Notions:
| Table: Page 1: introduction; I: La finitude Page 2: II et III |
Introduction:
"C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu'à ce que tu retournes à la terre, parce que c'est d'elle que tu as été pris; car tu es poussière et tu retourneras en poussière "(Genèse, II, 19). Ces paroles sévères sont celles de la malédiction jetée par Dieu sur le genre humain. L'homme est condamné au travail et à une vie éphémère. Une vie dans le temps, autrement dit une vie limitée par le temps, voilà la Chute originelle. L'homme est voué, comme toute créature, au devenir, il est condamné à vivre dans la nostalgie de l'éternité perdue, qui ne lui est promise, par la plupart des religions, qu'à la fin des temps. Cependant, est-il légitime de penser le temps comme une malédiction? Si le temps, c'est ce qui fait que nous ne sommes pas des dieux, n'est-ce pas aussi ce qui nous distingue des autres créatures? En effet, on ne peut pas dire de la chose qu'elle est dans le temps, puisqu'elle n'a pas conscience du temps. Vivre dans le temps, n'est-ce pas la condition de toute vie humaine? En ce sens, dire que l'homme vit dans le temps, ce serait davantage souligner son humanité que son imperfection.
Qu'est-ce que le temps? |
I. La finitude
La mort
L'homme vit dans le temps. Vivre dans le temps, c'est n'avoir qu'un temps, c'est être limité par le temps. Le temps constitue l'un des éléments essentiels de la finitude de l'homme. Vivre dans le temps, c'est bien évidemment être temporaire, avoir une durée limitée - limitée par la mort. Comme tout ce qui existe dans le temps, l'homme est corruptible, périssable. Il vieillit et meurt. La mortalité, c'est l'aspect le plus spectaculairement tragique de la condition humaine, souligné par les poètes: le temps, pour Baudelaire, c'est "l'Ennemi". Le temps est destructeur, insistait Héraclite, qui le pense sous la catégorie du devenir: tout change, rien n'est stable, rien ne demeure. Non seulement l'homme est temporaire, mais tout ce qu'il est ou fait, de même, est destiné à disparaître. Aucun plaisir ne demeure. D'où la nostalgie, le regret et le remords, comme expériences de l'irréversibilité du temps.
La situation
Dire que l'homme est temporaire, ce n'est pas seulement souligner qu'il est mortel, mais, ce qu'on oublie, que son existence est limitée par les deux bouts: par la mort, mais aussi par la naissance. Je suis né: cela signifie que j'ai pris date, que je suis daté, situé dans le temps - pas en n'importe quel temps, mais en ce temps-ci. Je suis le "fils de mon temps". Une conséquence, c'est que mes connaissances sont relatives à mon époque. Je suis historique, c'est-à-dire situé à un moment particulier de l'histoire, dont ma connaissance est nécessairement le reflet, dont j'épouse nécessairement, malgré moi, les préjugés. Que l'homme soit temporaire signifie donc que sont temporaires aussi ses connaissances, que la vérité ne peut être atteinte que par un effort qui prend la figure de l'histoire des sciences et de la philosophie, bref qu'il y a une histoire de la vérité.
La séparation
Enfin, être temporaire, c'est aussi être séparé, vivre dans la dispersion. Le temps en effet, c'est ce qui sépare. Il introduit un délai entre le désir et son accomplissement, entre l'action et son résultat. La malédiction du travail et celle du temps sont liées: toute fin demande un effort pour être atteinte et ne peut l'être de façon instantanée. Toute action doit nécessairement s'inscrire dans la durée, prendre la forme d'un processus (alors que la volonté de Dieu est du même coup création, ou ce que Dieu conçoit est du même coup créé, selon Spinoza). Avec la séparation, le temps introduit l'attente.
L'historicité vue comme imperfection
L'historicité peut être vue comme un signe d'imperfection. En effet, ce qui est historique est daté, voué à passer et à subir la corruption qu'impose la durée. Par exemple, la méthode critique d'interprétation de la Bible créée par Spinoza a été perçue comme une dévalorisation des Saintes Ecritures. Spinoza, dans son Traité théologico-politique, fonde une méthode de lecture critique de la Bible. Il entend distinguer ce qui relève véritablement de la parole divine de ce qui a pu être ajouté par les auteurs et les copistes. Cette méthode est fondée sur la conscience de l'historicité de la Bible. La Bible est un objet historique: elle est datée, a été écrite à une certaine époque, par conséquent elle a subi des transformations avant de nous arriver. L'intention de Spinoza est critique, et la Synagogue ne s'y trompe pas puisqu'il est excommunié. Dire que la Bible est historique, c'est souligner que la vérité que la vérité qu'elle révèle n'est pas une vérité éternelle, intemporelle, mais qu'elle a subi les effets du temps. Des textes ont été perdus, d'autres ajoutés. Elle a été recopiée, traduite, des erreurs s'y sont ainsi glissées. Dire que la Bible est historique, c'est relativiser sa valeur.
II. Le désir d'éternité
Etre et devenir
Etre temporaire, c'est donc être mortel, situé, et séparé, ce qui constitue la dimension tragique du temps. D'où le désir d'éternité. L'idée de la vie dans le temps comme vie finie et tragique a pour corollaire la valorisation de l'éternité. Cette dévalorisation de l'existence temporelle ne prend sens que par rapport à une valorisation de l'éternité, à une nostalgie de l'éternité originaire, dont je suis privé. C'est-à-dire que la temporalité est pensée "par défaut" par rapport à une éternité qui serait la vérité et l'accomplissement du temps. Ainsi, Platon, dans le Timée, définit-il le temps comme "image mobile de l'éternité immobile". Le devenir est la copie imparfaite de l'éternité. Cette idée, très grecque, renvoie à celle d'une opposition, d'une incompatibilité entre l'Etre et le devenir. L'Etre, c'est ce qui est commun à tous les êtres particuliers, c'est ce qui fait qu'ils sont; c'est ce qui, en eux, est véritablement. L'Etre, c'est la véritable réalité, non pas la réalité sensible, mobile et passagère, mais ce qui est au sens fort: ce qui demeure au lieu de changer sans cesse. C'est ainsi qu'il faut comprendre la formule de Parménide: "l'Etre est". Platon - dans cette mesure, il est l'héritier de Parménide -, identifiera l'Etre, la réalité véritable, aux Idées. Alors que le monde sensible est le lieu du devenir, de la génération et de la corruption, mais aussi des apparences et de l'opinion, les Idées se définissent par l'identité à soi, la permanence, l'éternité. Les choses sensibles, multiples et changeantes, renvoient comme à leur modèles parfaits, aux essences immuables. Or, l'homme appartient au monde sensible, c'est dire qu'il n'est pas divin, mais imparfait.
Malentendu sur l'éternité
Mais cette éternité qui est refusée à l'homme, en quoi consiste-t-elle? Comment doit-on penser l'éternité pour qu'elle soit un véritable remède contre la finitude? Il est essentiel de la définir, car elle permet de penser la nature du temps, pour ainsi dire, en négatif: elle permet d'imaginer ce que serait une vie hors du temps. En effet, pour qu'elle abolisse toutes les limitations liées au temps, il faut la concevoir comme le contraire du temps. L'immortalité ne suffit pas, car elle ne permet pas de guérir tous les aspects de la vie temporaire. La véritable éternité n'est pas l'immortalité, qui ne remédie en rien à la séparation temporelle d'avec les autres et moi-même. L'immortalité n'est qu'une durée sans limites. Si c'est cela l'éternité, alors elle est encore du temps: elle est seulement un temps illimité. L'éternité comme véritable négation du temps, c'est celle qu'a pensée saint Augustin (Confessions): il s'agit d'un présent éternel, d'une immobilité. Le temps, c'est le devenir; l'éternité, c'est l'absence de succession. Une telle éternité ne suppose pas seulement l'immortalité, mais encore la simultanéité, l'absence de séparation, l'intemporalité. Elle semble constituer le remède à toutes les misères humaines. C'est, semble-t-il, cela que doit promettre toute religion. "Rien ne me serait trop cher pour l'éternité", dit Pascal (Pensées, Br. 229). S'il s'agit bien de cette éternité-là, il semble que tout homme, qu'il croie ou pas, doive considérer qu'elle est souhaitable et plus digne, plus parfaite que la vie dans le temps.
Etre dans le temps, pour l'homme, c'est donc ne pas vivre une vie divine, éternelle, mais être temporaire à la façon de toutes les autres créatures. Mais est-on bien sûr que l'homme vive le temps comme la chose ou l'animal? L'homme, au contraire, n'est-il pas le seul être à qui il soit donné de vivre le temps? L'homme ne vit pas dans le temps, comme on baigne dans un élément: le temps, tout aussi bien, est dans sa conscience, si l'on peut dire. Cette façon particulière d'être temporel ne change-t-elle pas son rapport au temps? Si l'homme est le seul à vivre véritablement le temps, alors sa relation au temps doit en être changée. Souligner qu'il vit dans le temps, ce serait souligner du même coup sa spécificité, son originalité, son humanité. Si la vie dans le temps et l'humanité sont étroitement liées, le temps peut-il encore être pensé seulement comme une malédiction? N'est-il pas plutôt la condition de mon humanité? La vie dans le temps, plutôt que Chute, serait élévation, au du moins le moyen de s'élever. L'éternité, alors, impliquerait de renoncer à la condition d'homme.
III. La temporalité
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L'éternité vraie, comme immobilité, n'existe pas seulement dans un hypothétique au-delà: elle caractérise l'être de la chose ou de l'animal. Le temps de la chose est une succession d'instants. Pour la chose, il n'y a ni passé ni avenir car elle est dépourvue de conscience du temps. La nature est l'univers de la répétition, elle nous livre le spectacle monotone du cycle des planètes ou de la vie ("Il n'y a rien de nouveau sous le soleil", dit l'Ecclésiaste). L'homme vit véritablement dans le temps. Pourquoi? Parce qu'il a conscience du temps, et en dernière analyse parce qu'il est conscient de soi.
C'est par la conscience que le temps devient l'étoffe même de l'existence humaine. Parce qu'il a conscience de son présent au lieu de le vivre immédiatement, sans médiation, sans intermédiaire, directement, en y étant plongé sans pouvoir le dépasser, l'homme peut sortir du présent. La conscience du présent est ex-statique: elle est arrachement à l'immédiateté; par elle, l'homme quitte le présent pour le passé et l'avenir. La chose n'est que ce qu'elle est. Elle jouit d'une parfaite identité à soi. L'homme en revanche est le lieu d'une scission, d'une division d'avec soi. Si, en l'homme, il y a un décalage, un écart, un jeu, c'est le fait de la conscience de soi. La conscience suppose un recul. Etre conscient de soi, c'est être à distance de soi. Ce dont j'ai conscience, je m'en détache, je ne le suis plus tout à fait, je cesse aussitôt de coïncider avec. La chose est identité à soi; l'homme est cet être dont l'identité est en question. Que suis-je? mon passé, mon présent, mes projets? Suis-je le même en des temps différents? Etre le même, pour un homme, cela ne saurait signifier être tout à fait identique, sans changement, mais avoir une identité, une originalité, quelque chose comme un style qui fait qu'on peut me reconnaître, mais qui s'accommode du changement. S'introduit chez l'homme, par l'intermédiaire de la conscience, un décalage entre son être et ses fins, ses désirs, ses projets: l'être d'un homme ne s'épuise pas tout entier dans ce qu'il est dans l'instant ou ce qu'il était - alors que la chose n'est que ce qu'elle est. Je suis à distance de moi, en projet, à venir. Je suis tension vers un moi-même jamais rejoint; je ne jouis jamais - sauf peut-être dans ces instants privilégiés qu'on appelle moments de bonheur - d'une coïncidence avec moi-même, mais je suis toujours écartelé entre un futur que je ne serai jamais tout à fait, un présent que je ne suis déjà plus et un passé que je fuis et renie, ou au contraire regrette.
Si le temps est donc bien séparation, cela tient à la nature de la conscience de soi. Dire que l'homme vit dans le temps, c'est dire qu'il est doué de conscience; or toute conscience est conscience malheureuse, c'est donc souligner sa misère. Mais c'est dire aussi qu'il est plus et autre chose qu'un animal. La conscience brise l'immédiateté de l'instant, l'immédiateté heureuse où l'on coïncide avec soi. L'apparition de la conscience chez l'enfant est du même coup la perte de ce paradis originel qu'est l'enfance. L'élévation à la conscience de soi signifie la perte de l'innocence -- à la fois naïveté ou ignorance et béatitude de l'être dépourvu d'inquiétude. Quand, d'après le second récit de la Genèse, l'homme goûte du fruit de l'arbre de la connaissance, cela implique aussitôt la rupture de l'harmonie originelle. Au lieu de vivre tout simplement, l'homme acquiert la connaissance qu'il vit. La conscience de vivre est rupture avec l'immédiateté de la relation vitale à soi-même. La Chute est donc aussi une élévation. De même que la chose est identité à soi, la vie animale se caractérise par l'accord, l'harmonie, la fusion, l'unité avec la nature. La vie consciente, en revanche, est fin de l'insouciance, de l'innocence. La conscience de la vie implique du même coup la conscience de la mort, l'ouverture des trois dimensions temporelles (par ma conscience du présent s'ouvre un passé et un avenir) et l'impossibilité, désormais, pour l'homme, de vivre pleinement l'instant présent: "Nous ne nous tenons jamais au temps présent (...)Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir (...)Ainsi nous ne vivons jamais.", (Pascal, Pensées, Br. 172). L'homme devient "diasporique", dispersé, séparé d'avec soi, étalé dans le temps, écartelé selon les trois dimensions temporelles - à l'image du peuple juif dont l'errance, la course vers la terre promise symbolise ainsi la condition humaine. Le "juif errant" devient ainsi la figure même de toute humanité. Nomade temporel, tout homme vit dans la séparation. Comme le disait Jean Hyppolite à ses étudiants pendant la guerre, nous sommes tous juifs. Etre homme, en d'autres termes, c'est être déraciné. Avoir des racines, c'est être une plante; définir l'homme par ses racines, par ses appartenances ou son passé, nier qu'il est un "homme qui marche" - voyez la statue de Giacometti, penchée en avant, dans un perpétuel déséquilibre - doit toujours être vu comme une réduction suspecte et inquiétante; l'humanité n'est pas une espèce naturelle. Au contraire, l'accès à la conscience de soi, qui signifie certes le début du malheur de la conscience, est pour l'homme le moment où il quitte le domaine de l'animalité. La sortie du jardin d'Eden n'est pas à penser comme malédiction: le "paradeisos", en grec, désigne en effet un parc d'animaux. L'homme n'est plus un être naturel, mais un être artificiel: il n'est pas ce que la nature fait de lui, mais ce que l'homme fait de lui ("l'homme est ce que l'éducation fait de lui", écrit Kant).Il est donc un être artificiel, non un être de nature.
Dire que l'homme est temporel, ce n'est donc pas seulement souligner sa misère: c'est rappeler qu'il est doué de conscience, puisque c'est la condition d'une vie qui soit véritablement dans le temps; c'est aussi souligner qu'il est plus et autre chose qu'un être naturel, que l'on ne saurait donc en aucun cas le réduire à de quelconques données biologiques, refusant en cela de céder à une tentation inquiétante de l'opinion contemporaine. En outre, c'est insister sur sa liberté. L'homme vit dans le temps, donc il est libre. En effet, il est capable de s'arracher à l'instant, à ce qui est ou à ce qu'il est lui-même. Il est ce qu'il devient, ce qu'il fait de lui-même. Ainsi, l'indépendance à l'égard de sa situation immédiate le rend capable d'user de langage. Le comportement de l'animal, en revanche, révèle qu'il est prisonnier de l'instant vécu, capable seulement d'user de signaux pour communiquer ses besoins. Incapable de s'abstraire de sa situation, comme fasciné par son besoin immédiat, l'animal vit dans l'instant. Voilà toute l'éternité. L'homme existe dans le temps; du coup, il est capable de création et d'invention, il est capable de se créer lui-même. Hors du temps, nul avènement n'est possible, nul commencement ne peut prendre date, nulle nouveauté. Vivre hors du temps, c'est se condamner à l'éternelle répétition de ce qui existe déjà. L'hoimme, certes, est imparfait, mais il est perfectible, et c'est au cours du temps qu'il peut se perfectionner.
Conclusion
Le prix à payer pour l'éternité serait donc la vie dans l'instant, une existence chosifiée. "Un Pour soi qui ne durerait pas (...) serait", dit Sartre (l'Etre et le néant, pp.188-189). De l'être pour soi, qui dure et devient, c'est-à-dire de l'homme, Sartre distingue l'être en soi, qui est, sans plus. Ce que je suis dépasse, déborde ce que je suis actuellement. La parenté du vocabulaire sartrien avec celui des anciens, et notamment celui de Platon (l'Etre, le devenir, la chose en soi) n'est pas due au hasard. L'en soi chez Sartre désigne bien l'en soi au sens platonicien, à savoir l'essence. Mais on assiste à une inversion des valeurs: alors que l'Etre platonicien était valorisé, à cause de son immuabilité, au détriment du monde sensible, la hiérarchie se retourne: chez Sartre, ce que suggère avant tout la notion d'en soi ou d'essence, c'est la fixité, l'identité à soi, l'absence d'ouverture. Dans cette perspective, le concept de Dieu devient problématique: si Dieu existe, alors il est un être inachevé, incomplet, en mouvement vers soi-même et ce qui lui manque pour être parfait. C'est dire qu'il est imparfait. Dieu imparfait, cela semble impliquer contradiction. Ou bien Dieu est parfait, il ne lui manque rien pour être ce qu'il est, il n'a donc pas à devenir; mais alors il n'existe pas: il est (en soi et éternel). Le christianisme essaie de résoudre ce problème grâce au concept d'incarnation: Dieu se fait homme et assume l'existence temporelle. L'intemporalité semble donc ne plus être digne de Dieu. Le devenir, en revanche, devient la condition de ma liberté et le signe que je suis doué de conscience; non plus "marque de mon impuissance"(Lagneau) et de ma finitude, ou Chute originelle, mais signe de mon humanité.