Introduction
Robert Musil, au début de l'Homme sans qualités, se scandalise d'un fait pourtant anecdotique: un journaliste a qualifié, à l'issue d'une victoire sur un champ de courses, un cheval de génie. Il tient pour assuré qu'une bête, étant dépourvue de conscience, ne saurait être géniale. Sa position semble pouvoir être confortée par des arguments: les animaux ne donnent aucun signe qu'ils ont conscience d'eux-mêmes. Par exemple, ils sont incapables aussi bien de parler comme nous le faisons que de créer des objets techniques comme les nôtres. Cependant, comment se fait-il qu'un jugement aussi anodin que celui du journaliste puisse susciter l'indignation? Ce qui est suspect dans ce débat, c'est la passion qu'il suscite. Pourquoi nous intéressons-nous autant aux animaux? On peut supposer que certains intérêts sont en jeu, mais aussi que, dans ce débat, il est question de nous-mêmes et de notre conception de l'homme.I. Les raisons de refuser la conscience à l'animal
Il est vrai que l'on ne peut éprouver la conscience que de l'intérieur, comme Descartes l'a démontré. Il est impossible d'explorer la subjectivité des autres êtres. L'animal est-il doué de conscience? Il est impossible d'en avoir une preuve directe. Il faudrait le lui demander.Mais, précisément, il leur manque la parole. On ne peut avoir de preuve directe de l'absence de conscience de l'animal, mais on peut le vérifier indirectement. La conscience est purement intérieure, mais elle se manifeste par des signes qui, eux, sont visibles. La conscience rend possibles d'autres facultés qui, elles, peuvent être observées. Descartes donne deux exemples: l'usage de la parole et l'invention technique.
1. La parole
Pourquoi refuse-t-on la conscience à l'animal? Qui est ce "on"? C'est notamment Descartes. Pour lui, la parole est l'expression de la pensée ou de la conscience, qui sont identiques; si les animaux ne parlent pas, c'est tout simplement parce qu'ils ne pensent pas.
Enfin il n'y a aucune de nos action extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison; et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions; à savoir, ce sera un mouvement de l'espérance qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit; et ainsi toutes les choses qu'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie, ne convient qu'à l'homme seul. Car, bien que Montaigne et Charron aient dit qu'il y a plus de différence d'homme à homme, que d'homme à bête, il ne s'est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui n'eût point de rapport à ses passions; et il n'y a point d'homme si imparfait, qu'il n'en use; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient.
Descartes, Lettre au marquis de Newcastle (23 novembre 1646)
La première phrase exprime ceci: il y a une seule de nos actions extérieures qui prouve que nous sommes doués de conscience, c'est la parole. Seule l'usage de la parole prouve que nous ne sommes pas une simple machine, un simple corps sans âme, mais aussi une âme capable de pensée. La parole est définie très précisément, en trois moments: la parole est l'usage de signes, quelle que soit leur nature (verbale ou non); la parole se caractérise par son à-propos; elle n'est pas la simple expression immédiate d'une passion actuellement ressentie. Descartes explique aussitôt après pourquoi il a apporté cette triple précision.La parole est constituée de sons, ou d'autres signes. En effet, certains animaux sont capables de proférer des sons, comme le perroquet, mais on ne peut pas dire pour autant qu'il a l'usage de la parole. Inversement, certains hommes sont dans l'incapacité de prononcer des sons, comme les muets, mais on ne peut pas dire pour autant qu'ils sont dépourvus de l'usage de la parole, puisqu'ils peuvent s'exprimer par d'autres moyens, comme des gestes.
Parler, c'est parler à propos des sujets qui se présentent. Ce caractère est essentiel pour définir la parole. Il est vrai que certains animaux peuvent proférer des sons, comme le perroquet. Mais il n'y a pas usage de la parole. Aristote avait déjà distingué la "voix" de la "parole". La parole se définit par son à-propos: elle est la capacité de répondre de façon appropriée au sujet ou à la question, par exemple. Le perroquet ne parle pas avec à-propos, mais de façon déplacée. Si on lui a appris à dire "bonjour", il dira bonjour à tout propos, et quelle que soit la situation ou l'heure du jour. Ou encore, comme dans le sketch de Fernand Raynaud, il répétera inlassablement "Qui c'est?". Le fou, lui, est doué de parole. On notera le souci de Descartes de n'exclure personne de sa définition de la parole et de l'humanité. Le fou, comme le muet, est doué de parole. Il est capable de répondre avec à propos à ce qu'on lui dit. Même si ses réponses sont fausses, elles sont cependant à propos. On peut dire le faux tout en étant dans le sujet.
Enfin, la parole suppose la capacité de se détacher des passions immédiatement ressenties. Descartes appelle passion tout ce qui est éprouvé par l'âme et qui a sa source dans le corps, donc toute sensation. L'animal n'exprime que ce qu'il ressent à l'instant. Par exemple, le cri animal est l'expression d'une douleur ou d'un besoin. En revanche, l'homme est capable aussi de parler de ce qu'il n'éprouve pas actuellement. Il peut parler de ce qu'il a éprouvé autrefois, ou de ce qu'il éprouvera peut-être. Il peut même parler de ce qu'il n'a jamais éprouvé, ou de notions parfaitement abstraites et non sensibles. Cela témoigne chez l'homme d'une capacité de mettre à distance le vécu. Le cri animal est réaction à un stimulus. Mais la parole suppose la faculté de s'abstraire de sa situation. Le cri est un réflexe. La parole, en revanche, exprime la réflexion et l'imagination. C'est à juste titre, conformément à l'usage qui sera établi par les linguistes, que Descartes définit la parole par le signe. Le signe est arbitraire. Il n'y a pas de lien naturel entre le signe et la chose qu'il désigne. La nature du signe n'a pas de rapport avec la nature de la chose - par exemple, pas de rapport de ressemblance. En revanche, le symbole ressemble à la chose. Il rappelle la chose par une similitude- par exemple, les panneaux routiers sont souvent des symboles. La parole se caractérise par la capacité à user de signes. Dans les Enfants sauvages, Lucien Malson rapporte les efforts du docteur Jean Itard pour éduquer Victor, un enfant trouvé dans les Causses de l'Aveyron, et dépourvu de l'usage de la parole. Itard croit avoir atteint son but lorsque Victor devient enfin caple de prononcer le mot "livre" lorsqu'on lui présente un livre. Mais il déchante vite en s'apercevant qu'il a toujours répété l'exercice avec le même livre, et que Victor n'a associé le mot "livre" qu'à ce livre-ci. Victor est incapable de prononcer le mot "livre" en dehors du contexte où on lui présente le livre. De même, des expériences censées mettre en évidence la capacité des singes à faire usage de la parole montrent que ces animaux ne savent utiliser le signe qu'en présence de la chose. Ou bien le singe fait usage de symboles, qui représentent l'objet, par exemple sous forme de dessin. Faire usage de signes, c'est être capable de s'abstraire de toute présence de la chose désignée. Comme le dit un proverbe oriental, "quand le sage montre le ciel, l'imbécile regarde le doigt". Le symbole est adhérent à la chose désignée, à une situation actuelle; le signe est détaché de tout contexte immédiatement présent. Avec ces analyses, Descartes anticipe sur des réflexions que l'on trouvera sous la plume de linguistes comme Benveniste.
Enfin, Descartes donne un argument assez fort pour refuser l'usage de la parole aux animaux. Les organes ne leur font pas défaut, dit-il. Le perroquet peut proférer des sons, mais il ne le fait que pour exprimer son désir. Rien ne l'empêche d'exprimer des pensées. S'il ne parle pas, c'est qu'il ne pense pas. Certes, beaucoup d'animaux n'ont pas un larynx conformé comme le nôtre, et ne peuvent donc articuler des sons. Mais ils ont d'autres organes, qui leur permettraient de s'exprimer autrement. Les muets inventent bien d'autres moyens de se faire comprendre. Mais les animaux n'ont pas cette capacité d'invention.
[Voir aussi le cours sur le langage]
2. La technique
La capacité d'invention de l'homme se traduit aussi par sa capacité technique, par l'invention et l'usage d'outils. L'homme se définit comme homo faber. L'essence de l'homme, qui s'exprime dès les âges les plus reculés de la préhistoire, c'est d'être capable de fabriquer des outils. Ce n'est pas la biologie qui est compétente pour définir l'essence de l'homme et ce qui distingue l'humanité. Du point de vue de la biologie, au contraire, la différence entre l'homme et l'animal a tendance à s'amenuiser et disparaître. Seuls 2% de notre patrimoine génétique nous distinguent du chimpanzé, et seulement 10% de la mouche! Nos neurones sont les mêmes que ceux du rat. Notre boîte crânienne n'a qu'un volume faiblement supérieur à celle de certains singes. Par conséquent, lorsqu'un archéologue découvre un squelette ancien, l'étude de son anatomie ne suffit pas à décider s'il s'agit des restes d'un homme ou d'un grand singe. Selon l'archéologue Leroi-Gourhan, spécialisé dans l'étude des techniques préhistoriques, c'est la présence de restes d'outils, à proximité du squelette, qui permet de trancher: "La paléontologie est hors d'état de décider de l'humanité ou de l'animalité d'un crâne supposé humanoïde; c'est la présence ou l'absence d'outils artificiels qui en décide" (Histoire générale des techniques, sous la direction de M. Daumas, tome 1).L'usage d'outils suppose les mêmes facultés que celui de la parole: la conscience, conçue pas seulement comme sentiment immédiat, mais comme capacité de mise à distance, de prise de recul par rapport à une situation présente. De même que le signe désigne un objet qui n'est pas forcément présent et concret, l'usage de l'outil suppose un détour par la pensée et l'imagination. User d'outils suppose que l'on est capable de s'abstraire de sa situation immédiate pour la penser. Se servir d'un outil, ce n'est pas réagir de façon réflexe à un problème, mais penser un moyen, qui n'existe pas encore, pour résoudre ce problème, et prévoir l'effet de ce moyen.
Quelques exemples montrent que les animaux, même les plus évolués, n'ont pas cette capacité d'abstraction. Même s'ils semblent parfois capables de se servir d'un outil, ils ne font pas preuve des facultés qui sont celles de l'homme. Lucien Malson, dans les Enfants sauvages, cite cet exemple: le singe éprouve de grandes difficultés à décrocher un appât fixé à un piton. Pour saisir l'appât, il ne suffit pas de tirer, il faut d'abord le repousser pour le dégager, puis seulement le tirer vers soi. Le singe obéit à son instinct qui lui commande de s'approprier la proie. Il ne conçoit pas la démarche, apparemment paradoxale, de repousser dans un premier temps l'objet que l'on veut amener à soi. Dans l'Essor technologique et l'idée de progrès (1997), François Dagognet cite une expérience semblable: un singe est enfermé dans une cage munie d'un dispositif d'ouverture. Si ce dispositif (poignée ou commande électrique) est placé à proximité de la porte, le singe apprend assez vite à s'en servir. Son instinct le pousse à retrouver sa liberté. Mais si le dispositif d'ouverture est placé à l'opposé de la porte, au fond de la cage (commande électrique à distance), le singe ne saura pas ouvrir la porte. En effet, la démarche à accomplir est plus complexe: il faut d'abord tourner le dos à la sortie et à la liberté afin de pouvoir, ensuite seulement, sortir. Cela suppose d'imaginer l'effet futur du moyen mis en œuvre qui dépasse les capacités du singe. L'animal reste prisonnier de sa situation et de son besoin présents. Son besoin de sortir le dirige naturellement vers la porte alors qu'il faudrait commencer par se détourner d'elle. La conscience humaine permet ce détour, parce qu'elle n'est pas enfermée dans l'instant présent, mais qu'elle est aussi conscience de l'avenir et du possible. Finalement, la différence entre l'outil humain et le bâton, dont un singe peut occasionnellement se servir, c'est que l'homme conserve son outil en vue d'un usage futur. Le singe se servira d'un bâton ramassé sur place, pour satisfaire un besoin actuel.
II. Y aurait-il une arrière-pensée derrière ce refus?
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Cependant, les expériences les plus récentes sur la communication et l'intelligence animales mettent en doute ces affirmations des philosophes. Nombre de scientifiques affirment la réalité d'une intelligence, et d'une conscience, animales. L'entêtement des philosophes à refuser d'accorder la conscience à l'animal, et la passion mise à réfuter les arguments des scientifiques, ont quelque chose d'étrange et qui les rendent suspects. On peut concevoir le soupçon que les philosophes refusent la conscience à l'animal, non pour de bonnes raisons, mais en fonction de préjugés, ou peut-être même d'un intérêt inavoué.1. Découvertes récentes
Depuis l'époque des pionniers, comme les Premack, de plus en plus de chercheurs ont consacré leurs travaux à l'étude du comportement des animaux, et notamment des grands singes. Le "test de la tache" semble tend à prouver que le chimpanzé et l'orang-outan ont une conscience de soi et de leur propre identité. En effet, si on lui trace une tache de peinture sur le front, l'un de ces animaux, placé devant un miroir, tente d'effacer la tache. (Science et vie, juin2002). Ils semblent aussi faire preuve de capacités techniques plus grandes qu'on ne le croyait. Jane Goodall a découvert dès 1964 qu'un singe peut se servir d'un bâton comme outil. A quoi Lucien Malson répondait: "On n'a jamais vu de singe partir, un bambou sur l'épaule, à la recherche d'une proie" (les Enfants sauvages, introduction): le singe, selon Malson, ne tire parti que des outils trouvés sur place et ne les conserve pas après usage. Mais justement, les chimpanzés bonobos sont capables de mettre de côté les outils qui leur seront nécessaires le lendemain (Science et vie, juillet 2006). Pourquoi refuser encore aux animaux les plus évolués le statut d'êtres conscients?2. Quelle arrière-pensée?
Il se pourrait que les philosophes ne fassent qu'exprimer une passion et un préjugé qui est celui de la plupart des hommes: l'orgueil. L'homme a tendance à se croire supérieur. Il se prend pour le sommet de la Création. L'accueil réservé à ceux qui ont mis en doute cette prééminence (Galilée, Freud, Darwin) témoigne de l'attachement de l'homme à cette idée de sa supériorité. C'est que cette idée lui est utile.Il se pourrait que le refus des philosophes exprime un intérêt. Descartes, l'auteur de la théorie des animaux-machines, se réjouissait des progrès de la science moderne, qui rendra l'homme "comme maître et possesseur de la nature". Dès ses origines, la science moderne se donne pour but de dominer la nature. La position des philosophes à l'égard des animaux pourrait servir à justifier cette entreprise qui est celle de la technique et de l'industrie. En particulier, elle pourrait avoir pour but de légitimer notre conduite à l'égard des animaux et de la nature en général, afin de faire taire les scrupules que l'on peut éprouver devant des pratiques telles que l'expérimentation sur le vivant, la vivisection, ou plus simplement le meurtre (en vue de se nourrir) ou même la domestication. Ces pratiques ne peuvent paraître acceptables que si elles concernent des êtres réputés inférieurs. Les philosophes, au service de la société dans laquelle ils vivent, auraient pour rôle de justifier l'idée d'une infériorité de l'animal.
3. Un souci d'humanisme
Pourtant, il y a une autre explication, plus vraisemblable, à cet attachement des philosophes à l'idée d'une supériorité, ou au moins d'une différence de nature, entre l'homme et l'animal. Il n'est guère plausible que les philosophes, grands pourfendeurs de préjugés, se laissent majoritairement aveugler par une même illusion, encore moins qu'ils soient au service d'un complot orchestré par le capitalisme mondial en vue de justifier le libéralisme.Il est plus probable que leur but soit de maintenir une distinction entre les genres humain et animal afin de justifier le respect dû à la personne humaine. Plutôt que de chercher des mobiles secrets, il vaut mieux écouter ce que les philosophes eux-mêmes disent sur leurs raisons. Or, Descartes écrit à qui lui reproche sa théorie de l'animal-machine: "Mon opinion n'est pas si cruelle aux animaux qu'elle est favorable aux hommes" (Lettre à More, 1er février 1649). Son but n'est pas de rabaisser l'animal, c'est d'élever l'homme et d'encourager des relations inter-humaines fondées sur le respect. Le raisonnement de Descartes, c'est que reconnaître une conscience à l'animal conduit à nier toute différence entre l'homme et l'animal. En effet, l'essence de l'homme, c'est la conscience, ou la pensée. Si l'animal aussi a une conscience, il n'y a plus de différence. L'homme n'est alors rien de plus qu'un animal. Dans ces conditions, pourquoi ne pas traiter l'humanité comme du bétail? Descartes rabaisse l'animal, de peur que l'on ne dégrade l'homme. Il ne faut pas voir là une sorte de "spécisme" (un racisme dirigé contre les autres espèces), mais plutôt l'expression d'un amour des autres. Toute doctrine qui réduit l'humanité à l'animalité fait de l'humanité une simple espèce naturelle parmi les autres. Or, une conséquence, c'est qu'une espèce se divise en races. L'intention de certains philosophes est de couper l'herbe sous les pieds du racisme. En effet, en récusant la notion d'espèce humaine, on nie du même coup la notion de races humaines, et le racisme se trouve sans objet. C'est une excellente chose de respecter les animaux. Mais ne faut-il pas commencer par respecter les autres hommes? Or, le respect de son prochain ne semble pas encore être devenu une valeur qui va de soi. La campagne "Le respect, ça change l'école", menée par l'Education Nationale, semble témoigner de la réalité d'un problème à cet égard.
III. Un faux problème
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L'obstination de certaines philosophes, dans la tradition de Descartes, à refuser d'accorder la conscience aux animaux, pourrait donc reposer sur une bonne intention: celle de justifier le respect d'autrui. Mais ne s'agit-il pas d'un faux problème? Serait-il si grave d'accorder la conscience à l'animal? Est-ce que l'on ne se trompe pas sur l'importance de la conscience dans la définition de l'homme? De toute façon, le respect d'autrui est-il quelque chose que l'on puisse et que l'on doive justifier, par une sorte de démonstration?1. Le respect: une évidence morale
Faut-il chercher à tout démontrer? Même en sciences, on ne démontre pas tout. Le mathématicien accepte des axiomes, c'est-à-dire des principes non démontrés mais tenus pour vrais en raison de leur évidence. Or, les principes de la morale ne peuvent-ils pas être tenus pour aussi évidents que les axiomes mathématiques? Tu ne tueras point, cela a-t-il besoin d'être démontré?2. L'essence de l'homme
Ceux qui refusent d'accorder une forme de conscience à l'animal se trompent peut-être sur l'importance de la conscience et sur l'humanité. Ils tiennent, dans la tradition de Descartes, la conscience pour l'essence de l'homme. L'essence, c'est-à-dire: ce qui lui est propre, qu'il est le seul à posséder, et qu'il possède de manière innée, de sorte que l'essence est inséparable de l'existence même de l'être considéré. Mais il semble que la conscience ne soit pas inséparable de notre être: on peut perdre conscience. Or, on ne peut pas perdre son essence. Descartes n'admettait pas l'idée d'un inconscient. Mais Leibniz, puis surtout Freud, ont mis en lumière de bonnes raisons de penser que tout ce qui se passe dans notre esprit n'atteint pas notre conscience. De même que l'on marche sans avoir conscience du mouvement de chacun de nos muscles, l'usage de la parole met en jeu des mécanismes complexes que nous ne savons pas expliciter. La conscience n'est pas essentielle à notre être, elle n'en est pas inséparable, puisqu'elle n'est pas innée. La conscience s'acquiert au cours des premières années de la vie. Elle n'est pas là dès la naissance: l'enfant apprend assez tardivement à dire Je, à parler à la première personne, parce que cela présuppose déjà une conscience de sa propre identité. De même, il n'est pas capable de reconnaître d'emblée sa propre image dans un miroir. Il ne comprend d'abord même pas qu'il ne s'agit que d'une image, il croit voir un autre enfant que lui. C'est seulement vers trois ans selon J. Lacan (plus tôt selon des études plus récentes) que l'enfant comprend qu'il a affaire à une image, et à une image de lui-même.Qu'est-ce qui constitue alors l'essence de l'homme, si ce n'est pas la conscience? Eh bien, justement, c'est peut-être qu'il n'a pas d'essence, qu'il est un être sans essence. On peut difficilement définir l'homme par une faculté sans lui attribuer en propre ce qui appartient aussi à d'autres, ou sans exclure une partie de l'humanité dans la définition de l'homme. En effet, si l'on définit la conscience comme l'essence de l'homme, que fait-on alors du nouveau-né? Faut-il considérer qu'il n'est pas humain? Et le fou? Le seul moyen de définir convenablement l'humanité, c'est-à-dire sans exclure aucun être qui puisse y prétendre, et sans y inclure les autres, c'est de considérer l'homme justement comme un être sans essence: ce qui définit l'humanité, c'est justement de ne pas pouvoir être enfermée dans une définition unique, c'est sa mobilité et sa diversité. Il n'y a guère de facultés innées chez l'homme, sinon précisément le pouvoir d'acquérir, la faculté d'apprendre. J.J. Rousseau nomme cette capacité la perfectibilité [Voir étude du Discours sur l'inégalité]. Dès sa naissance, un animal est pratiquement tout ce qu'il sera toute sa vie. Ses facultés, notamment celles qui sont propres à son espèce, comme de nager ou de voler, sont très vite développées. En revanche, un homme à la naissance n'est encore rien; parce qu'il a beaucoup à apprendre. La perfectibilité se traduit aussi par le fait que l'homme "est sujet à devenir imbécile", dit Rousseau. Ce qui n'est pas inné, on peut le perdre. Ce que l'on apprend, on peut aussi l'oublier. C'est pourquoi même les formes de régression telles que la sénilité ou la folie sont des marques de l'humanité de celui qui en est atteint. C'est justement parce qu'il est un homme qu'il peut perdre ce qu'il a acquis. Ce qu'il avait acquis ne relevait pas de l'instinct, mais de l'apprentissage.
3. Des degrés dans la conscience
Il n'y a donc pas si grand inconvénient à accorder la conscience aux animaux. On est tenté de la lui refuser, par peur de gommer toute différence entre l'homme et l'animal, parce que l'on considère que la conscience, c'est tout ou rien. Or, n'y a-t-il pas des degrés dans la conscience? Ne peut-on pas accorder aux animaux un certain degré de conscience, plus faible que chez l'homme, de sorte que l'on conserve ainsi l'affirmation d'une différence, bien qu'elle ne soit plus qualitative (de nature) mais quantitative (de degré)? Descartes ne distingue que la conscience et l'inconscience. Bergson, en revanche, conçoit la possibilité d'une multitude d'états intermédiaires entre la lucidité de la pleine conscience et l'obscurité de l'inconscient.
Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée pour devenir automatique? La conscience s'en retire. Dans l'apprentissage d'un exercice, par exemple, nous commençons par être conscients de chacun des mouvements que nous exécutons, parce qu'il vient de nous, parce qu'il résulte d'une décision et implique un choix; puis à mesure que ces mouvements s'enchaînent davantage entre eux et se déterminent plus mécaniquement les uns les autres, nous dispensant ainsi de nous décider et de choisir, la conscience que nous en avons diminue et disparaît. Quels sont, d'autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux et plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait? Les variations d'intensité de notre conscience semblent donc bien correspondre à la somme plus ou moins considérable de choix ou, si vous voulez, de création, que nous distribuons sous notre conduite. Tout porte à croire qu'il en est ainsi de la conscience en général.
H.Bergson, L'Energie spirituelle, I (la Conscience et la vie, p.11)
On oppose d'ordinaire conscience et inconscience comme deux contraires que tout sépare, comme s'il n'y avait aucun moyen terme entre elles. Bergson pense qu'il y a une continuité entre ces deux états. Il cite un exemple où la conscience s'affaiblit graduellement jusqu'à disparaître. C'est le cas des actions devenues si habituelles qu'elles sont effectuées comme des réflexes. A l'inverse, quand on doit résoudre un dilemme, la conscience s'intensifie. Il y a donc des degrés dans la conscience: nous sommes plus ou moins conscients selon que notre situation nous impose de faire des choix.Bergson établit cette thèse, que la conscience n'est pas constante, mais plus ou moins vive, en examinant deux exemples: il cite d'abord un cas où la conscience diminue peu à peu, puis un autre où, au contraire, elle s'intensifie progressivement. Ces deux exemples ne sont pas indépendants mais vérifient la même idée: la conscience peut passer par une multitude d'états intermédiaires entre la parfaite lucidité et le sommeil.
Le premier exemple concerne une action habituelle, réflexe, devenue automatique - accomplie comme par un automate. Les actes cités par Descartes comme purement corporels et pouvant s'exécuter sans que l'on en ait conscience (respirer) seraient un bon exemple. Bergson cite plutôt les actions techniques. Le geste technique est acquis (non inné) par l'exercice. S'exercer consiste à s'entraîner, donc à répéter, afin de contracter une habitude. Le geste technique maîtrisé devient mécanique. Le savoir-faire est différent du savoir théorique. On peut même dire qu'il exclut le savoir et la conscience. Quand on apprend un tel geste, au début, on est obligé de se concentrer et de penser à ce que l'on fait. C'est pourquoi on l'effectue avec maladresse. Or, la conscience ne va disparaître que progressivement, non tout d'un coup. Ainsi Bergson vérifie l'idée que l'on peut être plus ou moins conscient.
La conscience peut s'estomper jusqu'à disparaître lorsqu'une action devient habituelle au point que la réflexion est superflue. Mais le mouvement inverse peut aussi se produire. Les situations où la conscience s'intensifie sont celles où nous avons la liberté de choisir. C'est ce que Bergson appelle les actions spontanées" (l.1). Non pas parce qu'elles sont instinctives, mais au contraire en ce sens qu'elles sont libres et qu'elles expriment un choix. Ce sont par exemple les décisions à prendre dans les moments de crise. En grec, krisis veut dire "décision". Une crise, c'est un moment décisif. Ce sont aussi les situations de dilemme (il faut choisir entre plusieurs solutions qui paraissent d'égale valeur) ou les cas de conscience, où l'on est obligé de décider avec prudence, en évaluent les conséquences de son choix. Dans les situations nouvelles, une solution technique toute faite ne suffit pas, il faut inventer. Bergson souligne la liaison entre la conscience et la liberté. La nouveauté, la nécessité d'inventer exigent davantage de conscience. L'action automatique n'est pas libre: j'y suis déterminé par mes habitudes, mes réflexes, je les laisse agir; du coup, il n'est pas nécessaire que cette action soit consciente. La conscience sort de son sommeil quand j'ai un choix à faire.
Le passage de l'inconscience à la conscience, comme le changement opposé, est progressif. Ce n'est pas tout ou rien: il y a continuité. L'idée d'une conscience animale est du coup moins difficile à admettre.
Conclusion:
Le débat sur la conscience chez l'animal suscite la passion. C'est qu'on y voit cet enjeu: l'homme n'est-il qu'un animal? Mais en fait, il n'est pas nécessaire de refuser la conscience à l'animal pour maintenir l'humanité au rang qui lui convient. Il est possible d'accorder une certaine forme, un certain degré de conscience aux animaux, selon leur espèce, sans pour autant nier toute différence entre l'homme et l'animal.Bibliographie:
Descartes, Discours de la méthode, V
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité
L. Malson, les Enfants sauvages, coll. 10/18
Bergson, l'Energie spirituelle, PUF, coll. Quadrige
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