Les cinq sens |
Introduction
Descartes, dans les Méditations métaphysiques, I, met en doute la réalité du monde qu'il perçoit. Il s'inquiète d'une possible confusion du rêve et de la réalité, de l'imagination et de la perception. Comment distinguer les deux? Certes, quand nous percevons, nous savons, avec une évidence naturelle, que nous ne rêvons pas. Notre "foi originaire" (Husserl) dans la réalité du monde perçu est un fait. Cependant, comment la justifier? Quand je suis éveillé, j'ai la certitude de ne pas rêver. Mais dès qu'il s'agit de révéler les fondements de cette certitude, les raisons font défaut. L'effort de la philosophie contemporaine pour étudier ce qui distingue et définit la perception l'a amenée à mettre en question la nature du sujet percevant : il y a une activité du sujet dans la perception ; mais quelles sont les facultés à l'œuvre? Quelle est la nature de cette activité? Que doit être le sujet pour percevoir?
I - Le rêve et la réalité : perception et imagination
Dans la première des Méditations métaphysiques, Descartes tire argument du fait du rêve pour mettre en doute la vérité de nos perceptions. L'efficacité de son argument repose sur la certitude qui accompagne le songe : celui-ci se donne pour réel. Dans le moment où je rêve, j'ai le sentiment de le vivre. Ce sentiment ne se dissipe qu'au réveil, parfois même après un moment d'hésitation. L'intention de Descartes n'est pas du tout de s'en tenir là. Il n'entend pas se livrer au plaisir stérile de détruire toute certitude ; il veut au contraire dépasser le doute. Les premières vérités qu'il affirme sont le "cogito" (je suis) puis l'existence de Dieu. Dans la dernière des Méditations, il lui importe de restaurer la validité de la connaissance sensible, donc de réfuter enfin l'argument du rêve. Comment s'y prend-il? Quelles sont ses raisons? Quels critères propose-t-il pour discriminer rêve et réalité, imagination et perception? On pourrait dire que la différence entre perception et imagination, c'est que la première a un objet, pas la seconde. Soit. Mais justement, qu'est-ce que j'en sais? Il s'agit d'établir précisément que la perception, à la différence de l'imagination, a un objet réel. Descartes propose trois critères.
1) La vivacité (Méditation VI, p. 79). Les impressions produites par les objets sur nos sens sont plus vives que celles des songes.
2) La résistance (p. 179 et 187-189). Ces représentations se produisent contre mon gré. Le réel me résiste, alors qu'en imagination, je peux faire changer les objets.
3) La cohérence (p. 209). C'est ce dernier critère que Descartes retient comme le plus probant. Le rêve est incohérent, absurde ; y adviennent des événements qui ne pourraient pas avoir lieu dans la réalité, qui contredisent les lois de la nature. Dans le rêve, on observe un manque de liaison, de continuité : il n'y a pas de cohérence -de suite - entre deux rêves successifs ou entre le rêve et la réalité, ainsi que je le constate au réveil.
Les arguments cartésiens ne sont pas absolument probants, ainsi qu'il le reconnaît lui-même. Il est impossible de démontrer l'existence des objets de ma perception. Examen des trois critères fournis par Descartes.
Le premier, celui de la vivacité, Descartes lui-même ne s'en satisfait pas : il est proposé seulement pour expliquer la croyance naturelle en l'existence du monde, il est mis à mal par l'argument du rêve. En effet, c'est un argument faible. Il est impossible de faire reposer notre foi en l'existence du monde sur un degré supérieur de vivacité des impressions sensibles. D'une part, le rêve lui aussi est accompagné d'une telle croyance. D'autre part, même une impression fugace, confuse, est immédiatement identifiée comme perception, et non prise pour une fantaisie. Nous distinguons immédiatement la perception et l'imagination ; une vivacité supposée plus grande de la perception n'explique pas cela.
Deuxième argument : celui de la résistance du réel. Descartes lui-même ne s'en satisfait pas davantage. Il ne résiste pas à l'argument du rêve lui non plus. Il peut servir à distinguer la rêverie ou l'usage contrôlé, volontaire, de l'imagination, d'une perception, mais pas la perception d'avec le rêve : les images du rêve me résistent (par exemple dans le cauchemar).
Troisième argument, celui de la cohérence. C'est le plus intéressant, puisque c'est celui que retient Descartes. Seul cet argument, à ses yeux, est susceptible de résister à l'argument sceptique du rêve. Cependant, il ne s'agit que d'un argument, comme le reconnaît Descartes, et non d'une preuve. Il n'est pas absolument probant. Comment faire dans le cas d'un rêve "bien lié" (Leibniz)? A l'inverse, la réalité elle-même n'est pas toujours cohérente, pas toujours vraisemblable. Nos impressions nous semblent parfois aberrantes ; au contraire, le rêve est parfois vraisemblable. Et pourtant, nous n'avons aucune hésitation à identifier la perception comme telle. Si notre croyance dans la réalité du monde perçu reposait sur le critère de la cohérence, nous serions sans cesse en train de former des jugements sur la vraisemblance de nos perceptions et sur leur liaison avec le passé. Or, je reconnais le réel d'emblée, sans aucune hésitation. "Si la réalité de ma perception n'était fondée que sur la cohérence intrinsèque des représentations, elle devrait être toujours hésitante" (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, avant-propos).
Le critère de la cohérence n'est pas entièrement satisfaisant. C'est pourquoi Sartre, dans l'Imaginaire (I, 1), reprend la question : quelle différence entre image et chose perçue? Cette différence n'est pas manifeste. C'est plutôt la similitude qui est évidente. Quand je me forme une image mentale d'un objet, il me semble que je peux l'observer comme s'il était devant moi. L'image possède apparemment les mêmes caractéristiques que la chose. Sartre décrit l'imagination comme une "quasi-observation". La différence réside dans la "pauvreté essentielle" de l'image, par opposition à la transcendance de la chose perçue. Dans la chose imaginée, je ne trouve rien de plus que ce que j'y ai mis, par exemple d'après mon souvenir. Elle ne peut pas me surprendre. La chose perçue, elle, me dépasse : il y a toujours quelque chose de plus à y découvrir. Sartre s'inspire des travaux de la phénoménologie de Husserl. La transcendance signifie que la chose n'est pas épuisée dans la représentation que j'en ai ; la réalité de la chose déborde, dépasse ce que j'en perçois. Husserl (Ideen, I, §3) parle de "perception par esquisses". La perception est toujours partielle, elle ne me livre jamais la totalité de la chose. Je n'en perçois jamais plus d'une face à la fois. Il y a toujours quelque chose de caché à la perception présente. Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, I, décrit le monde perçu comme une série d'horizons. L'horizon, c'est ce qui cache. Il reste toujours un horizon qui me cache une partie de la réalité. Le monde ne se livre jamais tout à fait ; sa richesse, que les peintres cherchent à exprimer, est inépuisable. Les perspectives possibles sont multiples. Aucun point de vue ne peut nous livrer la chose observée dans sa totalité. Le monde a une structure d'horizons. La chose est perçue par esquisses successives : une seule face à la fois, ou plusieurs successivement, mais jamais toutes d'un seul coup. Chaque prise de vue complète et enrichit les précédentes, pour donner une image de plus en plus adéquate du réel, mais jamais achevée et parfaitement adéquate. C'est cette richesse infinie du monde perçu qui nous le signale comme réel.
II - Le rôle du sujet dans la perception
L'analyse de la façon dont le monde s'offre à nous dans l'expérience perceptive met en évidence le caractère partiel de la perception. La perception est toujours partielle, puisque liée à un point de vue : je vois le monde d'ici ; je le verrais différemment de là-bas. Les informations sensibles doivent être sans cesse complétées. C'est pourquoi on observe des phénomènes d'anticipation : bien souvent, avant même que ma perception ne soit précise, je reconnais l'objet. Je vois quelqu'un approcher au loin. Avant qu'il ne soit discernable, à quelques détails, je reconnais Untel. C'est une source d'erreurs possibles. Un autre exemple : l'enfant doit apprendre que l'objet caché continue d'exister. Piaget a observé que l'enfant, très jeune, ne se livre à aucune conduite de recherche si un objet convoité est recouvert d'un mouchoir. Pour l'enfant, avant un certain âge, l'objet disparu cesse d'exister. Pourtant, il subsiste ; mais cela ne se voit pas. L'adulte sait, ou suppose, que l'objet caché à sa vue persiste dans l'existence. Il faut donc sans cesse interpréter l'expérience pour la compléter. Les données sensibles ne sont pas véritablement des données : nous ne nous contentons pas de recevoir passivement des impressions. Il y a une activité du sujet dans la perception. Quelle est la nature de cette activité? Faut-il voir dans la perception une activité de l'entendement, qui ferait des hypothèses, de sorte que je recevrais des stimuli corporels, ensuite interprétés par l'esprit? Ou bien y a-t-il un rôle du corps? Dans ce cas, la perception est-elle explicable en termes purement biologiques et matérialistes?
1 - Critique de la notion de sensation
Comment expliquer la perception? La tradition intellectualiste, issue de Descartes, pense pouvoir l'expliquer par l'analyse. Il s'agit de la troisième des règles de la méthode (Discours de la méthode, II) définies par Descartes : toujours partir du simple. Analyser, c'est décomposer [voir repères], comme en chimie. Pour expliquer une réalité complexe, on va découvrir les éléments simples dont le tout complexe est le résultat, par combinaison. L'intellectualisme adopte cette méthode. Il réduit la perception à ses éléments. La sensation serait l'élément simple dont toute perception est composée. La perception d'un objet se réduirait donc à la somme d'un ensemble de sensations simples (sensations de couleurs, de formes, etc...). Ce qui est premier, ce serait les sensations ; la perception de l'objet résulterait de leur combinaison.
Merleau-Ponty met en cause cette théorie dans la Phénoménologie de la perception (introduction). Il s'inspire de la Gestalttheorie (théorie de la forme) : nous percevons des formes, c'est-à-dire des totalités, des ensembles déjà organisés. Le tout précède la partie. On perçoit d'abord l'objet comme un tout ; c'est ensuite seulement que l'on peut, par une attitude réflexive qui n'est pas naturelle, faire subir une analyse à la perception. La notion de sensation est le résultat de cette opération artificielle. La notion de sensation ne correspond à rien dans l'expérience. Exemple : l'illusion de Müller-Lyer. Les deux segments sont égaux, et pourtant perçus inégaux. Le caractère propre à l'illusion : elle persiste. Si nous percevions d'abord chaque flèche isolément, une à une, comment expliquer la possibilité de cette illusion? La notion de sensation rend impossible l'illusion. Elément par élément, les deux segments sont égaux. Si une différence apparaît, c'est que le dessin est d'emblée perçu comme une totalité. Le tout ne se réduit pas à la simple somme de ses parties : quelque chose apparaît qui ne doit rien aux éléments ; le tout a un sens que ne possèdent pas les parties. Les peintres impressionnistes divisent les objets en une multitude de taches colorées. L'œil, à bonne distance, opère la synthèse. A bonne distance, je ne perçois pas d'abord les éléments, mais d'emblée les formes. C'est ainsi que nous percevons un texte : le lecteur exercé perçoit les mots, il reconnaît des mots entiers, il ne lit pas en les découpant par syllabes. Ce constat a inspiré la méthode globale (mais ce qui vaut pour le lecteur exercé ne vaut pas forcément pour l'apprentissage de la lecture). La phénoménologie refuse la notion de sensation parce qu'elle ne correspond pas à notre expérience.
Critique de la notion de jugement
a. La théorie intellectualiste du jugement.
L'intellectualisme explique l'organisation des sensations en une perception par l'intervention du jugement. La perception, d'un point de vue intellectualiste, serait le résultat d'une opération de l'esprit appliquée à des sensations. Le modèle de l'analyse intellectualiste de la perception : analyse de la perception du morceau de cire par Descartes : c'est grâce à l'intervention de l'esprit que je perçois la cire comme étant une à travers ses changements. Il y aurait quelque chose de plus dans la perception que dans les sensations. Je ne vois que des chapeaux et des manteaux, mais je dis voir des hommes (Méditations). C'est que dans l'intervalle s'ajoute un jugement. Exemple d'analyse intellectualiste de la perception : ALAIN, Eléments de philosophie : la perception d'un cube. Comment est-ce que je sais qu'il s'agit d'un cube? Un cube, c'est un volume à six faces. Or, je n'en vois jamais les six faces à la fois. Qu'est-ce qui m'amène à affirmer que c'est un cube? Il ne s'agit en réalité que d'une hypothèse : je juge que c'est un cube. D'où la possibilité des illusions sensibles, expliquées par Alain en termes d'erreurs de jugement. Le jugement vient pallier le caractère incomplet de mes sensations. Le jugement complète l'expérience sensible pour en faire une perception complète. Une telle opération serait à lœuvre, sans cesse, pour compléter les sensations, pour les organiser. Si je perçois des objets, des totalités, et non des sensations juxtaposées, c'est que le jugement organise ces sensations. La perception d'un spectacle serait donc, selon la théorie intellectualiste, le résultat d'une série d'hypothèses innombrables. Si un monde m'est donné -un monde, c'est-à-dire un espace organisé-, et non un chaos de sensation, ce serait grâce à l'esprit, à l'entendement. Le corps serait pure passivité, il recevrait des sensations éparses. Ce serait à l'esprit d'organiser cette multiplicité pour en faire le monde tel que nous le connaissons, à grand renfort d'hypothèses effectuées en fonction de nos souvenirs et nos habitudes. Dans le cas du cube, je n'en vois que trois faces à la fois ; mais je fais l'hypothèse - probable - qu'il s'agit de cette figure familière dont j'ai déjà fait l'expérience. En ce sens, on apprend à voir, la perception s'éduque. On acquiert des habitudes ; grâce à elles on peut anticiper sur l'apparition d'un objet, l'identifier avant qu'il ne soit reconnaissable, en fonction de certains signes interprétés, en fonction d'une certaine probabilité. Illustration : on apprend à voir en perspective. Le dessin en perspective (qui figure la vision d'un certain point de vue, où les horizontales et verticales sont figurées par des diagonales pour suggérer la profondeur) a été inventée par les peintres de la Renaissance italienne. Elle n'a rien de naturel, c'est un artifice, une convention. Les enfants jeunes, les peuples dits primitifs qui n'y ont jamais été confrontés ne la comprennent pas. Elle représente un espace euclidien (or, d'autres géométries sont possibles). La perspective est culturelle, non naturelle : l'espace n'a pas toujours été représenté ainsi. Autre exemple de ce travail d'interprétation à l'œuvre dans la perception: les figures ambiguës. On a une figure unique, mais il est possible de lui donner deux sens. Pourtant, le stimulus est le même. Les données sensibles sont donc interprétées. Il est impossible de ne pas interpréter, c'est-à-dire de voir les deux figures à la fois ; l'interprétation est donc constamment à l'œuvre. Dernier exemple: taille apparente et taille réelle des objets. Un objet qui se rapproche semble grossir ; mais il ne grossit pas autant que l'image rétinienne. Au cinéma, le train qui fonce vers nous grossit beaucoup plus vite que nous ne le verrions dans la réalité. La main posée sur l'objectif de l'appareil photo paraît énorme ; c'est que l'appareil, lui, n'interprète pas.
b. Critique
Cependant, si percevoir, c'est juger, comment se fait-il qu'une illusion sensible puisse persister, alors même que je l'ai reconnue comme fausse? - alors même que je sais (juge) que je me trompe? En outre, cette théorie intellectualiste rend incompréhensibles certains phénomènes.
Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la perception, introduction, 3, cite plusieurs exemples de ces phénomènes. Exemple 1: un paysage perçu la tête en bas est, pour le sujet, désorganisé. Le paysage perd son sens familier, on ne le reconnaît plus. Pourtant, la verticalité est relative. Les concepts de haut et de bas, pour l'entendement, ont un sens relatif: il n'y a pas de haut ni de bas en soi, mais seulement par rapport à un repère. Il n'y a pas de différence essentielle entre le haut et le bas, du point de vue de l'entendement. Comment expliquer alors la métamorphose du paysage? Merleau-Ponty refait la même analyse pour un visage vu à l'envers (Phénoménologie de la perception, II, II, p. 292). Pour peu que l'on s'attarde à l'observer, il prend une physionomie inquiétante qui le rend méconnaissable. Or, du point de vue de la pensée, un visage, qu'il soit à l'endroit ou à l'envers, est le même. Pour la perception, en revanche, la perception compte. La différence dont la perception est affectée ne peut s'expliquer si l'on suppose seulement un rôle de l'entendement. Il faut supposer, à l'œuvre dans la perception, une puissance plus fondamentale. En-deçà du travail de l'entendement, il y a un travail du corps. Ce qui donne à la perception son sens, son organisation, c'est d'abord le corps. Voici donc la thèse de Merleau-Ponty: c'est relativement au corps que s'organise l'expérience sensible. C'est dans le rapport de mon corps à la réalité qu'un monde m'est donné. L'espace est perçu par rapport à l'orientation de mon corps. En-deçà du jugement, c'est le corps qui organise la perception.
Le corps propre, sujet de la perception
La perception de l'espace résulte d'une action du corps; c'est ce qu'il s'agit de vérifier. Henri Michaux a écrit des textes sous l'effet de drogues hallucinogènes (mescaline notamment). La description qu'il fait de son expérience spatiale est semblable à celle que subissent les schizophrènes. Il assiste à une désorganisation de l'espace. Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, II, II, p. 326), cite des témoignages de schizophrènes. Le sujet "se plaint de ne bien voir que l'espace entre les choses". Il perçoit davantage l'espace entre les objets que les objets eux-mêmes. C'est comme si chaque chose était enfermée, isolée dans un espace local. Chaque objet est séparé des autres par une distance infinie. Ils sont dispersés dans une multiplicité d'espaces locaux. Le sentiment qui domine, c'est celui de la distance. L'unité de l'espace est perdue. Ce qui s'effondre, c'est la notion de monde. Le monde ne fait plus système. Mais, dira-t-on, il s'agit d'une maladie mentale; qu'est-ce qui indique un rôle du corps? Le malade souligne qu'il éprouve le sentiment d'une déchéance de son corps; il a l'impression de ne plus posséder un "corps vivant", mais un organisme. C'est-à-dire que son corps ne lui apparaît plus que comme une réalité biologique, il est appréhendé comme une chose. Le corps n'est plus reconnu, il est rejeté, mortifié. D'où une perception de l'espace pathologique. Dans la schizophrénie, le corps n'organise plus l'espace. C'est à travers mon corps que je rencontre la réalité.
Il s'agit de vérifier que c'est bien le corps qui organise la perception de l'espace selon ses trois dimensions. Exemple: la perception de la verticalité. Merleau-Ponty cite cette expérience de Stratton (p. 282, rapportée aussi par Fraisse, La psychologie expérimentale). On fait porter à un sujet des lunettes qui redressent l'image rétinienne. Devant ses yeux, la réalité est donc inversé. Tout d'abord, le sujet perçoit un paysage renversé. Au deuxième jour, le paysage se redresse, mais le sujet a désormais le sentiment que c'est son propre corps qui est à l'envers. Dans un troisième temps, le corps se redresse, surtout, précise l'auteur, si le sujet est actif. La perception de la verticalité - la relation entre le haut et le bas - est bien liée à la relation du corps au monde. C'est par rapport au corps comme agent que le monde est orienté (P; 288).
Exemple d'une autre dimension de l'espace: la profondeur. Il n'y a de profondeur que pour un sujet incarné, que pour un sujet situé dans l'espace, fini, limité. Il n'y a de profondeur que pour un être qui est en un "ici", qui doit se déplacer pour atteindre les objets. Il n'y a de profondeur que pour un être qui perçoit le monde à partir d'un point de vue qui lui est assigné par son corps. La peinture cubiste semble déformer la réalité. En fait, elle est fidèle à l'expérience perceptive. Le cubisme met en évidence ce fait que nous ne percevons les objets que par esquisses, selon l'expression de Husserl. Nous ne percevons jamais qu'une face à la fois d'un objet. Pour le voir sous plusieurs angles, il est nécessaire d'en faire le tour. Ces différentes vues ne peuvent pas être simultanées, mais sont nécessairement successives. La perception se fait par esquisses successives, c'est-à-dire dans le temps. Le sens du cubisme est d'introduire sur la toile une quatrième dimension, celle du temps. En effet, les peintres cubistes représentent leurs sujets vus sous plusieurs faces en même temps (un visage à la fois de face et de profil). La peinture classique se sert de la perspective, inventée par les peintres italiens de la Renaissance: elle reproduit l'espace euclidien, géométrique, d'un point de vue. Le cubisme, paradoxalement, est plus fidèle à la réalité de la perception: il met en évidence la dimension du temps liée à la dimension de la profondeur. Il fait apparaître la transcendance de la chose perçue: il y a toujours plus à percevoir dans la réalité que je n'en perçois actuellement. Ma perception est toujours incomplète. Cette transcendance de la chose perçue est liée à ma corporéité, au fait que j'ai un corps, par lequel je suis situé dans l'espace. J'ai un corps. C'est pourquoi j'ai un point de vue, une perspective. J'ai une place, une position dans l'espace. Par suite, je ne peux pas tout percevoir, mais seulement par touches, par esquisses successives. Au contraire, si l'on conçoit Dieu comme un pur esprit, alors il possède cette propriété qu'est l'ubiquité - il voit tout à la fois. La perception divine ne devrait pas être limitée à un point de vue. La peinture médiévale représente le monde en deux dimensions. On a dit qu'elle représentait l'univers du point de vue de Dieu, non des hommes. En effet, la profondeur n'a pas de sens pour un être tel que Dieu, qui n'est pas incarné.
Dernier exemple: la couleur. La perception de la couleur joue un rôle dans l'organisation de l'espace en profondeur: elle facilite la perception du relief. Les peintres ont remarqué que les couleurs ont une signification spatiale, motrice. Delacroix et Van Gogh utilisent la couleur pour suggérer le relief. Van Gogh, comme les impressionnistes, est ce que Baudelaire appelle un coloriste. Il privilégie la couleur par rapport au dessin ou à la ligne. Dès lors, comment fait-il pour indiquer le relief? Par l'usage même des couleurs. Les couleurs chaudes (rouge et jaune) rapprochent, tandis que les verts et bleus éloignent. Les couleurs sont organisatrices de l'espace. Ce phénomène est nettement visible quand on observe des vitraux d'église. La couleur n'est pas une simple donnée physiologique, ensuite interprétée par la pensée. La couleur est donnée avec, déjà, un sens. Ce sens est déchiffré par le corps. Merleau-Ponty vérifie cette idée (p. 242): la couleur a un sens moteur, elle suggère un mouvement. Dans le cas de maladies du cervelet, le mouvement échappe au contrôle volontaire, certains mouvements deviennent difficiles. Mais on observe qu'un champ visuel de telle ou telle couleur favorise tel ou tel type de mouvement. En règle générale, "le rouge et le jaune sont favorables à l'abduction, le bleu et le vert à l'adduction". Les couleurs chaudes favorisent les mouvements du malade vers l'extérieur, les froides les mouvements par lesquels les membres se rapprochent du corps. Chez les sujets en bonne santé aussi les couleurs contiennent une suggestion de mouvement. Le rouge, dit-on, est excitant; le vert repose ("il ne nous demande rien et ne nous appelle à rien", écrit le peintre Kandinsky, dans Du spirituel dans l'art). Les peintres nous apprennent à voir. L'art moderne, en particulier, cherche à restituer le plus fidèlement possible, non la réalité, mais l'expérience perceptive.
Conclusion
Le corps joue un rôle actif dans la perception. Faut-in en conclure que la perception serait un processus purement biologique? Ce n'est pas si simple; Qu'on se rappelle le témoignage des schizophrènes: c'est précisément en tant qu'ils ressentent leur corps comme dégradé au rang de pure donnée biologique, que le corps cesse de remplir son office dans la perception. Le corps humain n'est pas seulement biologique. C'est un corps, mais habité par une conscience, ce que Merleau-Ponty appelle le corps propre, ou schéma corporel. J'ai un schéma corporel signifie que j'ai une idée, une expérience de mon corps. Je n'ai pas besoin de la chercher pour savoir où est ma main. La mise en place du schéma corporel s'effectue dès les premiers mois de la vie. L'enfant, d'abord, cherche sa bouche pour chercher son pouce. Il doit explorer son propre corps (voir Merleau-Ponty, Les relations avec autrui). Ce corps propre, c'est le corps vécu. Il ne se confond pas avec le corps biologique, avec le corps comme fait. Exemple: l'illusion du membre fantôme. Ce phénomène était connu déjà à l'époque de Descartes, et fréquent chez les personnes que l'on vient d'amputer d'un membre. Ces personnes conservent une impression de la présence de ce membre. Il arrive fréquemment qu'elles se plaignent de douleurs dans ce membre absent. C'est inexplicable en termes purement biologiques. Ce n'est pas non plus un phénomène purement psychologique, car la section des nerfs concernés met fin aux douleurs. C'est ce corps propre qui est le sujet de la perception. La phénoménologie réhabilite le corps, considéré par Platon comme la "prison de l'âme" et un obstacle à la connaissance. En effet, c'est seulement quand elle est libérée du corps que l'âme peut enfin connaître les essences. Mais le corps est au contraire la condition de possibilité de l'expérience perceptive. C'est parce que j'ai un corps qu'un monde m'est donné. Sans corps, l'esprit serait enfermé en lui-même. Comment concevoir la relation au monde d'un pur esprit? Le sujet de la perception, c'est le corps. L'étude de l'expérience perceptive nous apprend que le sujet est un sujet incarné, que le sujet est aussi un corps, qu'en l'homme il n'y a ni biologique pur ni esprit pur. L'esprit est toujours ancré dans une situation. Le corps est investi par l'esprit. Le corps n'est jamais pure passivité. Le Je est aussi corporel.
"Ce qui m'a fait défaut, c'est la bête qui, elle aussi, fait partie de l'humaine destinée (...) Mais donnez-moi donc un corps" (Kierkegaard, Journal).
Bibliographie:
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception
M. Merleau-Ponty, in Sens et non-sens: "Le cinéma et la nouvelle psychologie"
Alain, Éléments de philosophie
Descartes, Méditations métaphysiques
J.P. Sartre, L'imaginaire
P. Fraisse, La psychologie expérimentale (Que sais-je?)
Kandinsky, Du spirituel dans l'art
B. Andrieu, Le cerveau