pourra dire du même coup en quoi consiste le fait de penser par soi-même, à savoir: se méfier de ces sources d'autorité, mettre en question les sources de prestige qui font qu'une opinion a du crédit et qu'elle paraît séduisante, avant même d'avoir été examinée.
  • L'ancienneté. Les préjugés ont pour eux le prestige de leur ancienneté. Ils ne sont pas mis en question parce qu'on ne soupçonne pas qu'ils puissent être faux: on ne se souvient plus de leur origine. Bien souvent, ils remontent à l'enfance: "Comme nous avons été enfants avant que d'être hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison, plusieurs jugements ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité" (Descartes, Principes de la philosophie, I, 1). Descartes définit le préjugé comme un jugement précipité. La précipitation est pour lui la source de toutes nos erreurs. Comment l'erreur est-elle possible? C'est un scandale: ne pourrait-on pas imaginer des esprits incapables d'erreur? Si notre raison est destinée à la connaissance, comment se fait-il que nous nous trompions? Si Dieu existe, a-t-il voulu nous faire imparfaits? En fait, nos facultés ne sont pas en cause, mais plutôt l'usage que nous en faisons (voir Méditations métaphysiques, IV). Deux facultés sont à l'œuvre dans la connaissance. L'entendement a pour rôle de concevoir et d'examiner, peser les idées. Ensuite la volonté a un rôle de décision. Grâce à elle, on juge, c'est-à-dire que l'on affirme ou nie, on accepte ou refuse l'idée. Tant que l'on se contente de concevoir une idée, on ne risque pas de se tromper. L'erreur ne peut intervenir que lorsque l'on juge. L'erreur est possible si l'on juge trop tôt.
Exemple: les deux flèches de Müller-Lyer. Si je m'abstiens de tirer aucune conclusion de ce que je vois, je ne peux pas me tromper. En revanche, si je porte un jugement sur leur égalité, je prends un risque et c'est ici que l'erreur peut s'introduire. Mais tant que l'on ne juge pas, on n'a pas encore une connaissance. Si l'ordinateur ne se trompe jamais, c'est qu'il ne juge pas.
  • Les auteurs. Un auteur célèbre fait autorité, c'est d'ailleurs l'origine du mot (autor). On aura tendance à faire confiance à un grand philosophe (Aristoteles dixit).
  • L'autorité du plus grand nombre. La vérité n'est pas une question de nombre, de quantité. Si, dans une démocratie, on adopte le point de vue de la majorité, ce n'est pas parce qu'elle a forcément raison, mais par souci de tenir compte de l'avis du plus grand nombre, pour gouverner sur la base de son accord (à condition que l'opinion veuille bien se donner la peine de s'exprimer). La psychologie contemporaine a mis en évidence le rôle du conformisme.
  • La tradition. Ce qui se dit et se fait depuis longtemps n'est pas vrai et bon par cela seul. Il ne faut pas pour autant tomber dans le préjugé inverse, qui consiste à céder au charme de la nouveauté, à croire que tout changement est nécessairement un progrès, et conduit à la haine et au rejet systématique de tout ce qui est ancien. Le changement, dans certains domaines, est bon en soi: dans sa vie quotidienne et privée, il est bon de changer (ses meubles, par exemple) pour éviter la routine et l'ennui. Mais dans le domaine de la connaissance, l'âge d'une idée ne constitue nullement un critère de vérité. "Sur dix erreurs politiques, il y en a neuf qui consistent simplement à croire encore vrai ce qui a cessé de l'être. Mais la dixième, qui pourra être la plus grave, sera de ne plus croire vrai ce qui l'est pourtant encore" (Bergson, la Pensée et le mouvant, II, p. 97). La première erreur dénoncée par Bergson est la plus commune, elle consiste dans l'attachement au passé. Mais, parce qu'elle est plus rare, on se méfie moins de la seconde, qui consiste à croire obsolète ce qui a pourtant encore une valeur. Cette erreur sera la plus grave lorsqu'elle consistera à tenir pour vieillie une valeur qui est pourtant éternelle, comme les valeurs morales.
Penser par soi-même consistera donc à éviter de se laisser séduire par le prestige d'une opinion, à ne la juger que selon sa propre valeur, ou celle des arguments qui l'étayent. La tâche du philosophe est ainsi de débusquer les préjugés, de critiquer les opinions. Les critiquer, c'est-à-dire non les dénigrer toutes et sans discernement, mais les soumettre à un examen pour éprouver leur validité. Faire preuve d'esprit critique, non d'esprit de critique, à l'égard des opinions. En ce sens, "penser, c'est dire non", affirme Alain. Non pas dire non à tout de façon systématique, mais dire non d'abord à soi-même, à sa propre opinion, apprendre à se méfier des évidences premières. C'est en ce sens que Socrate dit "je sais que je ne sais rien". Il ne s'agit pas de voir dans cette affirmation un éloge de l'ignorance et de la paresse intellectuelle, mais au contraire une invitation à faire preuve de lucidité à l'égard de son propre savoir. C'est seulement si l'on met ses connaissances en question que l'on a une chance de progresser vers la vérité.
La philosophie, c'est penser par soi-même. Cependant, peut-on penser seul? A moins d'être un génie, peut-on penser sans le secours des autres? Cette valorisation de la pensée personnelle ne risque-t-elle pas de susciter l'illusion que chacun est capable, sans préparation ni apprentissage, à philosopher?

Note:
1. La question générale du dialogue: peut-on enseigner la vertu ?

III. Penser avec les autres

Page 3/3
Penser par soi-même n'est pas chose facile. Affronter la page blanche pour produire une pensée personnelle est ce qu'il y a de plus difficile. On ne peut pas créer à partir de rien. La pratique de la philosophie sera impossible si l'on n'a pas appris une méthode et si l'on ne s'y est pas exercé. Un préjugé assez répandu suggère que la philosophie étant l'exercice de la réflexion personnelle, elle n'exige aucun travail. Hegel répond, contre cette opinion, que, comme en tout, en philosophie un apprentissage est nécessaire.
Il paraît particulièrement nécessaire de faire de nouveau de la philosophie une affaire sérieuse. Pour toutes les sciences, les arts, les talents, les techniques, prévaut la conviction qu'on ne les possède pas sans se donner la peine et sans faire l'effort de les apprendre et de les pratiquer. Si quiconque ayant des yeux et des doigts, à qui on fournit du cuir et un instrument, n'est pas pour cela en mesure de faire des souliers, de nos jours domine le préjugé selon lequel chacun sait immédiatement philosopher et apprécier la philosophie puisqu'il possède l'unité de mesure nécessaire dans sa raison naturelle - comme si chacun ne possédait pas aussi dans son pied la mesure d'un soulier.
Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, préface
Dire que la philosophie peut être exercée sans préalable par n'importe qui, c'est lui accorder une place tout à fait à part. Dans aucun autre domaine on n'oserait prétendre que l'absence d'effort soit compatible avec la réussite. Les sciences demandent des connaissances. Les arts (pas seulement les beaux arts, l'activité de l'artiste, mais aussi les métiers de l'artisanat) supposent la maîtrise d'une technique. La compétence, dans n'importe quel art, exige un savoir-faire. Le savoir-faire est un savoir qui consiste dans un faire, qui réside dans les mains, acquis par l'habitude, par la répétition de certains gestes. Un geste que n'importe qui est capable de réussir du premier coup, sans s'y être entraîné, n'exige aucune technique. En revanche, s'il faut, pour le réussir, en avoir acquis l'habitude, alors c'est qu'il demande un savoir-faire. Par exemple, c'est seulement par la pratique que l'on peut apprendre à nager, ou encore, comme le dit le proverbe, c'est en forgeant que l'on devient forgeron. Forger est donc un art. De même, en ce sens, la philosophie est un art, car elle exige non seulement des connaissances, mais aussi une pratique, un exercice (celui de la dissertation).
Hegel s'étonne que l'on méconnaisse cette évidence. Personne ne prétendrait savoir faire des souliers sans l'avoir appris. Pourtant, beaucoup croient pouvoir pratiquer la philosophie sans préparation, sans avoir besoin d'écouter les conseils d'un maître. Ce n'est pas parce que l'on a des pieds que l'on est aussitôt cordonnier. Il ne suffit pas davantage d'avoir un cerveau pour être à même de philosopher ou de porter un jugement sur la philosophie ou un philosophe. Pour juger, il faut un critère (une unité de mesure). Ce critère, il est vrai, chacun en dispose car chacun est doué de raison. Encore faut-il l'éduquer. Ce que laisse supposer la mode des cafés philosophiques, c'est que l'acte de philosopher serait celui de bavarder ou de converser, et que chacun serait capable, d'emblée, de philosopher. Or l'exercice de la philosophie, pour qu'il ne soit pas la simple répétition de préjugés, suppose un savoir-faire. La discussion philosophique ne sera que la répétition des préjugés du groupe si elle n'est pas confrontation aux pensées des auteurs.
La philosophie consiste donc à penser par soi-même. Mais cela risque d'induire le préjugé que chacun, étant capable de penser est donc capable de philosopher sans préparation. Or la philosophie suppose un savoir-faire. Elle suppose aussi la connaissance des auteurs. En effet, une pensée personnelle ne doit pas être pour autant une opinion subjective, qui ne fait que refléter les croyances intimes du sujet. Afin d'éviter ce risque, il est bon de confronter sa pensée à celle des autres, et de préférence des meilleurs. Pour cela, on préférera la lecture au débat, au cours duquel ce sont plutôt les opinions et les passions qui s'expriment. Kant, dans sa Logique (introduction, 7), donne ce conseil: pour éviter l'erreur, il faut 1) penser par soi-même; 2) "penser en se mettant à la place d'autrui". Pour philosopher, il n'est pas nécessaire d'avoir "une tournure d'esprit particulière". Il suffit d'être capable de concevoir que sa propre opinion puisse être fausse, et d'imaginer ce que d'autres pourraient nous objecter. Il s'agit de se demander ce que tout être raisonnable penserait à ma place, essayer de découvrir ce que je dois penser sur telle question. Il s'agit d'éviter que ma pensée ne soit rien de plus qu'une opinion personnelle et subjective en me plaçant du point de vue de la raison universelle. On pourra s'y aider en envisageant le point de vue des autres, qui ont déjà examiné les mêmes problèmes. Ce n'est pas infaisable, mas ce n'est pas automatique.

CONCLUSION : La philosophie, réflexion sur l'expérience humaine.

La philosophie est souvent confrontée au reproche d'être trop abstraite. Il est vrai qu'elle consiste en une réflexion théorique. C'est ce que nous enseigne Platon, dans le livre VII de sa République: il faut sortir de la caverne du monde, se détourner de l'expérience sensible afin de concevoir les Idées générales. Le passage par la théorie, le détour par la généralité des concepts, est indispensable. L'expérience seule est stérile. Il ne sert à rien d'avoir «beaucoup vécu» si l'on n'a rien retenu, si l'on n'a pas repris ses expériences dans une critique réflexive. Ainsi, Socrate connaît mieux la nature du courage que Lachès lui-même, car si le guerrier en a une riche expérience, il n'a en revanche pas appris l'art de définir.
Cependant, il faut bien avouer que l'expérience ne peut nuire. Seule, sans réflexion, elle n'instruit guère. Mais c'est elle qui doit constituer l'aliment de la pensée. Sinon, cette pensée risque de demeurer abstraite et vide. De plus, c'est l'expérience seule qui pourra servir de moyen de contrôler la vérité de ce qui est dit. Si je parle de ce que personne n'a jamais vu, il est impossible de savoir si ce que je dis est vrai. Je peux donc m'autoriser n'importe quel délire, sans risquer de rencontrer un démenti. Mais si l'on se soucie de la vérité, si l'on se préoccupe de savoir de quoi l'on parle et si ce que l'on dit est vrai, alors il faut s'inquiéter de la conformité de ce que l'on avance avec la réalité. Un détour par la théorie est nécessaire. Mais, à la fin, c'est bien l'expérience qu'il s'agit d'expliquer. Le philosophe doit quitter la caverne. Mais pas pour demeurer sur les hauteurs: il doit ensuite y retourner. Le passage par la théorie n'est qu'un détour provisoire. L'abstraction de la philosophie ne vaut que si elle sert à expliquer l'expérience faite par chaque homme. D'où la diversité des objets de cette discipline, dont le champ est aussi vaste que celui de l'expérience humaine. Le philosophe s'intéresse à tout ce qui constitue l'existence humaine. Le point commun de ses multiples objets d'étude, c'est l'homme. La philosophie n'est donc pas si abstraite: les philosophes nous parlent de nous. Ainsi la philosophie continue de répondre à l'invitation gravée sur le temple d'Apollon à Delphes, dont Socrate avait fait sa devise: «Connais-toi toi-même». Encore faut-il préciser que Socrate ne se fixe pas une tâche de psychologie, qui consisterait à connaître son propre caractère, en tant qu'individu, mais plutôt à connaître l'homme en général. La philosophie répond donc à la question: qu'est-ce que l'homme?


Bibliographie:
Platon, Apologie de Socrate
J. de Romilly, Pourquoi la Grèce?
Malebranche, De la recherche de la vérité
Kant, Qu'est-ce que les Lumières?
Descartes, Discours de la méthode
Alain, Eléments de philosophie