Notions:
| Table: Page 1: I: Peut-il être juste de désobéir? Page 2: II: Un droit de désobéissance Page 3: II: III. Le réalisme politique |
INTRODUCTION
Les lois varient en fonction des mœurs et des coutumes des différents peuples. Or, rien n'autorise, semble-t-il, à tenir telle ou telle culture pour supérieure à une autre. Il n'y a donc pas à juger des lois d'un pays au regard de ce qui se pratique dans un autre. Ce serait là une forme d'intolérance. Mais ce respect de la différence, qu'il est légitime d'invoquer, ne doit pas conduire à accepter n'importe quoi. Chacun s'accordera sur la cruauté ou l'injustice de certaines lois. Un tel jugement porté sur l'injustice d'une loi ou d'une institution politique suppose la référence à une norme universelle, à laquelle toutes les législations des différents peuples devraient être subordonnées. Ainsi, la politique serait subordonnée à la morale. Ce jugement, autrement dit, implique la référence à un idéal, à un modèle de la justice, au nom duquel on juge les lois. Mais un tel modèle universel existe-t-il? Si les lois varient en fonction de l'esprit des peuples, il se pourrait que l'idée de ce qu'est la moralité soit tout aussi changeante. Alors, la morale peut-elle être le modèle de la politique?
I. Peut-il être juste de désobéir ?
L'existence d'une norme universelle de la justice pourrait justifier, seule, la critique du droit positif et la désobéissance aux lois. Distinguer désobéissance qui se cache de celle qui se revendique, p. ex. l'objection de conscience. Si, par justice, on entend conformité à la loi en vigueur, si l'on identifie la justice au droit positif, il est injuste de désobéir. La désobéissance ne peut être légitime que s'il est possible de distinguer la justice du droit, que si l'on peut définir une norme du juste qui échappe à la relativité des lois positives et qui nous offre le recul nécessaire pour juger les lois en vigueur. Sophocle fournit un exemple de désobéissance dans Antigone. Antigone désobéit en donnant une sépulture à son frère mort en combattant contre sa Cité. Elle justifie son acte en disant qu'elle a transgressé le décret de son oncle, mais afin d'obéir à une loi supérieure qui, contrairement aux lois positives, est absolue, éternelle et universelle:
"Tu as eu l'audace de transgresser mes lois?"
-"C'est que Zeus ne les a point faites (...) Et je ne pensais pas que ton décret Pût mettre la volonté d'un homme Au-dessus de l'ordre des dieux, Au-dessus de ces lois qui ne sont pas écrites Et que rien ne peut ébranler. Car elles ne sont ni d'aujourd'hui ni d'hier. Nul ne sait leur commencement. Elles régissent l'éternité". |
Au-dessus des lois humaines, il y a une loi que Sophocle pense divine, inscrite en chaque homme. Mais 1) une telle norme existe-t-elle ? 2) même si elle existait, ne serait-il pas dangereux de promouvoir un droit de désobéissance?
1. Relativité des opinions sur la justice
Les lois sont relatives. Qu'est-ce qui autorise à penser que les conceptions sur la justice, qui inspirent les lois, échappent à cette règle?
Les lois sont diverses. Elles changent selon les époques et les lieux[Note 1]. Une législation ne se définit que par rapport à un groupe social déterminé, elle n'a de valeur qu'au sein de ce groupe. Le droit est donc relatif à telle ou telle société. La distinction entre ce qui est permis et défendu est variable. Ainsi, un Occidental considère comme abominable de manger de la chair humaine. Pourtant, c'était une tradition chez certains peuples. Cette diversité semble irréductible[Note 2]. Même une pratique très éloignée des nôtres ne peut pas être qualifiée pour autant d'inhumaine, puisque ce sont bien des hommes qui l'ont adoptée. Le constat de ces différences, soulignées par les explorateurs du Nouveau Monde, ne doit pas conduire à nier l'humanité de ceux qui n'adoptent pas les mêmes usages que nous. De même, on ne doit pas qualifier trop vite une coutume de "barbare": "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage" (Essais, I, 1). Ainsi, Montaigne, au sujet des cannibales, récuse la tentation de nier l'humanité de ces hommes sous prétexte de leur différence. Au contraire, c'est la diversité qui est inhérente à l'humanité. Il n'y a pas de "nature humaine"[Note 3]. L'homme est "ondoyant et divers".
Le respect du droit à la différence nous interdit, semble-t-il, de condamner les lois étrangères. On doit s'interdire de condamner les lois des autres pays, car elles appartiennent à leurs traditions. En fonction de quoi les jugerait-on? Est-ce que nous considérerions notre propre culture comme une norme idéale? Elle aussi a pourtant ses imperfections. En matière de cruauté, les Portugais se sont montrés aussi inventifs que les Indiens. Ce serait faire preuve d'orgueil, et même d'ethnocentrisme - erreur qui consiste à tenir une société (la nôtre) comme modèle des autres, comme norme du Bien. Montesquieu, dans ses Lettres persanes, se sert du procédé qui consiste à adopter sur notre propre société la perspective d'un étranger, afin de faire apparaître la relativité des points de vue. Cette erreur dénote en plus le sentiment d'une supériorité de certaines cultures, l'idée d'une inégalité des cultures. Juger les lois des autres en fonction des critères de sa propre société est une conduite suspecte. On pourrait peut-être invoquer une Idée universelle du Bien, une norme idéale de la Justice. Mais comment lever le soupçon que cet idéal lui-même sera pensé par chacun en fonction des valeurs de sa propre société? Si l'on demande à un Indien du seizième siècle et à un Européen d'aujourd'hui ce qu'est la moralité, ne risquent-ils pas de donner deux réponses différentes, qui seront le reflet de leur éducation? "La plupart des inventions humaines sont sujettes au changement (...)On peut sans doute craindre qu'il faille placer la justice sur le même plan si l'on accorde qu'elle est une invention humaine" (D. Hume, Traité de la nature humaine, conclusion du livre III).[Note 4]
2. "L'ordre social est un droit sacré"(Rousseau, Du contrat social, I, 1).
Admettons qu'une norme universelle puisse être découverte. Suffit-elle à justifier que l'on désobéisse aux lois existantes? On donne parfois de l'obéissance une vision péjorative, parce qu'elle implique, dit-on, l'absence d'initiative, la docilité et une forme de servitude. Mais l'obéissance est tout de même une valeur, et pas seulement dans les armées. On fait souvent de la discipline une vertu militaire. Mais elle est indispensable dans n'importe quel groupe, comme certains l'ont redécouvert récemment. Par exemple, dans l'éducation. Elle n'est pas incompatible avec la liberté. Des règles raisonnables choisies en commun assurent un ordre et garantissent la liberté de chacun, tandis que la licence, c'est-à-dire la liberté sans règles, met la liberté de chacun en proie à celle des autres.
Si les hommes se donnent des lois, paradoxalement, c'est pour garantir leur liberté. La liberté a pour condition la paix et la sécurité. Sans elles, la liberté ne peut pas être exercée. Or, une liberté que l'on ne peut pas exercer n'est plus. C'est la raison pourquoi la sécurité, bien qu'on l'oublie parfois, est citée, dans la Déclaration des droits de l'homme[Note 5], parmi les droits fondamentaux de l'humanité. La liberté n'est pas naturelle à l'homme, elle est à instituer. En effet, sans lois, c'est l'arbitraire qui règne. La fonction d'un Etat n'est pas d'assurer la sécurité ou la liberté. Il n'y a pas à choisir entre les deux, comme si ces deux exigences étaient incompatibles. Au contraire, l'Etat doit assurer la sécurité, précisément, pour garantir la liberté.
L'anarchie ne pourrait convenir qu'à une société d'hommes parfaits [Voir à ce sujet:Peut-on se passer d'un maître?]. Imaginons avec Rousseau ce que serait une société sans lois. Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, le philosophe des Lumières cherche ce que pouvait être l'homme sans la société. C'est un être purement naturel, qui éprouve seulement des besoins biologiques, les plus vitaux et les plus faciles à satisfaire, parce que pas encore multipliés par la vie sociale. Ses seules facultés sont celles qui permettent la satisfaction de ces besoins-là, donc des facultés elles-mêmes naturelles: ses forces physiques. Dans cette condition, les hommes peuvent pourvoir à leurs besoins seuls. Ils sont indépendants et n'ont pas besoin les uns des autres. Ils n'ont pas l'occasion de se nuire les uns aux autres. En revanche, dès lors qu'ils vont commencer de vivre ensemble, ils vont aussi se comparer les uns aux autres. Ces comparaisons vont éveiller l'amour-propre et les idées de supériorité et d'infériorité. Alors, ils vont éprouver le besoin, qui n'est pas naturel, de surpasser les autres. Ce besoin est de plus en plus difficile et coûteux à satisfaire. C'est alors que vont apparaître la convoitise et la violence. L'état de nature, où les hommes sont indépendants, est un état de paix. En revanche, la genèse de la société voit apparaître la violence et "le plus affreux désordre". C'est pourquoi les individus éprouveront nécessairement l'intérêt de se donner des lois, afin de se protéger de l'arbitraire d'autrui. Les lois sont sacrées en ce sens: sans elles, l'humanité retournerait à l'état de violence. Par conséquent, quiconque transgresse une loi prend la responsabilité de donner aux autres un exemple qui, s'il était suivi, risquerait de fragiliser l'autorité des lois et de l'Etat. Or, cette autorité est indispensable. Sans elle, chacun ne serait préoccupé que du seul souci de sa sécurité et de sa survie[Note 6]. L'Etat, à condition qu'il remplisse son rôle, libère les hommes: il les libère de leur soumission à la nature. L'Etat est, pour les hommes, la condition pour qu'ils puissent exercer leur liberté, développer leurs facultés et sortir ainsi de la barbarie. L'humanité, en ce sens, n'est possible qu'à l'intérieur de l'Etat.
Il ne s'agit donc pas seulement d'obéir, mais encore de respecter la loi. Ce second terme est plus fort que le premier. Obéir est seulement un acte. Respecter est un sentiment. Respecter la loi, ce n'est pas seulement lui obéir - on peut obéir à quelqu'un sans pour autant le respecter -, mais en plus éprouver le sentiment de sa valeur. Socrate nous donne l'exemple de ce qu'est cet amour de la loi: le Criton est le récit des derniers jours de Socrate. Ce dernier a été condamné à mort sous prétexte d'impiété et de corruption de la jeunesse. Mais sa mort risquerait d'en faire un martyr. C'est pourquoi ses juges font tout pour rendre possible son évasion. Les amis de Socrate en profitent. Criton rend visite à son ami pour le convaincre de s'échapper. Mais Socrate refuse de le suivre: il obéit aux lois, qui exigent de tout citoyen qu'il respecte les décisions de justice. Victime d'un jugement injuste, Socrate refuse d'être injuste à son tour en désobéissant aux lois. Il veut prouver à ses accusateurs qu'il respecte les lois, et même qu'il les respecte mieux qu'ils ne le font eux-mêmes. Il a le souci d'avoir une attitude cohérente: il a toujours accepté les lois d'Athènes tant qu'elles le favorisaient, en lui offrant une relative liberté de penser. Il serait inconséquent, de sa part, de les refuser soudain, lorsqu'elles ne servent plus son intérêt personnel. La fin du dialogue est connue sous le titre de "prosopopée des lois": Socrate donne la parole aux lois; il demande à son disciple d'imaginer ce qu'elles diraient s'il leur désobéissait. Elles lui reprocheraient sans doute d'être ingrat: elles lui ont permis de devenir ce qu'il est, et maintenant il les rejetterait? En outre, les lois d'Athènes sont publiques. Nul ne les ignore. Si elles déplaisaient à Socrate, il se devait donc de partir. Quiconque accepte de rester dans un Etat en accepte du même coup les lois. Socrate, par conséquent, refuse de se sauver pour se soustraire à la loi[Note 7]. Il préfère être victime d'une décision injuste plutôt que d'être lui-même injuste. L'attitude de Socrate est exemplaire: elle témoigne, plutôt que d'obéissance, d'un véritable amour de la loi. Ou plutôt, à la loi, Socrate préfère la Justice. Il place la morale au-dessus de la loi.
1. "Plaisante justice qu'une rivière borne! Justice en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà" (Pascal, Pensées).
2. Montesquieu explique ces différences par la diversité que l'on observe dans l'esprit, c'est-à-dire la mentalité, des divers peuples. Cette diversité elle-même tient à la différence, selon lui, des climats. Les peuples du nord, observe-t-il, sont plus rudes, ils accepteront plus facilement des contraintes; ceux du sud sont davantage épris de liberté (De l'esprit des lois, partie III).
3. Carnéade affirme la relativité des lois et nie le droit naturel. Horace: "La nature ne peut distinguer ce qui est injuste de ce qui est juste" (cité par Grotius).
4.Or, pour Hume, elle est artificielle. Et cependant, elle est universelle.
5. Celle de 1789, art. II.
6.Aristote conseille même de ne pas les changer trop souvent. Des réformes trop fréquentes affaiblissent l'autorité des lois, qui tirent leur force de l'habitude, donc du temps (Politique, II, 8).
7. Ce n'est pas le même état d'esprit que Maurice Papon.
II. Un droit de désobéissance
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1. Critique du relativisme
Socrate témoigne d'un authentique respect de la loi. Il sacrifie son intérêt personnel pour le droit. Mais une telle attitude resterait-elle aussi admirable s'il s'agissait de défendre le droit d'autrui? Cette acceptation de toute loi risque de conduire à accepter que des individus soient victimes de lois injustes. On notera que ceux qui ont prôné la non-violence sont souvent morts de mort violente (Jésus, Gandhi, J.Jaurès). Car on ne peut pas soutenir que toute loi est forcément juste, à moins d'identifier droit et justice. Alors, la justice serait définie par le droit positif. Pour un tel positivisme juridique, le juste, c'est la loi. Toute critique de la loi est alors impossible: toute loi est juste par définition. On ne peut pas critiquer une loi au nom d'une norme qui la dépasse, car la loi est sa propre norme. Pourtant, nous éprouvons un sentiment de justice ou d'injustice qui est un fait d'expérience. Certaines pratiques nous apparaissent à l'évidence injustes. Mais quelle est donc cette norme qui nous autorise à porter des jugements sur la justice des lois? Les différences observées dans les coutumes des différents peuples semble mettre en doute la réalité d'un justice en soi. Cependant, renoncer à l'idée d'une justice universelle conduit à abdiquer devant les injustices commises. Ce scepticisme présente un danger aussi grand que l'ethnocentrisme, qui est d'interdire tout jugement sur la valeur des lois, et ainsi de conduire au laisser-faire et à la démission. Si toute conception de la justice est relative à un pays, si aucune n'a de valeur absolue, alors il est permis de mettre en doute la valeur universelle des droits de l'homme. Un sceptique pourra dire que ces droits, ayant été énoncés dans une certaine partie du monde, et à une époque déterminée, ne valent en fait que pour ce lieu et cette époque. On ne pourrait pas les imposer, de ce fait, au reste du monde. Les droits de l'homme seraient indissociables d'une culture donnée et, de ce fait, ne seraient pas universels. Voilà un argument qui pourra réjouir ceux qui cherchent à justifier leurs mésactions[Note]. Le relativisme a donc une conséquence redoutable. Toutefois, ce discours se contredit[Note 2]. En affirmant que toute conception de la justice est relative, et qu'on doit considérer toutes les lois comme ayant une égale valeur, il pose cependant une valeur comme universelle: le respect du droit à la différence. Chaque législation est respectable, dit-il, les traditions des autres peuples ne le sont pas moins que les nôtres. Il affirme ainsi l'universalité d'une valeur: la tolérance. Il reconnaît ainsi lui-même qu'il est impossible de se passer d'une norme, et reconnaît la possibilité d'identifier une norme universelle.
Que les peuples aient des traditions différentes, cela ne doit pas nous empêcher de juger leurs lois. Que telle pratique soit traditionnelle ne suffit pas à la justifier. Il y a des traditions injustes. Qu'une conduite soit traditionnelle, cela signifie simplement qu'elle a été adoptée depuis longtemps. Une tradition est un simple fait. Or, un fait n'est pas un droit, et ne crée pas un droit. Le fait: ce qui est. Le droit: ce qui doit être. Ce qui est n'est pas forcément un modèle. Ce qui est "normal", en un sens,c'est-à-dire courant, n'est pas forcément normal, au sens idéal. Les faits ne justifient rien. Mettre devant le fait accompli ne crée pas un droit. Au cours d'une guerre, la prise de possession par la force, la conquête, ne justifie rien. Une tradition n'est qu'un fait et ne nous dit rien sur la valeur d'une loi.
Désobéir pourrait donc n'être pas forcément injuste. Il y aurait, lorsqu'une loi est injuste, un droit de désobéissance, ou un droit de résistance. Un tel droit est reconnu par la déclaration des droits de l'homme de 1789, article III: "résister à l'oppression est un droit naturel et imprescriptible". La version de 1793 est plus radicale puisqu'elle présente la résistance comme "le plus sacré et le plus inviolable des devoirs". Il est vrai que l'Etat et le droit sont les conditions de l'humanité de l'homme. Sans lois, impossible de vivre une existence réellement humaine. Mais la révolte contre l'injustice est aussi condition de l'humanité de l'homme. L'anarchiste Bakounine, dans Dieu et l'Etat, voit dans la révolte l'un des premiers signes de l'humanité. C'est en se révoltant que l'homme accède à l'humanité. Il illustre son propos par une référence à la Genèse, où Adam quitte sa condition de créature soumise à Dieu en désobéissant à sa défense de toucher à l'arbre de la connaissance. C'est par sa révolte contre sa condition, d'abord naturelle, puis sociale, que l'homme dépasse l'animalité. Désobéir est un acte dans lequel l'individu exprime sa dignité d'être humain, où il témoigne de sa liberté.
4. La loi morale
Cependant, cette désobéissance ne doit pas être un acte gratuit, à la manière de Lafcadio. Il ne s'agit pas de désobéir pour désobéir. Il n'est pas question non plus de désobéir simplement pour satisfaire son intérêt personnel. La révolte n'est légitime que si elle s'exerce contre une loi injuste. Mais comment reconnaît-on une loi injuste? La question doit être tranchée, car il est indispensable d'éviter que chacun puisse désobéir au nom de sa propre opinion sur la justice. Puis-je désobéir au nom de ma seule conscience? Désobéir est un acte grave (le droit est sacré) qui ne peut s'accomplir à la légère. "Celui qui, de son autorité[initiative] privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à enfreindre les bonnes"(Diderot, Supplément au voyage de Bougainville)[Note 3]. Du moins, il risque de donner un exemple qui sera suivi par d'autres, mais qui auront des intentions moins nobles que la défense de la justice. Cependant, il ne suffit pas d'affirmer l'existence d'une telle loi. Qu'est-ce qui permet de penser qu'une loi morale universelle, c'est-à-dire qui ne varie pas selon les climats, existe?
Il suffit de chercher en soi-même pour la découvrir. Il n'est pas utile d'entreprendre, pour la trouver, de longues études, ni d'être très savant. Les sciences ne nous seront pas ici d'un grand secours.
A quelle condition une action est-elle juste? Il ne suffit pas qu'elle soit conforme à la loi. Kant, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs[Voir une étude complète de la section 1 des Fondements], prend cet exemple: si un commerçant est honnête par intérêt, peut-on dire qu'il agit de façon morale? Non: la moralité exige plus que la simple conformité au devoir. Elle exige en plus que l'action soit effectuée de façon désintéressée, par devoir. La moralité, c'est faire le bien pour le bien, et non pour en tirer un bénéfice. La moralité est plus que la simple légalité. Ce qui compte, ce n'est pas le contenu de l'action, mais avant tout la qualité de l'intention qui a conduit à agir. Une action n'est morale que si elle est l'effet d'une volonté bonne, c'est-à-dire si elle a été inspirée par la seule volonté de faire le bien, et non par la considération de l'intérêt personnel. Par conséquent, il est permis d'affirmer que la loi morale est universelle, puisqu'elle consiste dans la forme de l'action. Si la justice était définie par une liste d'actions concrètes, on pourrait craindre que cette liste ne varie selon les opinions. Mais c'est la seule forme de l'action qui compte. C'est l'intention qui fait la valeur de l'action. Cela ne signifie pas que l'intention suffise. Ni que le contenu de l'action n'a pas d'importance. Mais si la moralité est déterminée par la forme de l'action, cependant, quel doit être son contenu? C'est-à-dire: quelle est, concrètement, la réponse à la question: que dois-je faire? Il est exclu, a montré Kant, que l'action soit motivée par un intérêt personnel, une inclination subjective, donc variable selon les individus. Le critère de l'action morale, c'est sa forme. La forme de l'action bonne, c'est ce qui reste identique quels que soient le contenu et les circonstances. Par conséquent, le critère de l'action bonne, c'est son universalité. Comment reconnaître si ma volonté est bonne? Je dois m'interroger sur son caractère universel. "Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse vouloir que ma maxime devienne une loi universelle". Ma volonté est bonne si je veux ce que n'importe quel être raisonnable voudrait, à condition qu'il fasse taire tout intérêt personnel. Il faut que je me mette à la place de tout autre être doué de raison et impartial. Je dois me demander ce que n'importe qui, qui écouterait sa seule raison, sans prêter l'oreille à ses désirs, ferait. La maxime de mon action (le principe selon lequel j'agis) doit être universalisable. Ce qui est juste, c'est ce que n'importe qui doit pouvoir vouloir. Je dois pouvoir souhaiter que tous les autres suivent mon exemple. Si je reconnais que je n'aimerais pas que ma propre conduite soit celle de tous, c'est donc qu'elle n'est pas morale. Elle trouve probablement sa source dans le désir de satisfaire un intérêt qui m'est propre. Si les mobiles qui inspirent mon action sont singuliers, c'est-à-dire me sont propres, si je ne peux pas souhaiter que ma conduite devienne universelle, c'est sûrement que ma volonté est inclinée par des motifs subjectifs. L'immoralité consiste à s'accorder à soi-même des passe-droits, à faire des exceptions pour soi, tout en reconnaissant pourtant qu'il ne serait pas souhaitable que les autres en fassent autant.
Kant affirme ainsi l'existence d'une conscience morale. En plus, il affirme que cette conscience est universelle, c'est-à-dire qu'elle commande la même chose à un Français ou un Chinois. C'est un fait que la morale de Confucius est très semblable à celle des stoïciens. La conscience morale, ainsi, échapperait à la relativité des mœurs et des cultures. "Il est évident à toute le terre qu'un bienfait est plus honnête qu'un outrage" (Voltaire, Dictionnaire philosophique, art . Juste et injuste). Il y a une évidence des règles morales. Il est évident que l'on ne doit pas faire à autrui ce que l'on ne veut pas qu'il nous fasse, comme il est clair que 2+2=4.
Comment expliquer, puisqu'il est si simple de découvrir quelle action est bonne, puisque la loi morale est connue de tous, que certains agissent mal et prétendent l'ignorer? Notre conscience est comparable à une voix qui nous indique le bien de façon claire. Celui qui agit dans son intérêt personnel essaie de se convaincre qu'il n'a pas tort. Il obscurcit la loi morale sous des tentatives de justification, des allégations et des sophismes de mauvaise foi qui rendent confus pour lui-même ce qui est pourtant évident. Que certains n'écoutent pas la conscience ne prouve pas que, chez ceux-là, elle est absente. Elle est bien universelle. Mais il est possible de ne pas l'écouter. En revanche, il n'est pas possible de ne pas l'entendre: "Il est bien possible à l'homme de tomber dans la plus extrême abjection où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l'entendre". Pas impossible d'étouffer la conscience, de masquer l'évidence des commandements moraux sous des arguments par lesquels on prétendra qu'il y a des exceptions, qu'il faut adapter la loi morale aux cas particuliers, que ce qui vaut en théorie ne vaut pas forcément en pratique, que l'application de la loi doit changer selon les circonstances. Mais celui qui tient ce discours sent bien, en lui-même, qu'il cherche à faire une exception pour lui-même à une loi qui est pourtant universelle et qui ne souffre aucune exception.
Mais cela nous renseigne seulement sur la façon dont l'action doit être accomplie, non sur ce qu'elle doit être, sur sa forme, non sur son contenu. Cependant, il est possible, à partir de là, de découvrir quelle action est morale ou non. Puisque la condition de la moralité de l'action réside dans sa forme, qui doit être identique quel que soit l'individu concerné, on reconnaîtra l'action morale à son universalité. Une action commise par un individu, mais que d'autres trouveront injuste a probablement été inspirée par l'intérêt personnel de cet individu. L'intérêt personnel est variable, subjectif, il dépend de chacun. Une action dont tout homme ne peut pas juger qu'elle est bonne a donc des chances de reposer sur l'intérêt personnel. En revanche, d'une action morale, n'importe qui doit pouvoir souhaiter qu'elle soit universellement imitée. Lorsque j'agis, je dois me demander si je pourrais souhaiter que tous les autres en fassent autant. " Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle "(Kant, Fondements).
Mais cela nous renseigne seulement sur la façon dont l'action doit être accomplie, non sur ce qu'elle doit être, sur sa forme, non sur son contenu. Cependant, il est possible, à partir de là, de découvrir quelle action est morale ou non. Puisque la condition de la moralité de l'action réside dans sa forme, qui doit être identique quel que soit l'individu concerné, on reconnaîtra l'action morale à son universalité. Une action commise par un individu, mais que d'autres trouveront injuste a probablement été inspirée par l'intérêt personnel de cet individu. L'intérêt personnel est variable, subjectif, il dépend de chacun. Une action dont tout homme ne peut pas juger qu'elle est bonne a donc des chances de reposer sur l'intérêt personnel. En revanche, d'une action morale, n'importe qui doit pouvoir souhaiter qu'elle soit universellement imitée. Lorsque j'agis, je dois me demander si je pourrais souhaiter que tous les autres en fassent autant. "Agis de telle sorte que tu puisses vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle"(Kant, Fondements). S'il s'agit d'un meurtre, je verrai qu'à l'évidence, l'universalisation de ma maxime conduirait à la négation de l'humanité. S'il s'agit de faire une fausse promesse, qu'une telle conduite devienne la loi commune conduirait à une absurdité. Personne ne croirait plus aux promesses, il serait donc absurde de vouloir promettre ou de mentir. Par conséquent, il est interdit de mentir. Il s'agit d'une loi qui ne souffre aucune exception. La loi morale est universelle. L'immoralité consiste à s'accorder à soi-même des passe-droits, à faire des exceptions pour soi-même, tout en reconnaissant pourtant qu'il ne serait pas souhaitable que les autres m'imitent. Par conséquent, être vérace constitue un devoir absolu, quelles que soient les circonstances. Le devoir doit être accompli aussi quelles que soient les conséquences. Les faits ne comptent pas, ils ne sont pas un modèle. Ce qui est n'est pas forcément juste. La morale n'a pas à s'adapter aux faits, mais c'est l'inverse qui doit avoir lieu. La moralité d'une action est donc indépendante de sa réussite ou de son échec. On n'a pas à juger du caractère moral d'un acte en fonction de sa réussite. L'échec d'une entreprise ne prouve pas que l'intention n'était pas bonne. Ma réussite ne prouve pas que j'ai raison, mais tout au plus que j'ai eu plus de chance ou que j'ai su être plus efficace. Or, être injuste est souvent un moyen plus sûr de réussir que l'honnêteté: l'injustice est souvent plus profitable. Donc la réussite est loin d'être une preuve de moralité.
Cependant, la rigueur de la morale kantienne pose un problème au sujet des conditions concrètes de l'action, notamment de l'action politique. Pour kant, la loi morale ne souffre aucune exception. Les circonstances et les conséquences même ne peuvent justifier une exception à la loi morale. La loi morale est un devoir absolu, quelles que soient les conséquences. Pour Kant, il est interdit de mentir. C'est une loi qui ne souffre aucune exception. Le partisan que l'on interroge a-t-il donc le devoir moral de dénoncer ses camarades afin de ne pas mentir par omission?[Note 4] La règle qui exige que l'on ne mente pas, quelles que soient les conséquences, semble dangereuse. L'homme politique ne peut pas agir sans se soucier des chances de réussite de son entreprise. L'inefficacité en politique est une faute, car elle laisse triompher les idées adverses, que l'on croit injustes. Dans une certaine mesure, l'homme politique ne doit-il pas parfois recourir à des moyens injustes pour faire triompher ses idéaux? La morale kantienne soulève le problème du rapport entre morale et politique.
1.Lors de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme de Pékin, en 1995, la Chine et plusieurs pays islamistes mettent en cause le droit des femmes à disposer d'elles-mêmes. De même, déjà, à Vienne en 93.
2. Il y a une grande présomption à estimer ses propres opinions au point de vouloir renverser la paix publique pour elles, remarque Montaigne, dans les Essais, II, 23.
3. Comme toutes les injonctions absurdes du type "il faut positiver", "il faut relativiser" etc...
4. Voir D'un prétendu droit de mentir par humanité, où Kant répond, à une objection de Benjamin Constant, que le devoir de dire la vérité est absolu, quelles que soient ses conséquences.
III. Morale et politique
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Le droit est à distinguer de la justice, ou la légalité de la moralité, puisqu'une loi n'est pas toujours juste. Il serait scandaleux, par exemple, de tenter de justifier une injustice en invoquant le nécessité d'obéir à une loi pourtant immorale. Par conséquent, semble-t-il, la politique doit tenir compte de la morale, et même lui être subordonnée. Cependant, l'exigence d'efficacité de l'action politique est-elle compatible avec le respect de la loi morale? Dans quelle mesure la politique et la morale sont-elles compatibles?
1. L'utopie
La volonté de rendre la politique conforme à l'idéal moral s'est concrétisée dans divers projets d'utopies. Le mot est inventé par Thomas More, dans son livre Utopia de 1516, où il décrit une société parfaite, qui existerait dans un pays inconnu. Selon l'étymologie, l'utopie, c'est ce qui n'existe dans aucun lieu, qui n'existe nulle part. C'est un idéal. Il traduit la volonté de recréer la société, de reconstruire la société, sur de nouvelles bases. Des philosophes ont ainsi rêvé d'instituer une société parfaite, où la politique prendrait modèle sur la morale. Il s'agit de créer quelque chose qui ne soit pas la simple conséquence du passé, mais qui rompe avec le passé. Si l'homme est libre, il est capable d'un recommencement radical, de quelque chose d'absolument neuf, qui ne soit pas la suite d'une situation préexistante. |
Cette question de la société idéale et du meilleur régime politique a été posée notamment par Platon, dans la République, qui constitue un exemple d'utopie. L'institution d'une Cité juste, remarque Platon pour commencer, suppose que l'on définisse la justice. Aux yeux de Platon, elle consiste en une harmonie. La justice est réalisée quand chacun occupe la place qui lui revient. Pour que la Cité soit bien ordonnée, elle sera donc divisée en classes. La Cité juste est celle où chacun est occupé à la tâche pour laquelle il est le plus doué, sans empiéter sur l'activité des autres. Chacun y remplit sa fonction propre, et contribue ainsi à l'intérêt général. La Cité idéale de Platon est divisée en trois classes: 1) les producteurs (agriculteurs,artisans et commerçants). 2) Les gardiens de la Cité sont les soldats. Ceux-là devront vivre en commun et tout partager (y compris les femmes et les enfants) sans rien posséder en propre. Ils n'auront ni propriété privée ni famille. Platon propose une sorte de communisme. L'absence de propriété privée devrait assurer l'unité et la concorde de ce corps dont dépend la défense de la Cité. 3) Les chefs: les philosophes. Ce sont les philosophes qui doivent gouverner, car ils connaissent les Idées, notamment du Bien et de la Justice, dont cette société doit précisément être la réalisation.
Ce projet a soulevé maintes critiques; il a surtout été qualifié d'irréalisable. Pour le mener à bien, il faudrait tout recommencer. L'ambition de créer un Etat à partir de rien, ex nihilo, n'est pas raisonnable. Le modèle platonicien en effet, exigerait plus que des réformes: il faudrait révolutionner le mode de gouvernement, la propriété et la famille. Platon raisonne in abstracto: il imagine la société idéale, sans prendre en considération le lieu où il veut la faire exister. Il ne se demande pas quelle est la meilleure société pour les Athéniens, ou pour les Spartiates, mais laquelle est la meilleure en soi, en général. Il ne prend pas en compte les caractères des différents peuples. Or, un même régime politique convient-il à n'importe quel peuple? Ne faut-il pas tenir compte des conditions démographiques, géographiques, économiques? La fertilité du sol, le climat, la présence ou non d'un débouché maritime ne sont pas sans influence sur les conditions d'existence politique. De même que la taille du territoire et celle de la population. L'assemblée du peuple à Athènes représentait 100 000 citoyens. On ne peut pas gouverner de la même façon un petit Etat et un immense Empire. Il faudrait tenir compte de tous ces éléments matériels. Il est impossible de créer un Etat ex nihilo, mais seulement à partir de ce qui existe déjà. Tout peuple a une tradition, des habitudes, des coutumes auxquelles il ne peut pas renoncer du jour au lendemain. Il y a un poids des habitudes et des préjugés qui rend impossible un bouleversement radical. Même une révolution ne peut s'accomplir ex nihilo. Benjamin Constant explique l'échec de la révolution française, qui s'achève dans le sang, par la volonté des révolutionnaires d'imposer au peuple français une conception de la liberté qui ne convenait pas à son esprit. Les révolutionnaires s'inspirent du modèle de l'Antiquité: ils privilégient la liberté politique aux dépens de la liberté individuelle, comme en Grèce, où tous les citoyens d'Athènes participent à l'élaboration des lois; mais Socrate est condamné à mort pour ses idées. Ce modèle convenait aux Grecs. Mais les Français du XVIIIème ne sont pas focément disposés à perdre une journée par semaine pour délibérer des questions politiques; attachés à leur droits individuels, ils répugnent à sacrifier une part de leur indépendance. Si la révolution est un échec, c'est aussi parce qu'elle est finalement une révolution bourgeoise. Accomplie pour le tiers-état, elle profite surtout à la bourgeoisie, qu'elle met au pouvoir. Elle remplace une domination par une autre, pour finalement conduire à l'Empire napoléonien. On ne peut pas rompre absolument avec le passé, faire "table rase du passé" (Arlette). Toute négation est déterminée, elle est négation de quelque chose, et par conséquent elle conserve forcément quelque chose du passé qu'elle prétend nier.
Kant s'attriste de ce que l'on critique la Républiquede Platon "sous le très misérable et très honteux prétexte qu'elle est irréalisable". Il est vrai que la politique doit être nourrie par un idéal. Mais vouloir le réaliser tout d'un coup, ce n'est pas raisonnable, et ne peut qu'engendrer la violence. C'est en ce sens que l'on reproche à Platon d'être idéaliste.
2. Réalisme et idéalisme
L'homme politique ne peut pas se satisfaire des seules règles de la morale kantienne. Pour faire triompher les idées qu'il croit conformes à la justice, il a à être efficace. L'inefficacité en politique est une faute, car elle laisse triompher les idées adverses, qui pourront être injustes. L'homme politique doit donc se préoccuper de conquérir le pouvoir. Mais la politique doit-elle pour autant se réduire aux seuls soucis de l'efficacité et des moyens pour obtenir le pouvoir?
La nécessité de l'action exigera donc parfois que l'on fasse des entorses à la loi morale. Il ne s'agit pas cependant de considérer que la politique est indépendante de la morale, qu'elle n'a pas à s'embarrasser de principes, ou que cette fin qu'est la conquête du pouvoir justice tous les moyens, par exemple l'usage de la violence. Il s'agira plutôt de discerner, avec prudence, quelle fin justifie quels moyens. La prudence, définie par Aristote, est une vertu difficile, qui exige la mémoire (les leçons du passé), la prévoyance (les conséquences de l'action) et le discernement (pour distinguer, dans le présent, ce qui est essentiel)[Note]. Dans certains cas, il faudra se montrer prêt à faire une concession par rapport aux principes de la morale afin d'être efficace.
C'est le débat qui oppose, dans les Mains sales, pièce de théâtre de Jean-Paul Sartre, Hugo à Hœderer. Hugo se bat pour des principes auxquels il croit, et il refuse, d'une manière toute kantienne, l'idée de quelque concession que ce soit. Pour lui, il n'est pas question que le Parti s'allie avec des partis d'opposition[Note 2], même si cela doit lui permettre de gouverner et de mettre ainsi en œuvre les idées auxquelles il tient. Il refuse aussi bien d'employer le mensonge pour parvenir au pouvoir. Hœderer fait preuve de davantage de maturité et de réalisme. Il constate que l'on ne peut pas faire de la politique sans se "salir les mains". S'il faut mentir pour arriver à créer une société plus juste où le mensonge ne sera plus nécessaire, alors cette fin justifie ce moyen. L'intransigeance, le refus de tout compromis rend l'action impossible. Ainsi, l'on ne fait rien et rien ne change. En effet, il est impossible d'agir sans commettre la moindre injustice. Seul celui qui ne fait rien ne se trompe pas. Et encore, le seul fait de s'abstenir est parfois à lui seul une injustice, puisque ainsi, je laisse les autres agir à ma place. En ce sens, "seule la pierre est innocente", dit Hegel. Hugo veut garder les mains propres, il refuse de se compromettre avec des partis d'opposition. Le résultat est qu'il n'agit pas et laisse perdurer une situation injuste. Il croit en un bel idéal: une humanité future meilleure, et refuse de le sacrifier. "Les hommes sont ignobles. Il faut les aimer non pour ce qu'ils sont, mais pour ce qu'ils pourraient être", dit-il. La réalité présente est dégoûtante parce que injuste et imparfaite. Il n'est pas question de l'accepter ou de s'y adapter. Il faut au contraire la rendre conforme à l'idée d'une réalité plus juste. Mais Hœderer voit le danger d'une telle théorie, qui place une idée de l'humanité au-dessus de l'humanité réelle, et pourrait conduire à sacrifier des individus de chair à une idée: un idéaliste comme Hugo serait capable de refuser de mentir même si cela pouvait sauver des vies. Son intransigeance morale est finalement aussi dangereuse que l'immoralité elle-même. Sa devise pourrait être "fiat justitia, pereat mundus" (que la justice soit, le monde dût-il périr). Hugo rappelle le portrait du révolutionnaire Saint-Just dressé par Camus dans l'Homme révolté(III): une sorte d'ascète de la révolution, un pur théoricien, qui r^ve d'une république de dieux et méprise le peuple réel, qui ne veut pas se conformer à son idéal. Il faut donc accepter de ne pas réaliser une justice parfaite, de faire des concessions, d'employer parfois des moyens injustes. Il va sans dire que de tels moyens ne seront légitimes que si la fin poursuivie l'est aussi. Discerner les situations qui exigent de tels compromis ne sera pas chose facile. Elle exigera de la prudence, c'est-à-dire la faculté de décider s'il faut agir ou s'abstenir en pesant les conséquences de l'action. Evidemment, l'homme politique prend ainsi des risques, à commencer par celui d'être jugé.
Conclusion:
Les faits ne sont pas un modèle. La réalité présente n'est pas parfaite. Il n'est donc pas question d'adapter ses valeurs ou ses idéaux à ce qui est, mais au contraire de travailler à rendre le réel conforme à la morale. Mais l'intransigeance morale, le refus de tout compromis, conduisent à l'inaction et au laisser-faire aussi sûrement que l'absence d'idéal et la soumission aux faits. S'il est vrai que la politique a à tenir compte de la morale, la morale doit cependant tenir compte de la réalité: être libre ne consiste pas à faire tout ce que l'on veut, mais plutôt à agir à partir d'une certaine situation. Pour atteindre une fin juste, il faudra parfois renoncer à certains idéaux. "Nul ne gouverne innocemment", disait Saint Just. Une telle formule ne doit évidemment pas servir à justifier ses erreurs ou ses bassesses!
Note:
1.Voilà une question qui s'est souvent posée, chez les Verts, ou au Parti Communiste: faut-il faire programme commun, et devoir mettre de l'eau dans son vin et avaler quelques couleuvres? Ou vaut-il mieux renoncer à participer au gouvernement, donc renoncer à agir?
2. Aujourd'hui, on préfère la précaution, c'est plus facile.
Bibliographie:
Léo Srauss, Droit naturel et histoire, intro (Champs Flammarion)
Platon, Criton
Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs
Sartre, les Mains sales
Machiavel, le Prince (Folio essais)
Max Weber, le Savant et le politique (coll.10/18)