| Notions du programme de terminale concernées: 
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Introduction :
Qu'est-ce donc que le temps? Si personne  ne me le demande, je le sais. Mais si on me le demande et que je veuille  l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je  sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé, que si  rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir; que si rien  n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le  passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore? Quant au présent,  s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne  serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour  être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer  qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être? Si bien que  ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à  n'être plus.
Saint Augustin, Confessions, livre XI
L'être du temps, c'est son essence. Le temps semble ineffable,  inexprimable. Pourtant, il s'agit d'une notion familière, dont on fait  un usage fréquent dans la conversation. Le temps se caractérise à la  fois par une évidence et un caractère énigmatique. Chacun a une idée de  ce qu'est le temps, parce que nous en faisons tous l'expérience. Nous en  avons une représentation suffisante pour les besoins de la  conversation, suffisante pour nous faire comprendre, pour que nous  croyions parler de la même chose. Mais cette notion est en réalité vague  et confuse. Nous avons tous conscience du temps. Mais cela ne suffit  pas à en avoir une connaissance. Nous avons une expérience du temps, le  temps est vécu par la conscience; mais nous sommes incapables de  formuler cette expérience pour l'expliciter. Une conscience immédiate du  temps, une conscience pré-réflexive. Mais c'est l'exemple même d'une  opinion dont le caractère problématique est en général inaperçu, d'une  notion apparemment bien connue, qui est en réalité méconnue. Cependant,  puisque l'on fait usage du mot temps, c'est que l'on donne un certain  sens à ce mot. En analysant cette idée, il sera peut-être possible de  l'éclaircir.
I. Le problème de l'être du temps
La notion de temps est familière. Chacun, en effet, sait bien de quoi  est fait le temps: le temps, c'est le passé, le présent et l'avenir.  Mais cette définition ne résiste pas à l'analyse. En effet, écrit  Augustin, l'être du temps ne peut résider ni dans le passé ni dans le  futur, car passé et futur sont deux non-êtres. Le passé n'est pas --  puisqu'il n'est plus; quant à l'avenir, il n'est pas davantage,  puisqu'il n'est pas encore. L'être de l'avenir soulève une difficulté  supplémentaire car, de l'avenir, on ne peut même pas savoir avec  certitude s'il sera. Reste à examiner le cas du présent.
1. L'être du présent
La tentation est grande de faire résider l'être du temps dans le  présent car, à l'inverse du passé et du futur, le présent, semble-t-il,  est. Avec le présent, on éviterait donc la difficulté précédente. Mais  c'est pour tomber dans une série de difficultés nouvelles. A l'analyse,  nous nous rendons compte que le présent nous échappe, qu'il est  insaisissable. En effet, le présent, aussitôt qu'on essaie de  l'identifier, n'est déjà plus présent, mais passé. Le présent fuit, il  coule en direction du passé. Le temps se donne pour un écoulement, un  devenir (les Grecs ne parlent pas du temps, mais du devenir). Si le  temps ne coulait pas, il ne serait pas un devenir, mais un demeurer. Le  présent, nécessairement, cesse d'être en devenant passé. Un présent qui  ne passerait pas ne serait pas du temps présent, il ne serait pas du  temps: ce serait l'éternité, dit Augustin. Il propose ainsi une  définition de l'éternité, qui ne consiste pas seulement en une durée  indéfinie, car ce serait encore du temps, mais plutôt dans l'absence de  temps. L'éternité est un éternel présent, une immobilité. Le présent, en  revanche, tombe sans cesse au passé et, du coup, cesse d'être. Si l'on  fait donc consister le temps dans le présent, l'être du temps  consisterait à tendre au non-être: à s'écouler vers le passé,  c'est-à-dire à n'être plus. Si l'être du temps, c'est de n'être plus, la  nature du temps est bien paradoxale. L'être du temps, ce serait le  non-être. C'est cette contradiction que souligne Augustin à la fin du  texte.
On ne peut pas définir le temps par quelque chose dont l'être est  insaisissable. Or, si l'on tente de définir le présent, on s'aperçoit  qu'il s'effrite sous nos doigts. En effet, quelque étendue de temps que  l'on considère, aussi courte soit-elle, on se rend compte qu'elle peut  être divisée, de même que ses parties, et ainsi de suite, sans que l'on  puisse atteindre une partie elle-même irréductible. Si l'on considère  l'année présente, on voit qu'en réalité elle n'est pas tout entière  présente. Sur les douze mois qui la composent, onze sont déjà passés ou  bien encore à venir. Quant au mois présent, à son tour, on peut le  diviser en jours dont un seul est en cours. Cette division semble  pouvoir être poursuivie à l'infini sans que l'on rencontre jamais un  élément indivisible. Le présent, qui semblait seul pouvoir définir  l'être du temps, semble lui-même insaisissable.
2. La notion d'instant
L'être du temps ne peut résider ni dans le futur ni dans le passé,  qui ne sont pas, mais seulement peut-être dans le présent. Cependant,  rien ne semble demeurer présent. Dès que nous voulons le saisir, le  présent se dérobe, comme s'il était divisible à l'infini. Deux  hypothèses sont possibles.
Soit cette division ne peut en effet trouver aucun terme. Alors il  faudra avouer qu'il est impossible de déterminer ce qu'est le présent.  Soit il existe un élément de temps indivisible, que nous n'avons pas  découvert parce que nous n'aurions pas poussé l'analyse assez loin. Le  temps serait alors constitué d'une série de moments présents très brefs,  plus courts que la seconde. On nomme instant cet élément  simple. L'instant n'est pas seulement un court moment. Il serait un  élément simple, au sens où le chimiste parle de corps simples: est  simple ce qui n'est pas composé et qui, par suite, ne peut pas être  divisé. L'instant serait comme un atome temporel. Selon l'étymologie,  l'a-tome est un corps non composé. Certes, les savants  ont découvert  que l'atome est composé d'électrons, de neutrons, et de quarks. C'est  donc que les atomes ne méritaient pas leur nom d'atomes. On les a nommés  ainsi parce que l'on croyait disposer, avec eux, de la plus petite  partie de la matière. Au sens strict, l'atome est ce qui n'est pas  composé, qui n'a pas de parties, qui résiste à la division. L'instant,  comparable à l'atome, serait l'élément temporel en quoi consiste le  temps.
3. Du temps qui ne dure pas
Mais la notion d'instant est à critiquer. En effet, au lieu  d'expliquer la nature du temps, de la rendre plus claire, elle ne fait  que l'obscurcir. Deux arguments empruntés à Bergson.
1° Admettons  que le temps soit composé d'une série d'instants. Comment doit-on alors  considérer les intervalles qui séparent les instants? Première  hypothèse: c'est un troisième instant. Mais on ne fait que reculer la  difficulté: qu'est-ce alors qui sépare cet instant-intervalle des deux  autres instants? Il faudra supposer une multiplicité d'instants, et  l'être du temps nous échappe à nouveau en se dispersant en une poussière  d'instants. Encore une fois, l'être du temps se disperse sans qu'on  puisse le saisir. Seconde hypothèse. Entre deux instants successifs, il  n'y a rien: un vide sépare les instants. Mais comment expliquer alors  que le temps s'écoule? Autrement dit: comment rendre raison du passage  d'un instant au suivant? Car, comme l'a souligné Augustin, ce qui  caractérise le temps, c'est le fait de ce passage, c'est qu'il passe. Si  le temps était une juxtaposition d'instants, il faudrait que l'on saute  d'un instant à un autre, ou bien l'on resterait prisonnier d'un instant  éternel. 
| 2° Zénon est l'auteur de sophismes qui avaient pour but de prouver que le mouvement est impossible. Les arguments de Zénon reposent sur la notion d'instant. Ses arguments montrent que, si l'on conçoit le temps comme une série d'instants, on rend inconcevable le mouvement, dont la réalité est pourtant un fait. Exemple: le paradoxe de la flèche. On suppose une flèche qui vole. A chaque instant, la flèche est-elle au repos ou en mouvement? Première hypothèse: à chaque instant, elle est en mouvement. C'est donc que nous n'avons pas affaire à des instants. En effet, tout mouvement prend du temps. Si, durant une certaine période, la flèche est en mouvement, c'est donc que la période considérée n'est pas instantanée. On pourrait encore la diviser, en concevoir une plus courte: ce n'est donc pas un instant. L'instant est comme un point mathématique idéal, sans étendue. On ne peut pas concevoir un mouvement qui ne dure pas, un mouvement instantané. | 
Seconde hypothèse: à chaque instant, la flèche est immobile. Mais  comment reconstituer son mouvement à partir d'immobilités successives?  Comment le mouvement pourrait-il être constitué de non-mouvement? Le  mouvement ne saurait être composé d'une série de positions. Décomposer  un mouvement en une juxtaposition de points ne permet pas de comprendre  le mouvement. C'est l'erreur commise dans le paradoxe d'Achille et la  tortue.
L'objection  du cinéma ne donne pas raison à Zénon: on y recompose le mouvement avec  du mouvement, et pas seulement avec des vues immobiles, puisque le film  défile. La notion d'instant rend inintelligible cette réalité qu'est le  mouvement. S'il y a des instants, le mouvement est impossible. Or le  mouvement existe. Il faut donc renoncer à cette notion.
La notion d'instant, qui semblait constituer le dernier refuge possible  de l'être du temps, est contradictoire. Elle rend impossible le  mouvement, et obscure la nature du temps. Si le temps est composé  d'instants, il est composé de temps qui ne s'écoule pas, de moments  immobiles. En fait, l'instant est du temps immobilisé, du temps arrêté,  ce n'est pas du temps car le propre du temps est de s'écouler. Ce qui  est instantané, c'est précisément ce qui ne dure pas, c'est le contraire  du temps. Il est donc contradictoire de vouloir définir le temps à  partir de la notion d'instant.
II. Temps physique et temps psychologique
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Il nous faut chercher l'être du temps ailleurs que dans ses  divisions. Mais où? Augustin nous l'indique: j'ai conscience du temps,  mais je ne sais pas l'expliquer. Nous devons partir de ce dont nous  disposons: notre conscience du temps, l'expérience que nous faisons du  temps. Cette expérience est double et contradictoire. Il y a deux façons  de vivre le temps. 1° Il est subi, vécu comme une contrainte, quelque  chose dont nous n'avons pas la maîtrise: on voudrait qu'il passe plus ou  moins vite, mais on n'y peut rien. 2° Mais d'autre part, on sent bien  qu'il n'est pas complètement indépendant du sujet. Il passe plus ou  moins vite selon l'humeur. Le temps de l'ennui et de l'impatience n'est  pas le même que celui de la joie. On doit donc distinguer deux façons de  concevoir le temps. Soit comme une réalité physique, qui s'impose à  nous, de l'extérieur, à la manière d'une chose. Soit comme une  impression, une idée, produite par le sujet. Le temps est-il donc réel  ou idéal? Est-il une réalité, qui appartient à la nature, ou bien une  représentation intérieure à la conscience? Est-il une réalité absolue,  le temps des horloges, identique pour chacun? Comment expliquer alors  qu'il ne s'écoule pas toujours au même rythme? Ou bien est-il relatif et  individuel? Mais comment se fait-il alors que nous ne soyons pas  maîtres du temps?
1. « L'Ennemi » (Baudelaire)
| Nous ne sommes pas maîtres du temps, qui apparaît comme une malédiction. La perception que l'homme a de l'espace n'est pas si tragique: «Le temps, marque de mon impuissance; l'étendue, de ma puissance» (Jules Lagneau). L'espace est le signe de la puissance de l'homme. L'espace, c'est ce qui est à conquérir. L'homme exerce sa puissance en s'appropriant l'espace. La grandeur d'un royaume est l'indice du pouvoir de son souverain. Dans la mythologie, l'acte de circonscrire un territoire est décrit comme le geste symbolique de la fondation d'une cité. Mais quel que soit le pouvoir d'un homme, il se heurte toujours à cette limite infranchissable qu'est le temps. Dans l'espace, je peux me déplacer à mon gré. En revanche, il est impossible d'arrêter le temps. Le vœu du poète («O temps, suspends ton vol») est vain. Je ne peux pas davantage l'accélérer afin qu'il ne dure pas, dans le but par exemple de satisfaire mon impatience. Pour qu'un morceau de sucre fonde dans un verre d'eau, il faut du temps. On peut toujours accélérer le processus, mais jamais faire qu'il ne dure pas , qu'il soit instantané. Dans l'espace, on peut changer de direction et même revenir en arrière. A l'inverse, le temps est irréversible, il ne s'écoule que dans un sens. Il est impossible d'en remonter le cours. Barjavel décrit les conséquences absurdes qu'entraînerait le projet de voyager dans le passé. «On ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve» dit Héraclite: à deux moments successifs, même très proches, le temps a déjà passé, ils ne sont pas identiques. La vision héraclitéenne du temps est tragique. Le tragique, c'est le destin. Dans une tragédie, tout est joué d'avance. Dès le début, les jeux sont faits. Le dénouement est fatal, parfois même annoncé. En ce sens, toute tragédie est la «chronique d'une mort annoncée». Voir par exemple Antigone de Jean Anouilh, p. 53: le chœur annonce le dénouement dès le début. A l'inverse, le dénouement d'un drame n'est pas nécessaire, mais contingent. Le temps s'écoule, lui, inexorablement. C'est une fatalité. Le temps, c'est ce qui emporte tout. «Tout coule», dit Héraclite (panta rei). Rien ne demeure identique, toute chose vieillit et périt. Le temps, c'est le vieillissement et la mort, à quoi personne n'échappe. Nous sommes des êtres temporels, non des dieux. Nous vivons dans le temps, non dans l'éternité. Cela implique que nous sommes temporaires. | 
Cette vision tragique du temps conduit les hommes à le diviniser. Les  Grecs l'identifient au dieu Chronos. Dans d'autres civilisations, on  considère qu'il dépend des dieux. Mircea Eliade a observé que dans  certaines sociétés, le Nouvel An donne lieu à des fêtes religieuses. On y  assiste à une sorte de culte du temps, qui vise à prier les dieux  d'assurer le renouvellement du cycle annuel, c'est-à-dire le retour du  cycle des saisons, essentiel pour l'agriculture. Cette tentative pour  s'assurer du retour périodique des saisons témoigne de l'impuissance où  l'homme se trouve par rapport au temps.
| 2. Le temps des physiciensSi l'on veut définir le temps de façon objective, il est nécessaire d'ôter de la représentation que l'on en propose tout son côté affectif, tous les sentiments, tels que la peur, qu'il inspire. Il faut renoncer à la représentation mythique pour chercher une description rationnelle. Les physiciens se soumettent à cette exigence. Mais malgré le progrès des idées, de l'Antiquité à la science moderne, un point commun demeure: le temps est conçu comme une réalité physique. Les physiciens affirment l'indépendance du temps à l'égard de la conscience. | 
a. Les Grecs.
Ils se dégagent peu à peu de la pensée mythique. Le trait principal  de leur conception du temps, c'est qu'il est étroitement lié aux  phénomènes naturels. Plus précisément, les Grecs établissent un lien  étroit entre le temps et les mouvements cosmologiques. Ils identifient  le temps au mouvement des astres. En effet, le cours des astres est  déterminé par des lois. L'astronomie grecque découvre que les planètes,  que l'étymologie désigne comme des astres errants, au cours aléatoire,  ont en réalité un cours régulier et nécessaire. Les événements  cosmologiques sont donc réguliers et prévisibles. Ainsi, Thalès, le  premier, prédit une éclipse de soleil. Le mouvement des astres étant  régulier, il permet de mesurer le temps. On ne peut mesurer le temps que  de façon indirecte, en mesurant la durée d'un processus régulier, d'un  événement qui se répète de façon périodique. Par exemple, l'alternance  du jour et de la nuit, ou la succession régulière des saisons, les  phases de la lune. Le mouvement des astres permet de mesurer le temps.  Les Grecs établissent pour cette raison un lien privilégié entre le  mouvement des astres et le temps. Le temps n'est donc pas une idée, une  représentation interne à la conscience, si bien que si personne n'avait  conscience du temps, il n'y aurait pas de temps. Au contraire, c'est une  réalité cosmologique, un phénomène naturel parmi d'autres. C'est au  point que les stoïciens vont jusqu'à identifier les divisions du temps  aux rythmes cosmologiques, aux événements qui jalonnent la vie de  l'univers. Les divisions du temps, tout à fait indépendantes des hommes,  sont des réalités naturelles. Ainsi, le mois, c'est la Lune; l'hiver,  c'est le froid. Le temps lui-même, en revanche, est un quasi non-être,  un incorporel: il n'est ni sensible ni palpable. Il ne tire sa réalité  que des mouvements qui le mesurent. S'il n'y avait pas de monde, il n'y  aurait pas de temps: l'existence du temps est liée à celle de l'univers.  Les divisions du temps, elles, sont identifiées aux corps qui les  mesurent. Elles sont des corps. Le temps, pour les stoïciens, est  étroitement lié à la réalité naturelle.
b. Le temps mathématique.
| La physique moderne fait des progrès par rapport à l'Antiquité. Le temps est pour elle un concept central, parce qu'elle repose sur la mathématisation. Pour obtenir des résultats exacts, il faut mesurer les phénomènes. La mesure du temps qui passe est donc indispensable. Le temps, dans la physique moderne, est ce qui sert à mesurer la durée des événements physiques. C'est le temps tel qu'on s'y réfère dans les expériences , par exemple pour mesurer la vitesse d'un mobile, le temps que l'on mesure et que l'on chronomètre. Pour mesurer la vitesse d'un corps, on relève ses positions successives aux instants t1, t2, t3, etc...Le temps est ici une quantité. La physique moderne a fait du temps une grandeur mathématique. Il est défini par Newton comme le milieu homogène dans lequel les événements ont lieu. Il est unique, c'est-à-dire que toutes les horloges mesurent le même temps. Il est homogène, c'est-à-dire que toutes ses parties sont égales entre elles. Il est comme un cadre que les événements viennent remplir. Mais il est indifférent à ce qui se passe: l'accélération d'un processus, de la vitesse d'un corps, n'accélère pas le cours du temps, qui se déroule à un rythme identique, quoi qu'il arrive. Le temps est indifférent aux mouvements qui le mesurent ou qu'il mesure. Il est indépendant du mouvement des choses, si bien qu'il subsisterait même si rien ne se passait, c'est-à-dire s'il n'y avait pas de monde, et il préexistait à la naissance de l'univers. Ce temps, Newton le qualifie de temps absolu, en ce sens qu'il n'est relatif ni à la conscience que l'on en a, ni même au mouvement des choses. | 
3. La durée vécue
| Il y a un temps absolu, le temps des horloges, qui s'écoule de façon inexorable, toujours à un rythme identique, mais aussi un temps vécu, psychologique, individuel et relatif. «Les jours sont peut-être égaux pour une horloge, mais pas pour un homme» (Proust). Le temps, en effet, n'est pas indépendant de la conscience que l'on en a. Il est élastique, il peut être plus ou moins long selon l'état d'esprit du sujet. Exemple: M. Butor, la Modification, page 27. Or, le temps décrit par les physiciens, s'il permet l'exactitude des calculs, ne correspond pas à notre expérience intime de la durée. | 
a. Temps et espace.
Bergson souligne, dans la Pensée et le mouvant,  l'inadéquation entre ce concept du temps et l'expérience que nous  faisons de la durée. Il note en particulier que ce temps mesuré, le  temps indiqué par les horloges, est un temps spatialisé. En effet, on ne  peut pas mesurer le temps directement, mais seulement par  l'intermédiaire du mouvement. Or tout mouvement a lieu dans l'espace. Ce  que l'on mesure en fait quand on croit mesurer le temps, c'est le  trajet d'un mobile, c'est-à-dire un espace parcouru. Ce que mesure  l'aiguille de ma montre, c'est une distance, un intervalle d'espace.  Quel que soit le procédé de mesure, le temps est toujours réduit à un  mouvement spatial: celui du Soleil, ou du balancier, ou bien d'un quartz  qui vibre, ou encore de la désintégration d'un atome radioactif. Une  horloge mesure toujours le déplacement d'un mobile dans l'espace. La  méthode de mesure déforme, dénature l'objet à mesurer. En effectuant la  mesure du temps, on confond le temps et l'espace. Or, la durée n'a rien à  voir avec l'espace. Espace et durée sont de nature différente.
Qu'est-ce qui les distingue? Le temps des physiciens fait appel à la  notion d'instant. Il est la juxtaposition d'instants t1, t2 etc...Or,  nous avons vu qu'il fallait renoncer à cette notion, à quoi rien ne  correspond dans notre expérience, pour comprendre ce qu'est le temps. De  plus, le temps est conçu comme composé d'éléments homogènes, identiques  entre eux et interchangeables. T1 = t2 = t3. Les intervalles de temps  mesurés sont égaux, superposables. Une seconde est identique à une autre  seconde. Cela revient à traiter le temps comme l'espace. Or, deux  moments du temps, contrairement à deux portions d'espace, ne peuvent pas  être superposés pour être comparés: ils ne sont pas simultanés mais  successifs. En outre, tous les moments du temps ne sont pas homogènes,  identiques: certains paraissent plus ou moins longs. Chaque moment est  fortement individualisé par son contenu. Il n'y a pas deux moments qui  soient vécus de façon identique. On ne peut donc pas confondre temps et  espace. Il faut résister à notre tendance naturelle à penser le temps  sur le modèle de l'espace, dont témoigne notre manière habituelle de  nous exprimer. Les adverbes de lieu servent souvent à indiquer une date  («le moment où...»). De même, on décrit la musique à l'aide d'un  vocabulaire emprunté au domaine de l'espace. Or, la musique n'a rien de  spatial. A l'inverse de la peinture, les œuvres musicales ne s'étendent  pas dans l'espace, mais seulement dans le temps. Elle n'est pas visible;  les notes se succèdent dans la durée. Mais on en parle comme si durée  et espace étaient comparables: on parle par exemple de la «hauteur» des  notes.
b. La continuité.
Le temps décrit par les physiciens est en fait une idée confuse, qui  résulte d'un mélange entre les idées de temps et d'espace. Pour  découvrir enfin l'être du temps, il faut donc le dépouiller de tout  mélange avec l'idée d'espace. Comment retrouver ce temps vrai, ce temps  pur, que Bergson nomme la durée? En soi-même. La durée intérieure, celle  du moi qui dure, la conscience en tant qu'elle dure, nous offre  l'expérience d'une durée pure de tout mélange avec l'idée d'espace. La  conscience a une durée. En effet, si je m'examine moi-même, qu'est-ce  que je découvre? Des perceptions, des souvenirs, des émotions, des états  de conscience qui se succèdent d'une façon continue.
Ces deux caractères constituent l'essence même de la durée. La durée est  succession -- tandis que l'espace est simultanéité. Cette idée était  déjà implicite chez Augustin, qui soulignait qu'un présent qui ne  succéderait à aucun autre, qui ne s'écoulerait pas, ne serait pas du  temps. En outre, la durée est continuité. La continuité est le contraire  de la juxtaposition, qui caractérise les parties de l'espace. Si l'on  pense la durée sur un modèle spatial, comme juxtaposition, on rend  incompréhensible son écoulement. De façon générale, si on réduit tout  changement, que ce soit le temps ou le mouvement, à l'espace, on le rend  impensable. Le mouvement ne se confond pas avec l'espace, avec la  trajectoire qu'il parcourt. Exemple d'une telle spatialisation du  mouvement: Zénon, le paradoxe d'Achille et la tortue. L'erreur est que  l'on découpe le mouvement en éléments qui ne correspondent à rien dans  le vécu du mouvement. Achille ne procède pas ainsi, sa course est d'une  seule unité, c'est un tout. On confond le mouvement avec son trajet. Le  trajet, c'est de l'espace. Il peut être découpé. Le mouvement, lui, s'il  est décomposé, est dénaturé: on fait comme s'il était composé d'une  juxtaposition de points, d'arrêts virtuels, de positions où il pourrait  s'arrêter -- mais justement il ne s'arrête pas. Bref, on recompose le  mouvement avec une série d'immobilités. On commet la même erreur dans le  cas de la durée: les instants sont semblables à des immobilités, tandis  que la durée est flux. Comment penser ce flux s'il est constitué  d'instants fixes? Il ne faut pas penser la durée en termes de  juxtaposition, mais de continuité. Que l'on examine le moi qui dure: ses  états de conscience ne sont pas posés les uns à côté des autres, et  séparés. Cette multiplicité d'états psychologiques est une multiplicité  de fusion: les pensées s'enchaînent en se fondant les unes dans les  autres, si bien qu'il est impossible de dire où l'une commence et où  l'autre s'achève. Le passage de l'une à l'autre est insensible,  progressif, de sorte qu'il n'y a pas de saut, pas de rupture. Pour  illustrer cette thèse, Bergson propose une image (avec des réserves, car  toute image est spatiale). La durée peut être comparée à un spectre  lumineux ou un arc-en-ciel dont les couleurs se fondent les unes dans  les autres . Tout se passe comme si les couleurs s'enrichissaient  mutuellement. Chacune semble conserver quelque chose de la précédente,  bien qu'elle en soit distincte. Le passage de l'une à l'autre est  insensible, si bien qu'on ne saurait le situer de façon précise.  Cependant, toutes sont distinctes. La durée témoigne d'un tel  enrichissement progressif: chaque moment est nécessairement différent du  précédent, original, neuf et imprévisible, ne serait-ce que parce qu'il  a vieilli d'un instant. C'est le même que le précédent, mais à quoi  s'est ajouté quelque chose de neuf. Par un effet boule de neige, à la  somme du passé s'ajoute le présent, qui vient ainsi modifier le tout, en  lui ajoutant une coloration nouvelle. Il y a donc nécessairement  différence, hétérogénéité. C'est ce qui arrive en poésie lorsque deux  strophes identiques ouvrent et clôturent le poème. La même strophe,  lorsqu'elle est lue pour la seconde fois, ne produit pas la même  impression. C'est qu'elle s'est chargée, entre temps, de la tonalité du  reste du poème. Parce qu'à présent on connaît le reste du poème, on ne  lui donnera pas le même sens. Il en va de même en musique. (Cf.  Jankélévitch, la Musique et l'ineffable, II, 1, page 33 sq). La  durée est comparable à une mélodie, dont les notes ne sont pas  simplement juxtaposées, sans lien entre elles. Au contraire, elle  possède une unité, elle est un tout, elle n'est pas un simple égrènement  de notes. Cette unité vient de la relation entre ses éléments: chaque  note semble annoncer la suivante. La mélodie a un sens, qui se perd si  elle n'est pas jouée en mesure.
La thèse bergsonienne, c'est ce qui la justifie, offre une solution au  problème de l'être du temps. Le temps vrai, c'est-à-dire la durée, n'est  pas constitué d'éléments juxtaposés. Bergson fait ainsi l'économie de  la notion d'instant. L'essence de la durée, c'est la continuité. Tandis  que l'espace est discontinu et divisible, la durée est indivisible. De  même, les états de conscience passés, présents et futurs ne sont pas  séparés mais fondus ensemble. Bergson fournit du coup une solution au  problème de l'unité du moi, de l'identité personnelle [Voir la leçon sur   la connaissance de soi].Si  l'on conçoit les états de conscience comme juxtaposés, à la façon des  perles d'un collier, on se pose inévitablement la question de savoir:  qu'est-ce qui retient les perles ensemble? On va alors chercher le fil  qui assure l'unité du collier. Or, comme l'a noté Hume, on ne trouvera  rien, par l'exploration de sa subjectivité, qui joue un tel rôle. Il n'y  a pas de «moi» qui relie les multiples états de conscience comme un fil  relie des perles. Mais si l'on conçoit les moments de la vie de la  conscience comme continus, alors le problème disparaît: il n'y a pas  besoin de fil si ces moments sont fondus les uns dans les autres.
III. « Phénoménologie des trois dimensions temporelles » (Sartre)
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Un phénomène, c'est ce qui apparaît, dans l'expérience. Une  phénoménologie est une description de l'expérience. Sartre compare, à  l'aide d'une image dont on a vu qu'il faut s'en méfier, les trois  moments du temps aux trois dimensions de l'espace. La notion de temps  vécu, à l'inverse du temps mathématique, permet de résoudre les  difficultés de l'être du temps découvertes par Augustin, et soulevées en  particulier par la notion d'instant. A présent que nous savons ce  qu'est le temps, quel est l'être de chacune des trois dimensions du  temps?
1. L'attention au présent
La conscience du présent est attention au présent. La vie et l'action  exigent une attention au présent. Mais cette attention est en même  temps conscience d'un passé et d'un futur. La conscience du présent est  ouverture pour moi d'un passé et d'un avenir. Le présent, dès lors qu'il  est objet de conscience, déborde sur le passé et l'avenir. La  conscience est dépassement. L'homme ne vit pas dans l'instant, mais  dépasse, domine l'écoulement temporel. Il ne vit pas dans l'instant,  enfermé dans l'instant. Il n'y est pas plongé sans aucun recul. Il ne  vit pas dans un éternel instant, l'existence n'est pas pour lui une  succession de «maintenant» mais, du présent, il peut regarder en arrière  vers le passé ou attendre l'avenir. La conscience du présent n'est pas  la conscience du seul instant présent, mais aussi la conscience d'un  passé et d'un futur. 
En effet, l'attention au présent exige la conscience des souvenirs  utiles -- par exemple des situations passées semblables afin d'éviter de  répéter les mêmes erreurs. «Conscience signifie d'abord mémoire», écrit  Bergson dans l'Energie spirituelle, I: la conscience et la vie  (p. 5). Bergson représente la conservation des souvenirs par l'image de  la boule de neige. Le passé s'accumule, se conserve automatiquement. Le  présent s'y ajoute sans cesse. Pour Bergson, tous les souvenirs sont  donc conservés, tous restent présents. Objection: nous ne nous souvenons  pas de tout. Comment pouvons-nous alors oublier? Ce qui est  problématique dans la perspective de Bergson, ce n'est plus la mémoire,  c'est l'oubli. L'oubli est une fonction du cerveau. Le cerveau a pour  tâche de ne laisser revenir à la conscience que les souvenirs utiles à  l'action présente. Tous les souvenirs sont conservés, bien qu'ils  demeurent pour la plupart inconscients. Seuls sont convoqués ceux qui  sont actuellement adaptés à la situation. Bergson tire argument des  témoignages de ceux qui, s'étant trouvés dans une situation de mort  imminente et apparemment certaine, ont vu défiler le  "film de leur  vie". Devant la certitude de mourir, l'attention à la vie et à l'action  se relâche, la sélection des souvenirs ne s'opère plus. Cette sélection,  en temps ordinaire, est vitale. Pour qu'une action, ou une réaction  soit efficace, il faut que tous les souvenirs inutiles restent dans  l'oubli: il s'agit de ne pas encombrer la mémoire. En ce sens, «vivre,  c'est oublier» (Nietzsche, Généalogie de la morale, deuxième  dissertation). Il y a une vertu de l'oubli. Paradoxalement, la  conscience suppose l'inconscient. La conscience n'est possible que s'il y  a de l'inconscience. Si, à chaque instant, étaient présents à ma  conscience chaque souvenir, jusqu'au plus lointain, et si j'étais  incapable de rejeter hors du champ de mon attention tout ce qui ne  m'intéresse pas actuellement, je serais incapable de me concentrer sur  quoi que ce soit. Il me faudrait penser à une infinité de choses en même  temps. On ne peut pas concevoir une conscience sans inconscient. 
De même que l'attention s'étend au passé, il y a continuité entre le  présent et l'avenir. L'attention est en même temps attente,  anticipation. La conscience «s'occupe de ce qui est, mais surtout en vue  de ce qui va être»(la Conscience et la vie, p. 5). Je suis  attentif en vue de ce que je vais faire, tendu vers mon but, vers le  résultat escompté. Ce à quoi s'applique l'attention, ce n'est donc pas  un présent ponctuel, un instant, mais un présent qui possède une  certaine étendue, qui constitue un certain intervalle, une certaine  «épaisseur de durée», variable en fonction de mon degré d'attention. Mon  présent est extensible selon mon degré d'attention. Par exemple, il  peut être limité à un mot que je prononce actuellement, surtout si j'ai  peur de l'accrocher, ou s'étendre aux phrases précédentes, voire au  paragraphe précédent, ainsi qu'à l'idée que je vise, à l'intention  générale (la Perception du changement, p. 168). Voilà résolue  la question de l'être du présent, soulevée par Augustin: il est vrai que  la notion d'instant est un impasse; il faut concevoir le présent comme  la durée délimitée par mon degré d'attention.
2. L'anticipation de l'avenir
Le problème soulevé par Augustin est celui-ci: quel est l'être du  futur, puisque, semble-t-il, le futur n'est pas? Il n'existe qu'à titre  de représentation, c'est-à-dire en tant que j'en ai conscience. Mais  comment peut-on se représenter l'avenir, puisqu'il n'est pas encore, et  même ne sera peut-être jamais? Peut-on se représenter l'avenir?
a. Prévision et prédiction.
L'avenir, dans une certaine mesure, peut être prévu. Un certain  groupe de phénomènes, ceux dont s'occupent les sciences de la nature,  peuvent être prévus d'une manière exacte. Ces faits sont ceux qui  obéissent à des lois, qui se répètent de façon régulière, de telle sorte  que l'on peut annoncer leur réitération. Les premiers phénomènes à  avoir fait l'objet de prévision scientifique ont été ceux qui affectent  les astres. Parce que la course des corps célestes obéit à des lois  immuables, il est possible de prévoir leur mouvement et leur position  future. C'est pourquoi l'on peut annoncer à l'avance une éclipse ou le  passage d'une comète. Dans le domaine de la nature, la connaissance de  la loi rend possible la prévision: en ce sens,«savoir, c'est prévoir»,  disait A. Comte. C'est à ce caractère que l'on reconnaît si une théorie  scientifique peut être tenue pour vraie. Elle doit rendre possible la  prévision. Elle doit être confirmée par l'expérience. La démarche  scientifique consiste à déduire, de l'hypothèse proposée, une  conséquence, et de voir si elle se réalise. C'est en ce sens que Pierre  Duhem parle du caractère «prophétique» des théories physiques. Mais il  ne s'agit que d'une image, car la prévision scientifique est d'une  nature toute différente de la prophétie ou de la prédiction.
La prévision et la prédiction reposent en effet sur deux hypothèses très  différentes. Le savant présuppose que les faits naturels sont  déterminés, c'est-à-dire qu'ils obéissent à des lois rigoureuses,  immuables et nécessaires. Les lois physiques sont l'expression d'un  rapport entre deux phénomènes, tel que si l'un a lieu, l'autre ne peut  pas manquer d'arriver. La loi établit une relation entre une cause et un  effet. Cela implique que si la cause n'a pas lieu, en l'absence de  toute autre cause, l'effet n'a aucune raison d'avoir lieu. En revanche,  la croyance en la possibilité d'une prédiction repose sur l'idée que le  cours des choses obéit à un destin. Elle repose, non sur le  déterminisme, mais sur le fatalisme. Cette théorie est l'idée que  l'avenir «est écrit» d'avance. Cela implique d'abord que l'avenir ne  peut être changé. Quoi qu'il arrive, aura lieu ce qui devait arriver.  L'avenir est fatal, il ne peut pas ne pas avoir lieu. Conséquence: la  raison (raisonnement) paresseuse. Si je suis malade, que je me soigne ou  non, cela ne changera rien. Il est donc inutile que je me soigne. Ce  que suppose un tel raisonnement, c'est que quelle que soit la cause,  l'événement aura lieu. Si la cause n'a pas lieu, l'effet aura lieu tout  de même. Or, l'idée d'un fait sans cause est problématique. La  possibilité de se représenter l'avenir est par conséquent loin d'être  établie, sauf en ce qui concerne le champ, assez restreint, des faits  scientifiques. Tout ce que l'on peut prévoir de façon assurée, c'est que  si la cause a lieu, l'effet s'ensuivra. Mais rien ne permet de prévoir  si la cause aura lieu.
b. L'anticipation.
Si l'avenir existe pour la conscience à titre de représentation,  c'est-à-dire sous la forme d'une image précise de ce qui sera, ce ne  peut être qu'à titre exceptionnel. Dans la vie quotidienne, le plus  souvent, nous avons une conscience du futur qui n'en est pas pour autant  une représentation. Le plus souvent, nous n'avons pas de représentation  de l'avenir. Cependant, nous avons une manière de nous rapporter à lui.  Ce rapport à l'avenir prend la forme du projet, ou encore de  l'anticipation. L'homme ouvre la dimension du futur en se projetant vers  lui. La notion de projet est à prendre au sens de se jeter vers quelque  chose, se jeter vers une fin. Exemple fourni par Sartre dans l'Etre et le néant   (p. 163): le tennis. Quand je joue au tennis, pour renvoyer la balle  frappée par l'adversaire, il ne m'est pas nécessaire, et il me serait  d'ailleurs impossible, de me représenter la position future de la balle,  ma position future par rapport à elle, et la série des gestes à  effectuer pour y parvenir. Ma position et mes gestes sont appelés par le  mouvement de la balle sans que j'en aie une claire représentation. La  série de mes gestes s'effectue d'un seul élan. Elle est suscitée par  l'idée que j'ai du but à atteindre. Mais cette idée n'a pas le statut  d'une image, c'est quelque chose de plus vague. La plupart des gestes  quotidiens s'expliquent par un but à venir, non encore atteint, que je  n'ai pas besoin de me représenter. Je cherche mon briquet pour allumer  ma cigarette: je n'ai pas besoin de me représenter ma cigarette allumée  pour que le futur donne un sens à mon geste. Je ne me représente pas  l'avenir, je m'élance vers lui. 
L'avenir, même s'il n'est pas encore, n'est pas un complet non-être.  Il existe pour la conscience: «Si l'avenir se profile à l'horizon du  monde, ce ne peut être que pour un être qui est son propre avenir,  c'est-à-dire qui est à venir pour lui-même» (Sartre, l'Etre et le néant, II, II).
3. La mémoire
Ce qui est passé, semble-t-il, cesse d'être. Le passé relèverait donc  du non-être. Cependant, peut-on mettre sur le même plan ce qui a été  mais qui n'est plus et ce qui n'a jamais été et ne sera jamais?
Avoir été puis n'être plus n'est pas la même chose que n'avoir jamais  été. Que devient donc ce qui est passé? Cela continue d'être, mais sur  un mode particulier. Le passé n'est que par rapport à un présent, à une  conscience présente. Un mort n'est -- sur le mode du passé -- que dans  la mesure où il continue d'exister dans le souvenir des vivants. C'est  le souvenir qui fait subsister le passé. C'est lorsqu'il est oublié  qu'il cesse totalement d'être, qu'il glisse définitivement au néant. Une  réalité passée n'est pas un complet non-être, un pur néant. Le passé  possède un certain degré d'être. Dans la mesure où il est mon passé, il  est maintenu à l'être. Il est dans la mesure où je le soutiens dans  l'être, à la condition que j'en assure la garde. Une fois oublié par les  vivants, le passé n'est plus. Il est définitivement supprimé, aboli,  effacé. J'ai donc une responsabilité à l'égard du passé. «Le passé comme  les morts a besoin de nous; il n'existe que dans la mesure où nous le  commémorons» (Jankélévitch). C'est en ce sens que nous avons un devoir  de mémoire.
Ce devoir est d'autant plus impératif dans le cas des camps  d'extermination, que l'effacement du passé a précisément été le but  poursuivi par nazis et staliniens. Le sens des camps d'extermination fut  d'effacer les morts. Ce qu'il y a de plus abominable dans l'entreprise  nazie ou stalinienne, ce n'est pas tant le meurtre. En cela, l'œuvre de  Hitler n'a rien d'inédit. Mais les nazis ne se sont pas contentés de  tuer: ils ont voulu exterminer, au point d'effacer leurs victimes, de  faire en sorte qu'elles semblent n'avoir jamais existé. C'est ce dont  témoigne la volonté de dépersonnaliser les victimes et la méthode des  meurtres en série, dans l'anonymat. Il s'agit non seulement de tuer,  mais encore de faire disparaître toute trace de l'identité des victimes,  d'empêcher toute survivance de leur souvenir. Le nazisme supprime non  seulement les opposants politiques, comme cela se fait dans toute  dictature, mais aussi des innocents, et encore leur entourage, leurs  proches, leur famille, pour effacer toute trace de l'existence du mort  dans la mémoire des vivants. C'est l'un des traits par lesquels le  totalitarisme ne doit pas être confondu avec les dictatures. Hannah  Arendt, dans le Système totalitaire, cite cet exemple: en Union  Soviétique, une femme dont le mari est arrêté doit immédiatement  divorcer, ce qui est une façon de le renier. On sait que Staline a fait  disparaître Trotsky de tous les documents, manuels, et même des  photographies. Le devoir de mémoire consiste à se rappeler le passé afin  de le sauver de l'oubli et d'empêcher que l'entreprise totalitaire ne  finisse par aboutir. Cette conservation du passé est la mission de  l'historien. Hérodote, l'un des premiers historiens, définissait sa  propre discipline comme tâche de préserver le passé de l'oubli:  «empêcher que ce qu'ont fait les hommes, avec le temps, ne s'efface de  la mémoire» (Enquête sur les guerres médiques). Il pense  surtout aux actions des héros, aux faits glorieux, dignes de mémoire  parce qu'ils pourront servir d'exemple aux générations à venir; mais  l'histoire donne aussi le spectacle de ce qui n'aurait pas dû être.
Conclusion
Le lien entre conscience et temporalité est étroit: la durée est  l'essence même de la conscience. Cependant, ne faut-il pas reconnaître  une existence du temps indépendante de la conscience? Ce temps vécu  pourrait fort bien n'être qu'une illusion, l'apparence que prend pour  nous le temps réel. En outre, la notion de temps vécu conduit à penser  que le temps est avant tout une idée, qu'il est dans l'esprit. Mais  comment expliquer alors que je ne sois pas maître du temps -- je suis  libre de mes représentations? C'est que le temps est lié à la structure  même de la conscience de soi. La conscience ne peut pas ne pas produire  l'écoulement temporel. Elle est toujours à distance d'elle-même, de  sorte que sans cesse, ce qui pour elle était présent coule au passé. De  plus, la notion de temps vécu permet d'éviter les apories où conduit la  notion d'instant. Le temps n'existerait donc pas en soi, mais seulement  pour une conscience. «On ne saurait supprimer le temps lui-même par  rapport aux phénomènes en général, quoique l'on puisse bien retrancher  les phénomènes du temps (par la pensée). Le temps est donc donné a  priori» (Kant, Critique de la raison pure, Esthétique  transcendantale, p. 89 GF). On peut penser le temps sans événements, pas  les événements sans le temps. Il précède toute expérience. Il n'est  donc pas empirique.
Bibliographie :
- Saint Augustin, Confessions, XI (coll. GF)
- H. Bergson, in la Pensée et le mouvant : la Perception du changement et Introduction à la métaphysique
- Barjavel, le Voyageur imprudent (Folio)
- Stephen Hawking, Une brève histoire du temps

 
