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Philosophie - Discours sur l'origine de l'inégalité de Jean-Jacques Rousseau

INTRODUCTION 1712-1778. Né à Genève. Discours sur les sciences et les arts (1750), Du contrat social (1762) [Etude du livre I], Emile (1762). Le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, dit "second discours" (1755): réponse à une question posée par l'Académie de Dijon à l'occasion d'un concours.

Le second discours est un ouvrage d'anthropologie politique. L'anthropologie: qu'est-ce que l'homme? Quelle est la nature de l'homme? La notion de nature est ambiguë. Elle désigne d'une part la définition ou l'essence (ce qui est inséparable d'une chose, ce dont on ne peut concevoir qu'elle en soit privée), et d'autre part l'univers sensible et ses lois, y compris le biologique, le vital, du coup aussi ce qui est inné. Dans l'expression "nature humaine", le mot nature est à prendre au premier sens, mais le second n'est pas absent. En effet, vouloir définir l'homme, c'est ignorer son inachèvement essentiel, donc le réduire à l'en-soi (cf Sartre). L'essence de l'humanité doit désigner quelque chose d'universel, commun à tous, donc d'inné, héréditaire, par conséquent biologique. Qu'y a-t-il en l'homme d'inné? Qu'est-ce qui, en revanche, est acquis, dû à l'apprentissage, à l'éducation, à la vie en société?

De fait, il y a une communauté humaine. Mais qu'y a-t-il de commun entre les hommes? Quelle est l'essence de l'humanité? Cette question est soulevée par le problème de l'altérité, de la différence, de la diversité, dont les explorateurs font l'expérience du XVI au XVIII ème siècles (Rousseau a lu le récit de Bougainville). Cette question a donné à penser à Montaigne. Son texte sur les cannibales en témoigne. Qualifier d'inhumain un comportement suppose que l'on puisse définir une nature humaine. Cf la controverse de Valladolid: les Indiens sont-ils des hommes? Pour répondre à ceux qui prétendent le contraire, il faut définir l'humanité, mais avec prudence, car selon le critère retenu, on prend le risque d'une exclusion: on risque de refuser l'humanité à des êtres qui auraient pu y prétendre. Toute définition d'une nature humaine prend ce risque. Si l'homme est un animal raisonnable, le fou n'est pas un homme? La définition de la nature humaine par telle ou telle conduite mène à l'exclusion de tous ceux dont la conduite est différente. Dans une partie du monde (l'Europe), certaines conduites sont apparues comme spécifiquement humaines parce que généralement répandues; on en conclut qu'elles sont universelles et naturelles, essentielles; tout être qui manifeste une différence est exclu du genre humain. Ce que l'expérience de l'altérité, de la différence, met en question, c'est la possibilité de déterminer une nature humaine. L'homme est "ondoyant et divers" selon Montaigne. Si la nature humaine c'est la raison, comment peut-on perdre sa nature? La notion de nature humaine est donc à mettre en question. Il vaut mieux parler de condition humaine que de nature ou d'espèce humaine (ce dernier mot a une connotation biologique: l'humanité n'est pas une espèce parmi les autres; l'homme n'est pas un être purement biologique; une espèce est divisée en races). S'en remettre à la biologie pour définir ce qu'est l'humanité, c'est la définir par l'héréditaire. Le biologisme est au fondement des théories racistes. Si ce qui est humain n'est pas transmis héréditairement, la notion de race perd son sens. L'humanité n'est pas une donnée de fait, mais une idée à réaliser. Or, plusieurs faits permettent de critiquer cette idée de nature humaine.

1) Le cas des enfants sauvages (lire L.Malson, les Enfants sauvages). A la naissance, sans éducation, l'homme n'est rien: il n'est encore rien d'un homme; il ne possède que des virtualités, qui ne s'actualisent que si elles en rencontrent l'occasion. 2) Cas des jumeaux homozygotes, vrais: issus du même œuf, ils possèdent un patrimoine génétique identique. L'étude de la gémellité est intéressante en ce qu'elle présente le cas de deux êtres identiques à la naissance; dès la naissance, ils commencent à être différents (leur expérience est différente). Les différences se creusent d'autant plus qu'ils sont élevés séparément. Rôle de l'éducation. 3) Ce qui paraît le plus naturel, le plus biologique, est investi par le social, le culturel. Cf Marcel Mauss, les Techniques du corps[note 1]: quoi de plus naturel que de dormir couché? Or, dans certaines sociétés, on dort debout: les Masaï sont capables de se reposer debout. Il faut donc renoncer à l'idée de nature humaine, qui ne résiste pas à l'épreuve des faits. Mais cela pose un problème: comment échapper alors au relativisme, comment affirmer par exemple des droits de l'homme universels?

Ouvrage d'anthropologie politique. Il y a un enjeu politique de l'anthropologie. La réponse à la question "qu'est-ce que l'homme?" engage une certaine conception du droit et du pouvoir politique. L'anthropologie a des conséquences sur le droit et la forme de l'Etat. En effet, pour Thomas Hobbes (Léviathan), l'homme est naturellement méchant. Il y a une nature humaine. Elle est mauvaise. A l'état de nature, en l'absence de société, la réalité des relations humaines, c'est le conflit. L'homme possède un seul instinct par nature: la conservation de soi (la survie). L'homme cherche donc à obtenir tout ce qui peut être utile à sa survie, même aux dépens d'autrui. Seul l'instinct de conservation est naturel à l'homme, il ne possède aucune moralité innée qui pourrait mettre un frein à ses désirs. Mais, chacun agissant de même, il est inévitable que les intérêts s'opposent. Or les hommes sont naturellement à peu près égaux, ils sont à peu près également doués de force et de ruse; la faiblesse de l'une de ces deux qualités est en général compensée par un plus grand développement de l'autre. Par conséquent, lorsque deux individus ont le même désir, tous deux ont l'espoir de l'atteindre, aucun ne peut prétendre devoir l'emporter nécessairement sur l'autre. S'il y avait inégalité flagrante, l'un des deux renoncerait. Comme chacun espère y parvenir, il y aura forcément conflit. Le sens des relations à autrui est donc le conflit. Dans l'état de nature doit régner la violence: une "guerre ouverte de tous contre tous" où "l'homme est un loup pour l'homme". Il est nécessaire, pour mettre fin à la violence, que les hommes se placent sous l'autorité d'un seul d'entre eux. Les hommes choisissent la paix par intérêt; la société naît d'un calcul d'intérêts. Le souverain fera régner la paix, son rôle sera d'inspirer la peur. Par conséquent, tout pouvoir politique est justifié, pourvu qu'il soit fort, qu'il assure la sécurité. Les fonctions de l'Etat: la paix et la sécurité. Point. Si les hommes, par nature, sont hostiles les uns aux autres, tout régime, de préférence autoritaire, est bon. En revanche, si l'homme n'est pas naturellement méchant, n'importe quel pouvoir politique n'est pas justifié. Par conséquent, s'il n'y a pas de nature humaine, la question du droit est ouverte: certains régimes sont bons, d'autres pas; donc, lequel choisir? Qu'est-ce qui justifie l'autorité[note 2], le pouvoir?

L'anthropologie a aussi un enjeu quant à la question de l'inégalité: l'inégalité sociale est-elle fondée sur une inégalité naturelle? Le pouvoir et les privilèges sont-ils fondés sur une supériorité par nature? Ou bien l'inégalité est-elle le fruit de la société? Est-elle fondée sur une nature, ou bien est-elle instituée, arbitraire? L'inégalité vient-elle de la nature, ou d'une mauvaise institution de la société? La question est capitale, car ce qui est naturel, essentiel, est nécessaire; il est donc impossible de le modifier. En revanche, ce que l'homme a fait, il lui est possible de le défaire. "Tout ce qu'ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire: il n'y a de carctères ineffaçables que ceux qu'imprime la nature" (Emile, livre III).

1. Sociologie et anthropologie, p. 379 (Quadrige).
2. Le mot autorité n'est pas nécessairement péjoratif; il n'est pas nécessairement synonyme d'autoritaire, et il serait bon d'arrêter de tout mélanger; il vient de "auteur": Aristote fait autorité).

Ière partie: l'hypothèse de l'état de nature

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Projet anthropologique: recherche de la nature humaine, si elle existe. "C'est de l'homme que j'ai à parler" (introduction, p. 157/167[note 1]). "O homme (...), voici ton histoire" (fin intro, p. 159/169).
Comment démêler ce qui, en l'homme, relève de la nature et de la société? C'est difficile à discerner, à débrouiller - ce qui paraît le plus naturel se révèle parfois culturel, conventionnel (cf. les Techniques du corps; cf. la durée de l'adolescence selon les sociétés). La nature humaine est cachée, elle n'est pas manifeste. Et plus on s'éloigne de l'état primitif de l'humanité, plus le vernis social qui recouvre la nature humaine devient opaque. L'homme, à l'origine, "tel qu'il sort des mains de la nature" (p. 162/172), ne possède que des caractères naturels; ensuite, ce qui est dû à l'apprentissage, à la vie en commun, s'ajoute et s'accumule. Pour Rousseau, c'est dans l'origine que se dévoile l'essence. Il faut donc remonter à l'origine. Pour savoir ce que l'homme doit à la société, il faut imaginer l'homme sans la société. Il faut imaginer par conséquent l'homme seul, isolé, privé du commerce de ses semblables. La société, c'est la vie en commun. Il faut donc imaginer l'homme seul pour savoir de quelles qualités il serait pourvu, et ce qui lui ferait défaut en l'absence de société. L'hypothèse de l'état de nature consiste à décrire l'homme à l'état de nature, l'homme naturel, c'est-à-dire l'homme avant la société, sans la société, donc seul. Les "sauvages", peuples "primitifs", ne sont déjà plus à l'état de nature (Rousseau a lu Bougainville). Ils ont une culture, des rites, une langue, ils vivent en communauté, en société. Ils sont donc à l'état social, plus à l'état naturel. Il faut imaginer l'homme avant la société, dépouillé absolument de tout ce qu'il tient de la société.
Cette hypothèse est une fiction. Est-ce une fable? Un commencement est difficile à penser. Comment Rousseau peut-il prétendre décrire l'origine de l'humanité? On ne peut, sur un tel sujet, invoquer aucun témoin. 1) Il procède négativement, par analyse, abstraction (analyser = séparer). 2) Il ne s'agit pas d'un récit historique, ni d'une conjecture sur les débuts de l'humanité. Ce n'est pas une hypothèse historique sur les commencements de l'humanité. Cette origine que Rousseau veut retrouver n'est pas l'origine historique - les faits tels qu'ils se sont déroulés - mais l'essence. Il n'a aucune prétention historique, il ne prétend pas que les choses se sont réellement passées ainsi. Son but n'est pas la reconstitution historique du passé, mais la recherche de l'essence, de la nature de l'homme. C'est une hypothèse méthodologique, un moyen pour découvrir ce que l'homme doit à la nature et à la société. Ce qui intéresse Rousseau, ce ne sont pas les faits (cf. intro p. 158/169), mais l'essence. Son but est de définir l'humanité. il s'intéresse donc à l'idée d'humanité, et non à l'humanité comme fait; à ce qu'est l'humanité en soi, non ce qu'elle est devenue ou ce qu'elle a été[note 2].
D'autres, avant Rousseau, ont émis l'hypothèse d'un état de nature. Ils ont essayé de retracer la genèse de l'humanité; mais ils ont manqué l'état de nature (p. 158/168). En effet, ce qu'ils décrivent comme naturel ne l'est déjà plus. Leur erreur commune est d'avoir attribué à l'homme originel des traits empruntés à l'homme social, des qualités que l'homme n'a pu acquérir que par la société. Ils ont confondu le naturel et le social, l'inné et l'acquis. Ils sont tombés dans l'erreur ethnocentriste - considérer comme essentielle, naturelle, l'humanité telle qu'elle se présente dans un peuple (le nôtre, aujourd'hui, ici et maintenant), considérer sa propre société comme norme, ériger une figure contingente de l'humanité au rang de modèle universel. C'est une erreur méthodologique, mais aussi une faute.
Exemple 1: Grotius, philosophe hollandais du XVII ème siècle, attribue à l'homme naturel la notion, l'idée du juste et de l'injuste, sans justifier la possibilité pour l'homme naturel de la posséder. L'homme, par nature possède-t-il une conscience morale? Cela est à mettre en question: elle est peut-être d'origine sociale. Ex . 2: Samuel Pufendorf parle d'un droit naturel à la propriété. L'homme à l'état de nature a-t-il la moindre idée de ce qu'est la propriété? L'homme originel possédait-il quoi que ce fût? Ex. 3: Thomas Hobbes[notice] parle d'une autorité naturelle du fort sur le faible, d'un droit du plus fort qui conduit à la rivalité, au conflit. Mais Hobbes présuppose donc la société, il suppose que les hommes vivent déjà ensemble. Il veut décrire la nature, mais décrit la société. Il se donne d'avance ce dont il faut décrire la genèse.
Rousseau résume l'erreur commune à ces trois penseurs: "Ils parlaient de l'homme sauvage, et ils peignaient l'homme civil" (p. 158/168). Pour retrouver la nature de l'homme dans sa pureté, il faut être plus radical, lui ôter tout ce qu'il doit à la société.
L'enquête de Rousseau va se dérouler d'abord selon deux moments: description de l'homme naturel sur le plan physique, puis moral.

1. Les références au second discours sont données dans l'édition G.F. Le premier chiffre correspond à l'ancienne édition et le second à la plus récente.
2. Sur l'humanité comme fait/comme idée, voir ce texte de Husserl dans la Crise des sciences européennes, § 2).

1. Portrait physique (p. 160-170/170-182)

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Rousseau n'entend pas décrire les faits, mais trouver l'essence. Il ne s'agit donc pas de décrire l'homme dans le détail, mais de montrer:
1) que ce qui paraît naturel est investi par le social. Ex. : dans la note III (p. 160/170), il fait référence à des cas d'enfants sauvages. A l'époque de Rousseau, on en a recueilli plusieurs, mais ils n'ont fait l'objet d'aucun examen précis, sérieux. On les connaît seulement par des témoignages vagues et pas toujours dignes de confiance. (Les observations d'Itard sur Victor de l'Aveyron seront l'occasion d'étudier l'homme naturel; elles confirment en grande partie Rousseau). Un fait, cependant, revient: des enfants quadrupèdes. La bipédie n'est donc pas naturelle. Au contraire des animaux, l'homme n'a pas d'instinct spécifique, c'est-à-dire propre. En revanche, il est capable d'imiter et de s'approprier ceux des autres.
2) Ce qu'il importe de monter ici, dans cette première partie: l'homme, à l'état de nature, avait peu de besoins. Ce qui caractérise l'homme à l'état de nature, c'est une adéquation entre ses besoins et ce que lui fournit la nature, un accord entre les besoins et la nature, une coïncidence, une harmonie, et par conséquent la satisfaction. Il n'éprouve pas de difficulté à satisfaire ses besoins. (C'est ainsi que Victor a pu survivre.) Rousseau fournit une série d'arguments:
  1. L'homme, à l'état de nature, éprouve seulement des besoins naturels, c'est-à-dire les besoins vitaux, biologiques; et aucun de ceux créés par la société. Ces besoins, la société les multiplie et les complique. Mais, à l'origine, ils sont peu nombreux et faciles à satisfaire. Les besoins naturels, c'est l'indispensable: se nourrir, dormir, se protéger des bêtes et du froid, une femelle. La société créera d'autres besoins, non naturels.
  2. La fertilité de la nature. L'homme n'a pas encore rompu l'équilibre biologique, pour satisfaire des désirs inutiles et de plus en plus difficiles à combler (c'est le côté écolo de JJR). (cf. Lucrèce, idée que la Terre aujourd'hui est moins fertile, signe qu'elle est périssable). Les techniques ne sont pas encore apparues.
  3. Les animaux ont des instincts spécifiques, et l'homme est sans instincts (spécifiques). Mais il est capable de se les approprier tous. Par exemple, au lieu de se nourrir exclusivement d'un type d'aliment, il est omnivore, ce qui facilite sa subsistance. (Source : Buffon). Ses besoins sont d'autant plus faciles à satisfaire que pour leur contentement ils n'exigent pas un objet déterminé, d'autant plus faciles à satisfaire qu'ils sont moins sélectifs.
  4. La vie naturelle est saine, elle favorise la robustesse, la résistance aux intempéries et aux maladies. (cf. Epicure: vertu de l'habitude). Pour s'endurcir, il faut s'habituer, s'exercer (Epicure mange peu pour diminuer ses besoins). La civilisation et l'habitude du confort, à l'inverse, rendent plus vulnérable. L'exposition aux intempéries favorise la capacité d'adaptation. La supériorité technique de l'homme moderne n'est qu'apparence: privé de ses outils ou de ses machines, il est faible, car il n'exerce pas ses facultés, ses forces physiques, donc elles s'affaiblissent. Rousseau souligne le rôle de l'exercice. Les facultés doivent être exercées pour se développer et se maintenir; inemployées, elles s'affaiblissent. Les facultés sont accordées aux besoins, en adéquation avec les besoins. Une faculté inutile, qui n'est sollicitée par aucun besoin, ne se développe pas. D'où: les facultés intellectuelles de l'homme naturel sont en friche. Ses forces physiques, en revanche, sont plus développées que les nôtres (les récits des explorateurs soulignent la force remarquable des "sauvages").
  5. L'homme n'est naturellement désigné comme la proie d'aucun animal. Il n'y a aucune antipathie naturelle entre l'homme et une autre espèce (comme entre le loup et la brebis).
  6. Vieillesse: les besoins déclinent en même temps que les forces, l'adéquation entre besoins et facultés est donc toujours maintenue.
  7. Les maladies sont moins répandues que dans la société, qui rend possible la propagation des épidémies. La société multiplie les maladies, à cause des excès en tous genres, d'une nourriture trop abondante (besoins non naturels) pour les uns, de la malnutrition (due aux inégalités) pour les autres, de la fatigue et des maladies nerveuses (dues au surmenage pour satisfaire des besoins non nécessaires et toujours plus nombreux, -cf. Pascal, pensées sur le divertissement -, et à l'amollissement dû au confort). Rousseau se livre à une critique de la médecine, qui paraît réactionnaire. Mais les médecins de l'époque de Rousseau sont encore ceux de Molière. Son idée est en réalité révolutionnaire: le mode de vie et les mœurs, découvre-t-il, ont une influence sur l'état de santé, comme le prouvent aujourd'hui nos statistiques (il est plus moderne que Buffon, pour qui le sauvage et l'homme civilisé, le riche et le pauvre, quel que soit leur mode de vie, ont la même espérance de vie, et qui refuse l'idée d'une influence du niveau de vie sur la santé).
Encore deux traits caractéristiques de l'homme naturel:
1) est-il intrépide et belliqueux (Hobbes) ou timoré et craintif (comme le pensent Montesquieu, le "philosophe illustre" auquel Rousseau fait allusion, et Pufendorf)? (cf. p. 165/176). Il n'est pas particulièrement craintif: il fait l'expérience de ses forces; il a peu d'occasions de s'effrayer, car les phénomènes naturels font preuve de régularité, il s'y accoutume. (Il n'a pas la faculté de prévoir). Il n'est pas belliqueux, puisqu'il est isolé. En effet, il est capable de pourvoir seul à ses besoins, il n'envie donc pas autrui. De plus, tant que cette situation dure, autrui ne lui est d'aucune utilité. La société ne pourrait apparaître que si les hommes avaient besoin les uns des autres.
2) Il est dépourvu de réflexion. La réflexion est "contre nature", déclare Rousseau; ou encore, "l'homme qui médite est un animal dépravé" (p. 168/180). Cette critique de la réflexion a fait bondir Voltaire: il y voit une critique de la pensée, qui correspond à l'idéal des Lumières qu'il défend (cf . Kant). Voltaire est scandalisé par cette remarque de Rousseau. Il y voit l'expression d'une nostalgie naïve pour cet état primitif, un refus de la civilisation. En réalité, ce que veut dire avant tout Rousseau, c'est que la réflexion, l'usage de la raison n'est pas naturel. L'homme n'est pas un animal raisonnable: il n'est pas raisonnable par nature. La rationalité, chez lui, n'est qu'une simple virtualité, qui se développe seulement si le besoin s'en fait sentir. Si la raison était naturelle, était la nature de l'homme, comment peut-on perdre sa nature? L'homme est un animal dépravé, c'est-à-dire dénaturé, qui n'a pas de nature, qui a quitté la nature. L'homme n'est pas un être de nature, mais de culture. Sa raison, il la doit à l'éducation et à la société, d'où la nécessaire présence d'autrui. C'est un animal dénaturé: sans nature, sans instinct.
Ce qui est à retenir de ce portrait physique: l'homme à l'état de nature n'est privé que du superflu; mais il peut subvenir à ses besoins vitaux. L'homme à l'état de nature se contente de l'indispensable; tout ce qui n'est pas vital lui est superflu. Il ne possède que les forces nécessaires à la satisfaction de ces besoins-là. Il bénéficie d'une parfaite adéquation entre ses besoins et ses facultés. Les facultés ne se développent qu'en même temps que les besoins. Par conséquent, sont développées les facultés requises pour contenter les besoins vitaux (la force physique, l'acuité visuelle, l'ouïe, l'odorat). Le goût, en revanche, n'est pas utile: il ne se développe, ne se raffine, que lorsque l'on prend l'habitude de consommer des aliments fins, délicats, variés, ce qui correspond à des plaisirs non nécessaires. L'indispensable, c'est seulement se nourrir. Pour cela, il n'est pas utile que le goût soit bien développé. Le goût des sauvages, comme celui de Victor de l'Aveyron, reste grossier et peu sensible.

2. Portrait moral (pages 170-204/182-221)

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Quel est l'état des facultés intellectuelles et morales de l'homme à l'état de nature? Qu'est-ce qui différencie l'homme naturel de l'animal?
Ce qui définit l'homme, c'est la liberté. Argument, p. 183: l'expérience, le libre arbitre. L'animal (ici, le point de vue de Rousseau est comparable à la théorie de Descartes) est semblable à une machine capable de s'entretenir elle-même. L'homme est lui-même une telle machine, mais il possède en plus la liberté. Il est un "agent" libre. Un agent est un acteur, c'est celui qui agit, le sujet de l'action. L'animal suit l'instinct. Rousseau observe une rigidité de l'instinct, une imperfection de l'instinct. En général, il indique ce qui est bon pour la conservation; mais il est rigide, il rend incapable de s'adapter. L'animal est incapable de changer de comportement quand ce serait utile. Ce qui est naturel est immuable. L'animal, par exemple est destiné par nature à se nourrir d'un certain type d'aliment; même affamé, il ne se nourrira pas d'un autre (autre exemple: l'abeille continuera indéfiniment de remplir un alvéole percé). L'homme, en revanche est libre, puisqu'il est capable d'aller contre l'instinct, contre la pente naturelle. L'inconvénient, c'est que l'instinct a pour but de favoriser la conservation. Aller contre l'instinct, c'est donc bien souvent aller contre son intérêt. De la liberté naît la possibilité de se nuire à soi-même. Avec la liberté apparaissent la possibilité du mal et de l'erreur. En quittant la nature, en fondant la société, l'homme va se nuire. La qualité spécifique de l'homme est donc la liberté? Ainsi, a-t-il une nature? La liberté est naturelle à l'homme. Mais c'est une qualité ouverte, qui est la capacité précisément d'acquérir telle ou telle qualité. L'homme est libre, donc il devient; par conséquent, il est impossible de le définir. Dire que l'essence de l'homme est la liberté, c'est avouer qu'on ne peut pas le définir.
Remarque de Rousseau (p. 171/183) : c'est la liberté qui est le propre de l'homme, pas l'entendement ( à l'inverse de La Mettrie ou Kant). En effet, pour Rousseau, les animaux sont doués d'un entendement (là, il contredit Descartes), ils ont des idées. Cependant, il ne faut pas se méprendre: il y a une différence irréductible entre l'homme et la bête: les idées des bêtes sont singulières et empiriques. Singulières: elles correspondent à un objet (ce ne sont pas des idées générales, des concepts). Empiriques: elles sont tirées de l'expérience, ces idées correspondent à des sensations. La bête n'a pas d'idées générales, qui conviennent à toutes les choses de la même espèce. Elle n'est pas capable de comparer, incapable de voir que deux choses sont de la même espèce et participent de la même idée. L'homme possède des idées générales. L'intelligence est la capacité non seulement à former des idées, mais à les combiner et à les comparer. L'intelligence, c'est cette habileté à comparer et combiner[note]. Du point de vue de l'entendement, la différence de l'homme à l'animal n'est cependant que de degré (Rousseau cite Montaigne, pour qui il y a plus de différence d'homme à homme que d'homme à bête - Essais, II, 12). Quant à l'entendement, la différence de l'homme à la bête est de degré, non de nature. L'homme naturel, comme les bêtes, n'a que des idées empiriques et singulières. La vraie différence, c'est la liberté. Donc la différence entre l'homme et la bête est bien une différence radicale, et non de degré.
De quelles autres qualités est-il pourvu? Pas de l'imagination, pas plus que la bête (p.183/196). Elle est propre à l'homme, mais pas naturelle: elle n'apparaît pas à l'état de nature: "son imagination ne lui peint rien" (p. 183/196). Son attention est fixée, rivée à l'instant (à cause des exigences de l'action, cf. Bergson). Il est incapable de s'en délivrer, incapable de prévoir, d'anticiper, de concevoir ce qui n'est pas. Exemple: le "sauvage" vend son lit le matin, et pleure le soir parce qu'il ne sait pas où coucher. L'homme naturel vit dans l'instant, comme l'animal. Il n'a pas de désirs, car il n'est pas capable de concevoir ce qu'il n'a pas. Il n'a pas conscience d'être privé, donc il n'est pas malheureux. Ce sujet est polémique. Pour Hobbes, l'état de nature est un état misérable. Mais ce n'est pas de l'état de nature qu'il parle. Pufendorf aussi parle de la misère de l'homme à l'état de nature - non à cause de la guerre, car Pufendorf suppose l'homme seul, mais parce qu'il est privé de tout. Rousseau: l'homme naturel n'est pas misérable. La misère ou le malheur ne vient pas de l'absence d'un bien, mais de l'insatisfaction des besoins. Le malheur est suscité non par le manque, mais par la conscience du manque (on peut être malheureux alors qu'en réalité on ne manque de rien). Or, l'homme à l'état de nature n'a pas conscience d'être privé. Tout ce dont il a besoin, il peut l'obtenir facilement. C'est l'imagination qui crée de faux besoins, des désirs superflus de ce que l'on n'a pas et qui n'est pas indispensable (seule l'imagination peut donner l'idée de ce qui n'est pas). "La misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir" (Emile, II). Pour se juger dépourvu, il faut s'imaginer pourvu. Or, l'homme naturel n'a pas de représentation de ce qui lui manque. Il n'est donc pas misérable. La misère suppose la comparaison. Certes, il est dépourvu de tout ce que l'homme civil possède (objets, techniques). Nul n'eût été plus misérable que l'homme naturel capable de comparer son état à celui d'un homme civilisé (p. 194/210). Mais, précisément, il n'a pas cette faculté de comparer. Il n'est donc pas misérable. La nature, en ce sens, fait bien les choses: elle proportionne les facultés aux besoins; l'imagination, si l'homme naturel en avait eu, n'aurait servi qu'à le rendre plus malheureux.
Pour autant, peut-on parler de bonheur? On a adressé à Rousseau la critique suivante: il est naïf, il décrit l'état de nature comme une époque heureuse, un âge d'or (C'est son côté soixante-huitard). Voltaire, en particulier, lui reproche méchamment de donner un tableau idyllique de l'état de nature et de critiquer la société, de préférer la nature à la civilisation, ce qui est tout à fait contraire à l'idéal des Lumières. Cependant, l'homme naturel est-il capable de bonheur? Le bonheur suppose la conscience, suppose la comparaison, lui aussi.
En tout cas, il n'est pas misérable pour cette raison qu'il ne saura jamais ce qu'est la mort (p. 182/196), pas plus que l'animal. Il n'est pas encore capable de concevoir des idées métaphysiques telles que l'idée de la mort. La connaissance de la mort, la conscience de la mort, suppose la conscience de la vie. Exister, c'est avoir conscience de vivre. Cela suppose la capacité de faire retour sur soi pour éprouver son existence (c'est-à-dire la réflexion), la capacité de se détacher de l'immédiateté de la vie biologique. L'animal est incapable de ce retour réflexif, de même que l'homme naturel (seulement virtuellement). Il est incapable de s'arracher à l'immédiateté de ses besoins. La conscience, rupture dans l'immédiateté de la vie, a pour conséquence la conscience de la mort (c'est la "conscience malheureuse"). L'homme naturel n'est capable que d'une connaissance purement empirique de la mort[note 2]. Ce qu'il sait de la mort, c'est seulement ce qu'il en voit. Il n'a que des idées singulières. Ce qu'on voit de la mort un fait, un état semblable au sommeil. On voit non la mort, mais mourir. Le mourir (se constate: les autres meurent) n'est pas la mort (ce qu'il y a après le mourir). La mort est un état, non un acte ou un fait observable. La mort est une idée métaphysique. La mort ne se voit pas, elle ne peut qu'être imaginée. La mort elle-même n'est donnée dans aucune expérience -il faudrait vivre sa mort, ce qui est une contradiction manifeste -, donc la mort est une idée métaphysique. L'homme est capable d'acquérir des idées métaphysiques parce qu'il est libre, qu'il peut se détacher de l'expérience sensible immédiate. A l'état de nature, donc, l'homme est libre. En revanche, on ne peut lui attribuer ni l'imagination, ni aucune idée abstraite, ni même le malheur.
Le propre de l'homme, c'est la liberté, qui lui est naturelle. Cependant, Rousseau reconnaît que la question de la liberté est difficile. Peut-on démontrer que l'on est libre? Kant dira que c'est une question impossible à trancher. C'est pourquoi Rousseau se tourne vers une autre qualité spécifique à l'homme, et qu'il possède naturellement, elle aussi, mais qui lui paraît moins problématique: la "faculté de se perfectionner", ou perfectibilité (p. 171/183). L'homme, dès l'état de nature est différent de l'animal: il est libre; il est aussi perfectible. L'animal, en un sens, est plus parfait que l'homme: il possède un instinct qui le guide de façon quasi infaillible vers son bien. Dès la naissance, il est aussi parfait qu'il peut l'être. L'homme, en revanche, est un animal imparfait (être perfectible, c'est être imparfait): l'éducation de l'enfant est beaucoup plus longue que celle du petit animal. L'homme est incomplet, inachevé: à la naissance, il n'est encore rien (aucune des facultés spécifiquement humaines ne sont encore développées chez lui). Il ne possède que des virtualités, comme l'homme à l'état de nature. Il est à éduquer, à faire. S'il n'est pas éduqué, il reste dans cet état. Il n'y a pas de nature humaine, mais seulement des possibilités. L'animal est capable de très peu de progrès: "un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie" (p. 171/183)[note 3]. De même, les espèces subissent peu de changements (Rousseau est-il fixiste, comme Aristote?). Elles subissent bien des changements, mais ne se transforment pas radicalement: elles restent soumises à l'instinct, à la nature qui agit en elles. L'homme, lui, est perfectible: il devient. Il a des possibilités, il est en puissance (l'animal est pure actualité). Nul ne sait quelles facultés encore en sommeil l'humanité peut encore receler; par conséquent, il est impossible de définir l'humanité. Ce devenir n'est pas nécessairement synonyme de progrès. L'homme, en effet, a le privilège d'être le seul animal "sujet à devenir imbécile" (p. 171/183)! Il peut devenir gâteux, ou régresser s'il est à l'écart des autres hommes (Victor ou Robinson). La société est d'ailleurs pour Rousseau une telle régression. L'entreprise de Rousseau vise en fait à répondre à la question: comment se fait-il que l'homme puisse devenir imbécile? Comment peut-on perdre la raison? Parce qu'elle n'est pas naturelle. L'homme peut perdre ce qu'il a acquis, parce qu'il a acquis quelque chose. Ce que l'on a appris, on peut le désapprendre. L'humanisme n'a donc rien d'un optimisme mièvre: dire que l'homme devient, c'est admettre qu'il a pour originalité de pouvoir régresser; dire qu'il y a un progrès historique possible, c'est souligner du même coup l'imperfection de l'humanité présente. Si la bête ne peut pas régresser, c'est qu'elle n'a rien à perdre: elle n'a rien acquis. Tout, en elle, est inné; si elle perd ce qui lui est naturel, elle perd ipso facto ce qui lui est essentiel, et cesse d'être (l'essence, c'est ce que l'on ne peut ôter sans ôter l'existence). Un soupçon peut dès ici se faire jour, que Rousseau confirmera par la suite: les maux propres à la société (en particulier l'inégalité) ne viennent-ils pas de cette faculté qu'est la perfectibilité? [note 4]
Bilan provisoire: cf. p.177/189-195. Les facultés morales de l'homme à l'état de nature sont celles qui concernent les besoins biologiques. L'homme à l'état de nature est un être purement biologique, un être de besoins. Ses facultés sont accordées, proportionnées à ses besoins. Le développement des facultés suit celui des besoins. Or, il n'éprouve que des besoins biologiques. Il est donc "un animal stupide et borné" (Du contrat social, I, 8). Ces facultés: la perception - comme tout animal-, la volonté et les passions (binaires: crainte et désir) - seulement celles liées à la conservation, donc des passions purement physiques. En effet, "son cœur ne lui demande rien" (p.183/196). Dans le développement de l'entendement et des passions, il y aura interaction, dialectique, influence réciproque. Nous ne cherchons à connaître que ce que nous désirons (or, il a très peu de besoins). Les passions, le désir sont un aiguillon pour la connaissance et la curiosité. Inversement, il faut avoir l'idée de l'objet pour le désirer. Donc la variété des passions augmente avec l'accroissement de la connaissance et de la faculté d'imaginer. Or, les seuls biens que connaisse l'homme naturel sont le repos, la nourriture, une femelle (occasionnellement). Le développement des facultés intellectuelles n'est pas naturel, il faudra que quelque chose le provoque. L'homme semble pouvoir rester dans cet état, indéfiniment. On ne voit pas ce qui pourrait provoquer un changement. D'autant moins que le développement de la pensée suppose la naissance du langage. Or, l'origine des langues fait problème.

1. La logique est une simple combinatoire. Les maths, c'est plus difficile. L'intelligence artificielle est possible. Mais la pensée, c'est autre chose. Elle est le pouvoir d'inventer, de découvrir, et pas seulement de tirer des conséquences.
2. Cf. revue Sciences humaines n° 61, mai 96.
3. Cf. Kant, Réflexions sur l'éducation.
4. Remarques : l' "auteur célèbre", p. 172/184, début de la note IX, c'est Maupertuis; un "ais", (p. 176/189), c'est une planche dont on se sert comme d'une presse.

3.La question de l'origine des langues

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Question de l'origine des langues et du lien entre langage et pensée (cf. chapitre sur le langage). Dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau propose une hypothèse sur cette origine, il essaie de l'expliquer (par le besoin ou la passion, selon les climats). Ici, son intention est différente: il veut simplement souligner le caractère problématique de cette origine, insister sur les "embarras de l'origine des langues" (p. 185/199). Il n'essaie pas de conjecturer. Il examine les diverses hypothèses pour montrer 1° que la naissance du langage fait problème; 2° qu'elle n'est pas liée à une essence de l'homme - le langage n'est pas naturel, il aurait pu ne pas apparaître, il n'était qu'une virtualité. 3° Du même coup, Rousseau aura montré l'improbabilité de la naissance de la pensée. Les idées, en effet, viennent du langage, des mots: "Qu'on pense de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole" (p. 185/198). Or la naissance du langage est problématique, à l'état de nature, il ne pouvait pas y avoir de langage; donc l'apparition de la pensée est inexplicable.
Rousseau examine une première hypothèse quant à l'origine des langues, pour montrer qu'elle n'est pas satisfaisante: celle de Condillac. Dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines, Condillac décrit le langage comme créé, institué par deux enfants égarés et qui se seraient unis. Critique: Condillac se donne ce qu'il s'agit de montrer. Condillac suppose une certaine forme de société. A l'état de nature, l'homme est isolé, on n'observe aucun rapprochement. En effet, l'homme n'a aucun besoin de ses semblables. Il est indépendant, autarcique - il se suffit à lui-même. Le langage n'a donc pas d'utilité; or une faculté ne se développe que si le besoin s'en fait sentir.
Deuxième hypothèse: le langage a pu apparaître dans cette société primitive qu'est la famille, et plus précisément entre la mère et son enfant. Rousseau fait ici une double critique. 1) Il adresse à cette hypothèse le reproche d'ethnocentrisme: on projette une idée moderne de la famille sur l'état de nature. Or, le sentiment de l'amour est inconnu ("son cœur ne lui demande rien", l'affectivité est réduite au désir physique); les couples ne se forment que le temps de l'accouplement. De plus, rien n'autorise à supposer un "instinct maternel" (cf. I. Badinter[note]: il est très variable selon les époques et les sociétés, il n'est donc pas naturel). 2) Soit c'est la mère qui apprend à parler à l'enfant, mais alors on suppose la langue déjà constituée; soit c'est l'enfant qui invente des signes pour communiquer ses besoins, mais alors il y aura autant de langues que d'enfants. Une telle hypothèse explique la possibilité d'un idiome individuel, qui n'aura de validité que dans le couple formé par la mère et l'enfant, pas d'une langue.
Troisième étape de l'argumentation (p. 189/204): Rousseau fait une concession, il laisse de côté la difficulté principale. Supposons que la naissance du langage est devenue nécessaire (ce n'est pas le cas, il est inutile à cause de l'adéquation entre les besoins et les facultés, les hommes n'ont pas besoin les uns des autres). Même ainsi, on se heurte à une difficulté nouvelle; une nouvelle difficulté surgit, insurmontable: la naissance du langage suppose un accord sur la signification des mots. Comment un tel accord est-il possible? comment s'accorder, en l'absence de langage? Cercle vicieux: l'institution de la parole suppose la parole: "La parole semble avoir été nécessaire pour établir l'usage de la parole" (p. 191/205).
4° Nouvelle hypothèse, nouvelle concession, à partir d'un fait: le cri (cf. animaux). Le premier langage, le seul à l'état de nature, c'était le cri. Puis des gestes[note 2] se seraient ajoutés, constituant un langage descriptif. Ensuite, parce qu'ils sont imparfaits (pas toujours visibles), la voix se serait substituée aux gestes, d'où la naissance du langage articulé. Rousseau reprend ici le schéma proposé par Condillac. Selon lui, il y a eu enchaînement, filiation du cri au langage par gestes puis au langage articulé. Mais Rousseau va mettre en lumière ceci: le passage d'une étape à l'autre ne peut pas être progressive, mais suppose un saut, une rupture; chacune de ces formes de communication est radicalement différente. Le passage de l'une à l'autre fait problème. La naissance du langage descriptif est récusée par Rousseau: un tel langage suppose le besoin d'autrui; or, les hommes, dispersés, n'ont ni besoin ni passion. De même, la naissance du langage articulé n'est pas simple. Les mots, contrairement aux gestes, sont conventionnels. C'est-à-dire? Le langage est constitué de "signes institués" (p. 185/199). "La langue de convention n'appartient qu'à l'homme" (Essai sur l'origine des langues, ch. I), alors que la communication animale est naturelle. Le langage est d'institution. Le geste a un rapport de ressemblance avec ce qu'il désigne, il ressemble à ce qu'il désigne. Le geste dépend de la nature de la chose à désigner, il est en ce sens naturel, imposé par la nature de la chose. Le mot, en revanche, n'est pas figurafif, descriptif, mais arbitraire. Saussure, linguiste français, établira la thèse de l'arbitraire du signe linguistique. Il n'y a aucun rapport de ressemblance entre le mot et la chose - sauf exception: les onomatopées. L'onomatopée imite ce qu'elle désigne (cf. BéDé : "pouf", "crac!"). L'anglais est riche en onomatopées: "to roar". La langue n'est pas onomatopéique. Entre le mot "chat" et le chat, on n'observe aucune analogie. On pourrait aussi bien, sans inconvénient, appeler un chat un chien, et inversement; il suffirait de se mettre d'accord. A la base du langage, il y a donc un accord, une convention. Les mots ne sont pas des symboles (le symbole est à l'image de ce qu'il désigne, il entretient un rapport naturel avec ce qu'il désigne), mais des signes. Définition du signe: il est arbitraire. Il faut donc un accord entre les interlocuteurs. Cet accord suppose ce qu'il est censé rendre possible.
5° Concession. Admettons que le langage apparaisse. Comment expliquer que le langage a pu devenir tel qu'il est aujourd'hui? Comment a-t-il pu se perfectionner? Rousseau dit en effet de l'homme naturel qu'il n'y a "rien de plus borné que son esprit" (note XI p. 182/195). Il n'a que des idées singulières, il est incapable de comparer pour former des idées générales. Au début, tous les mots ont dû désigner des singularités, des actions singulières (pour les verbes) et des choses singulières (cf. Victor qui n'appelle "livre" qu'un seul livre; pour lui, un nom s'applique à un objet particulier; il est capable d'appeler "livre" un livre, à condition que ce soit toujours le même). Tous les mots devaient être des sortes de noms propres, c'est-à-dire que chaque mot désignait une seule chose, comme un nom propre est propre à un être. Il devait y avoir d'abord autant de mots que de choses. D'où une difficulté: si l'on admet qu'un tel langage articulé a pu naître, après le langage par gestes (ce qui suppose des besoins que l'homme alors ne pouvait avoir; admettons tout de même), comment expliquer le passage de cette langue constituée de noms propres à une langue constituée de noms communs, génériques, c'est-à-dire de concepts, applicables non seulement à une chose, mais à toutes celles de son espèce? Ici, l'objection - majeure - est la suivante: les mots génériques supposent que l'on a des idées générales, ils supposent la capacité de comparer les choses singulières pour découvrir ce qu'elles ont de commun. Or l'homme naturel est borné à la sensation, singulière. L'objection est celle-ci: le langage suppose la pensée (cf. chap. sur le langage). Le langage suppose l'acquisition d'idées générales. Or, ajoute Rousseau, on ne peut concevoir d'idées générales qu'à partir des mots. Cercle: le langage suppose les idées générales, qui supposent le langage. Il faut avoir saisi ce qu'il y a de commun entre diverses choses pour les nommer du même nom, donc il faut des idées générales pour nommer; mais "les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots" (p. 191/206). (Donc, les animaux, dépourvus de langage, ne peuvent avoir que des idées singulières.) En effet, toute idée générale, tout concept est purement intellectuel, il ne contient rien d'empirique, qui soit emprunté à la sensation. Il est impossible de percevoir l'Arbre en général, l'Idée de l'arbre: tout arbre est un arbre empirique, particulier, et non l'Arbre en soi. Il est impossible, de même, de se forger l'image de l'arbre en général, de le voir en imagination: toute image est concrète, il faudra se l'imaginer doué de certaines propriétés particulières, accidentelles, non essentielles (taille, forme etc...). L'image est à distinguer du concept. Le concept est purement intellectuel; il peut être seulement pensé, non senti ou vu, ou imaginé; il est abstrait et général; il contient seulement l'essentiel, non l'accidentel, le singulier (l'Idée d'arbre contient ce qui est commun à tous les arbres). L'image, elle, est concrète, singulière. Comment avoir l'idée générale de l'arbre? Pas par la sensation ou l'imagination: l'arbre perçu, c'est cet arbre, non l'arbre en soi. C'est possible seulement grâce à la définition. Le concept, ou l'essence, c'est la définition. Or, la définition suppose le langage. Comment, par exemple, concevoir le triangle? Il n'en existe pas dans la nature. Et tout triangle empirique sera nécessairement particulier. On ne peut le concevoir que par sa définition, par l'énoncé de ses propriétés, donc par des mots. "Il faut donc parler pour avoir des idées générales" (p. 192/207). Or, pour forger les mots génériques, il faut les idées générales. On tombe dans un cercle, une aporie. L'homme n'est pas destiné, par nature, à parler; il n'est pas un "animal loquens". L'apparition du langage suppose un événement qui sollicite la disposition au langage. Dans l'état de nature, il n'a aucune raison d'apparaître. Il suppose la relation à autrui, la société. Mais elle-même semble inexplicable, car l'homme naturel n'a pas besoin des autres. Il faudra donc que le besoin d'autrui se fasse sentir pour que le langage puisse se développer.

1. I. Badinter, l'Amour en plus: histoire de l'amour maternel du dix-septième au vingtième siècle.
2 Langage d'action.

4. Bonté ou méchanceté naturelle?

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A l'état naturel, l'homme se caractérise seulement par sa liberté et sa perfectibilité. Il n'a pas d'idées générales, ni de langage. Qu'en est-il sur le plan proprement moral? C'est la question de la bonté de l'homme naturel. La réponse de Rousseau présente une difficulté. Voltaire l'a encore une fois accusé de naïveté. La théorie de Rousseau serait celle du "bon sauvage" - et c'est souvent ce qu'une lecture rapide retient du second discours. Il décrirait l'état de nature comme idyllique, et la société comme source de tous les maux. Il serait donc partisan d'un retour à la nature qui ne peut que révulser un Aufklärer comme Voltaire. On pourra citer, à l'appui de cette interprétation, la note IX, p. 172/184 : "l'homme est naturellement bon, je crois l'avoir suffisamment démontré".
Cependant, la lecture de Voltaire est rapide. Les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît. En effet, p. 194/210, Rousseau écrit qu'à l'état de nature, les hommes ne sont "ni bons ni méchants". Plutôt que de considérer qu'il y a contradiction, il vaut mieux essayer de la résoudre. Quelle est l'intention de Rousseau? Quel est l'enjeu de la question de la bonté naturelle? Il faut prouver, contre Hobbes, que la méchanceté n'est pas naturelle à l'homme (Hobbes parle de l'égoïsme et de l'envie, alors que l'homme naturel n'a pas de besoin qu'il ne puisse satisfaire seul). L'homme naturel selon hobbes est un "enfant robuste": si l'enfant n'est pas méchant, c'est parce qu'il n'en a pas les moyens; s'il était fort, il serait méchant. Mais supposer un être à la fois robuste et dépendant, c'est contradictoire. L'homme sauvage ne peut pas abuser de ses forces: elles sont exactement proportionnées à ses besoins. La méchanceté suppose la faiblesse. (cf. Descartes sur Dieu). (la citation latine p. 196/211 peut être traduite: "Chez eux l'ignorance des vices est plus efficace que ne l'est chez les autres la connaissance de la vertu".)
Par nature, l'homme n'est pas méchant. Ce point est clair. Est-il nécessaire de supposer l'homme naturellement bon? Il suffit, pour écarter l'absolutisme défendu par Hobbes, d'établir qu'il n'est pas méchant. De plus, il paraît difficile de dire bon un être que Rousseau lui-même qualifie "d'animal stupide et borné". L'idée que l'homme, par nature, est dépourvu de moralité semble davantage en cohérence avec les thèses rousseauistes. Il affirme d'ailleurs que l'homme naturel n'a "aucune idée de la bonté", ni "aucune sorte de relation morale" (p. 194/210). La moralité supposerait la conscience du bien et du mal, et des relations avec autrui . "Notre homme ne sera donc pas vertueux, parce qu'il n'aura pas besoin de l'être, et par la même raison il ne sera ni vicieux ni méchant" (Rousseau juge de Jean-Jacques). Pour Hobbes, l'homme naturel n'est pas vertueux, mais vicieux. En fait les deux sont inséparables. Soit on les trouve tous deux ensemble, soit aucun des deux. [note]A l'état de nature, l'homme n'est pas immoral, parce qu'il est amoral. L'homme, donc, n'est ni bon ni méchant. L'important, pour des raisons politiques, c'est qu'il ne soit pas méchant. Or, à l'état de nature, le souci de la conservation n'est pas préjudiciable à autrui, contrairement à ce que pense Hobbes: il est possible de satisfaire ses besoins sans léser autrui.
Note XV sur l'amour de soi: il ne s'agit pas de confondre amour de soi et amour-propre. L'amour de soi est l'amour du bien-être, l'instinct de conservation. L'amour-propre, en revanche, c'est l'orgueil, la volonté de dépasser autrui. Il suppose la représentation de soi-même et ne peut apparaître que dans la société. L'amour de soi est un sentiment qui ne se rapporte qu'à soi-même. L'amour-propre, lui, est relatif à autrui, il naît de la comparaison avec autrui (or l'homme naturel est incapable de comparaison). Ce sentiment est source d'envie et de rivalité. L'amour de soi (la conservation) peut être satisfait sans léser autrui, il n'est pas source de violence. On ne devient pas tyran, dit Aristote, pour se protéger du froid (Politique, II). En revanche, l'amour-propre suscite le besoin de briller et de surpasser les autres, besoin qui ne peut jamais trouver de fin. Il donne naissance à des passions difficiles à satisfaire, c'est à cause de lui que les injustices les plus graves sont commises. L'amour de soi, lui, est d'autant moins un facteur de conflits qu'il est tempéré par un autre sentiment naturel, inné: la pitié. Ici encore, Rousseau s'écarte de Hobbes qui n'admet aucun sentiment moral naturel, pour qui rien ne freine l'appétit de l'homme naturel. La pitié est naturelle: même les bêtes en donnent parfois des signes. C'est un sentiment moral, qui peut être endormi, mais pas éteint. Malgré la diversité des mœurs, malgré le fait du mal, Rousseau affirme l'existence d'un fait moral universel: la répugnance à voir souffrir son semblable. Aucune créature n'aime voir souffrir un membre de son espèce. Cette idée fait problème. L'homme naturel est-il capable d'éprouver des sentiments? En outre, si la pitié est une forme de compassion, de sympathie (étymologiquement: souffrir avec, éprouver ce que l'autre éprouve), ne suppose-t-elle pas la reconnaissance d'autrui et la comparaison? Il faudra donc admettre qu'il s'agit, plutôt que d'un sentiment, d'un principe quasi-biologique, d'une sorte d'instinct, comme l'amour de soi.
La paix de l'état de nature n'a donc rien à craindre des passions des hommes. Cependant, Rousseau se sent obligé d'examiner une dernière objection possible, une objection contre l'idée qu'à l'état de nature les hommes vivent dispersés, dans la paix et l'indépendance. Il s'agit d'examiner le cas d'une passion plus destructrice que toute autre: l'amour. Ne s'agit-il pas d'une passion naturelle, qui doit exister même à l'état de nature, afin d'assurer la sauvegarde de l'espèce? Or, si l'homme naturel l'éprouve, la paix est compromise, car elle engendrera la jalousie et la violence. En réalité il faut soigneusement distinguer deux aspects de l'amour: l'amour au plan physique, purement biologique; l'amour au plan moral. D'un point de vue physique, c'est un instinct; comme tout besoin naturel, il est facile à satisfaire: "toute femelle est bonne pour lui". C'est seulement lorsque l'amour s'élève au plan moral qu'apparaissent le choix et la préférence. Or, le choix suppose la comparaison, donc l'intelligence; un tel sentiment est donc inconnu à l'état de nature. C'est ce sentiment qui peut inspirer la jalousie, puisque l'amant exige pour son bonheur l'amour d'une femme bien précise. L'amour limité au plan physique ne saurait inspirer la jalousie, puisqu'il n'exige pas pour sa satisfaction un objet déterminé; privé de telle partenaire, il se satisfera aussi bien d'une autre.
Conclusion sur la première partie:
L'homme à l'état de nature jouit d'une parfaite adéquation entre facultés et besoins. Il ne possède que les facultés nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux, les autres sont présentes seulement en puissance, à l'état virtuel. Ni sollicitées, ni cultivées, elles ne se développent pas. C'est seulement le contact avec autrui qui pourra les faire apparaître. Or, les hommes sont dispersés. Ils ne se rencontrent qu'occasionnellement (le temps de la reproduction) et se séparent aussitôt, puisque rien ne les attache les uns aux autres. Rousseau parle du "peu de soin qu'a pris la nature de rapprocher les hommes par des besoins mutuels" (p. 194/209). La nature n'a en rien favorisé la naissance de la société. La sociabilité n'est pas naturelle, n'est pas un instinct, comme chez les abeilles, "insectes sociaux". L'homme n'est pas, comme le pensait Aristote, un "animal politique". Cependant, il ne devient homme qu'avec la société d'autrui. La fréquentation d'autrui n'est pas nécessaire. Elle n'a donc pas lieu. Il faudra que quelque événement la rende nécessaire. La société va apparaître - puisque, de fait, elle existe. L'état d'indépendance, d'autarcie a donc dû être rompu, l'homme a dû soudain avoir besoin des autres pour vivre.
Conclusion sur l'inégalité : 1) on observe peu de différences naturelles. 2) Elles ne constituent pas des inégalités. Elles ne confèrent aucun privilège, aucune supériorité ("Là où il n'y a point d'amour, de quoi servira la beauté?" - p. 203/219). Des différences qui n'auront un sens, le sens d'inégalités, que dans la société. Avec la culture et l'éducation, ces différences vont s'accuser. 3) Les hommes sont libres, et l'oppression, l'état de dépendance ne saurait exister: ils n'ont nul besoin les uns des autres.

Note:
Faut-il distinguer bonté et vertu, cette dernière supposant la moralité?

II ème partie : la naissance de la société

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Il a fallu, pour que naisse la société, que quelque chose se fausse dans l'équilibre du besoin et de la satisfaction, que les facultés de l'homme deviennent insuffisantes, et leur développement nécessaire. Dans l'Essai sur l'origine des langues, Rousseau propose l'hypothèse d'un basculement du globe terrestre sur son axe. Mais il suffit d'un changement infime pour introduire un tel décalage: il suffit que les besoins deviennent plus difficiles à contenter, à cause d'une baisse de la fertilité de la nature (due à une sécheresse ou tout autre changement climatique)[Note 1]. Cet écart, si infime soit-il, aura des conséquences irréversibles, qui ne cesseront de se dérouler, de s'accumuler, comme une réaction en chaîne. Une fois l'équilibre rompu apparaîtra le besoin d'autrui, d'où le développement des facultés, la naissance de la société et la dépendance mutuelle. Les conséquences s'impliquent mutuellement; tout changement en rend d'autres possibles. Une fois commencé, ce mouvement ne fera que s'accélérer; il est cumulatif. L'humanité va s'arracher à une stabilité qui aurait pu durer indéfiniment. Auparavant, l'homme est un être sans histoire. Avec le développement des facultés s'ouvre la dimension historique. [note 1]

1. La société naissante (pp. 205-211/222-231)

Ce qui explique le premier développement des facultés, c'est que la nature a cessé, pour une cause indéterminée, d'apparaître comme mère-nourricière, elle est devenue moins fertile. L'homme se heurte alors à la nature comme à une puissance hostile. C'est la fin de l'identification entre l'individu, borné à ses sensations, et son environnement. Il effectue la prise de conscience de l'altérité de son environnement. L'homme fait l'expérience de l'extériorité de la nature, de son altérité, de son adversité. La nature est autre que lui, et opposée à lui. C'est l'occasion pour lui de prendre conscience de lui-même dans son opposition à la nature. Il fait l'expérience d'une altérité et, donc, du même coup, de sa propre identité. C'est la naissance de la conscience de soi. L'homme, obligé de rivaliser avec d'autres espèces, prend conscience de sa différence avec les autres animaux. Il prend conscience de sa différence de force ou d'habileté, et effectue ainsi les premières comparaisons, ce qui marque la naissance de l'intelligence, puisque pour Rousseau l'intelligence consiste dans la comparaison (conception empiriste de l'intelligence). La rupture de l'accord entre l'homme et la nature oblige l'homme à confectionner ses premiers outils, d'abord grossiers. La fabrication des premiers outils - l'apparition de la technique -, c'est l'acte de naissance de l'humanité[note 2]. Les paléontologues reconnaissent qu'ils ont affaire à des traces de peuplement humain à deux critères: la tombe et l'outil. Par le travail sur la nature, l'homme s'oppose à elle et prend négativement conscience de son identité. On retrouve une même idée chez Hegel: le travail est le propre de l'homme. Le travail est créateur des facultés propres à l'homme, il est créateur de l'humanité de l'homme. En travaillant, l'homme nie une nature, il nie une extériorité. Cette négation s'exerce sous la forme d'une transformation. A l'opposé du désir animal, qui est négation brutale, sous forme de la consommation de l'objet, le travail humain est "négation réfrénée". L'agriculture, par exemple, suppose la capacité de prévoir, d'ajourner, de remettre au lendemain la satisfaction pour en obtenir une meilleure. L'homme au travail nie la nature et, ipso facto, s'élève au-dessus d'elle - il se distingue des animaux. L'homme au travail se trouve confronté à un obstacle: la résistance de la matière. Dans cette résistance, il fait l'expérience de quelque chose qui n'est pas lui, l'expérience d'une altérité. Il prend conscience de cette altérité. Du même coup s'effectue la prise de conscience de lui-même (cf. Sartre : j'ai conscience de l'objet comme n'étant pas moi). En prenant conscience d'une extériorité, il prend conscience de son intériorité (comment le cogito, conscience de mon intériorité, de mes pensées, pourrait-il s'effectuer sinon par opposition avec une extériorité?). La conscience de soi naît de la conscience d'une étrangeté qui me fait face. L'homme prend conscience de lui à partir de la conscience de ce qui n'est pas lui, en se distinguant de ce qui n'est pas lui. En prenant conscience de cette altérité, il prend conscience de lui-même comme différent d'elle, distinct de la nature. Ainsi, il se sépare de la nature. Le travail, en ce sens, libère: il libère l'homme de la sphère naturelle; par le travail, l'homme s'élève à l'humanité. Le travail sur l'objet est du même coup travail sur soi-même; en modifiant la nature, l'homme se modifie lui-même. Ce processus de formation de soi par le travail, Hegel le nomme la culture[note 3]. La culture, c'est ce processus par lequel on se cultive soi-même. Il n'y a pas de culture sans effort, c'est un contresens. Qui dit culture dit travail. Le mot scholè, qui donnera "école", signifiait aussi le loisir: l'école, c'est le loisir de penser. Le loisir, pour les Grecs, désigne le temps libre de celui qui n'est pas astreint à des tâches domestiques ou serviles et qui peut donc se consacrer à des occupations plus nobles, telles que la méditation. Dans la Bible, le travail est présenté comme une malédiction: "C'est à la sueur de ton visage que tu manderas du pain". Mais cette malédiction contient en même temps le moyen de la libération: par le travail, l'homme s'élève au-dessus de l'animalité. L'homme crée, par son travail, un monde qui porte sa marque, la marque de la négation (la conscience est négation). Dans son œuvre, on reconnaît l'action d'un être conscient. Le travailleur se reconnaît dans son œuvre comme dans un miroir. Il y reconnaît sa dignité. L'homme produit son humanité dans son travail. Cette idée hégélienne inspirera Marx.
L'opposition à la nature par le travail détermine l'apparition de la connaissance de soi. Les changements sont cumulatifs, ils s'impliquent les uns les autres. Elle rend possible le développement des relations avec autrui et la naissance progressive de la société. Apparaît également la reconnaissance d'autrui: disposant d'une idée de lui-même, l'homme peut désormais y rapporter les autres, constater les ressemblances avec lui-même et en conclure une identité. A partir de la similitude des comportements, il conclut à une similitude de condition (ce que Rousseau décrit ici, c'est un raisonnement par analogie). La reconnaissance d'autrui n'est pas un instinct naturel, inné; elle suppose un certain degré de développement des facultés. La prise de conscience de soi rend possible le passage du simple amour de soi à l'amour-propre ("premier mouvement d'orgueil", p. 206/224). Dès lors apparaissent les premières formes de comportement social. Elles sont d'abord plus grégaires que sociales. Les hommes vivent en troupeaux ("associations libres"): ils s'assemblent quand le besoin s'en fait sentir puis se séparent. L'unité repose sur des besoins communs, non sur des lois (c'est en ce sens qu'elle est libre); pour cette raison, elle est provisoire. Il ne s'agit pas encore de la société, mais on assiste aux premiers rapprochements. Chaque progrès en appelle d'autres. Quel est l'état des langues? Un premier langage (d'action), par gestes est rendu possible par ces rapprochements et nécessaire par le besoin d'autrui. rousseau ne s'attarde pas: une fois l'obstacle de l'absence de besoin tombé, il est facile de comprendre comment s'est développé le langage et les diverses facultés de l'homme. Le progrès technique a des conséquences sur l'état de la société: la capacité de fabriquer des outils artificiels entraîne une nouvelle étape, la sédentarisation et le regroupement des familles sous un même toit. On n'a pas encore affaire à une société, mais à des familles isolées. Cependant ce simple fait est riche de conséquences. Vont apparaître les premiers sentiments: amour paternel et maternel, attachement; aussi une première forme de division du travail, fondée sur la différence de sexes; enfin, les hommes commencent à s'amollir en raison de ces progrès, ils deviennent moins forts, ont davantage besoin d'autrui, s'habituent à certaines commodités, se forgent ainsi de nouveaux besoins. Ces progrès s'impliquent donc mutuellement, en cercle.
Un nouveau changement climatique a pu forcer des familles différentes à vivre ensemble. Ce fait a des conséquences décisives. Les hommes ne sont plus isolés. Les jeunes gens se rencontrent (p. 210/227). Ce rapprochement favorise la comparaison, qui rend possible le choix, la préférence. Apparaît alors l'idée de la beauté et l'amour, accompagné de la jalousie. Commence alors la genèse des passions et des maux de la société. Les premières inégalités apparaissent, les différences prennent le sens d'inégalités (par exemple la beauté et la laideur). La comparaison, le désir de séduire, la nécessité d'apparaître à son avantage, le désir d'être préféré sont les causes du développement de l'amour-propre. "Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l'estime publique eut un prix" (p. 210/228). L'individu vit désormais sous le regard d'autrui, se voit tel qu'il apparaît à autrui. Ce qui a lieu, c'est la dissociation entre l'être et le paraître.(cf. Merleau-Ponty, les Relations avec autrui chez l'enfant). L'amour-propre implique la rivalité et l'envie, mais aussi la honte (cf. Genèse : "Ils virent qu'ils étaient nus") et le mépris. Dès lors, tout dommage subi sera perçu comme une offense, un outrage qui appelle une vengeance. On donne désormais un sens à ce qui auparavant ne serait pas apparu comme une injustice.
Cela, c'est ce que Rousseau nomme état de "société commencée" ou de "société naissante" (p. 211/229). C'est l'état où se trouvent les peuples sauvages connus. Rousseau le qualifie de "l'époque la plus heureuse" (p. 211/229). C'est de cette période de l'histoire de l'humanité qu'il parle avec nostalgie comme d'un âge d'or, d'un paradis perdu. Mais ce n'est déjà plus l'état de nature. La critique voltairienne a donc ceci de vrai que Rousseau exprime effectivement, ici, une nostalgie pour le passé. Mais elle concerne cet état de société commencée, non l'état de nature. Rousseau ne manifeste nulle part la volonté d'un retour à la nature (la sortie de l'état de nature est irréversible).

1. Leroi-Gourhan, spécialiste de la préhistoire, évoque la même hypothèse d'un changement climatique pour expliquer le passage au néolithique (notamment dans l'Histoire générale des techniques).
2. Cf. Lévi-Strauss, Horloges et machines à vapeur in Entretiens avec Charbonnier.
3. Voir aussi le début du film 2001, l'Odyssée de l'espace.
4. Aussi G. Batailledans l'Erotisme

2. "Le plus horrible état de guerre" (pp. 211-218/231-237)

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Cet état, comme l'état de nature, est fait pour durer. C'est une époque heureuse, l'homme n'a donc pas intérêt à en sortir. La sortie de cet état ne peut s'expliquer, là encore, que par un événement dû au hasard. Cet événement, Rousseau le qualifie de révolution. Il s'agit de l'invention de l'agriculture (ce que l'on appelle aujourd'hui la révolution néolithique) et de la métallurgie. La révolution néolithique, selon les savants, a lieu vers dix mille ans av. J.C. On la définit comme le passage d'une économie de subsistance à une économie de production. Jusque-là, l'homme n'était pas producteur, il vivait en parasite de la nature; par l'agriculture, il lui fait produire ce qu'elle ne produit pas d'elle-même.
Une nouvelle modification des conditions de vie rend nécessaire l'invention de ces deux arts. 1) L'agriculture. Elle ne s'est pas développée plus tôt parce qu'elle suppose la prévoyance (cf. supra). Il faut comprendre qu'il peut être utile de sacrifier une partie de sa récolte, une partie de ce dont on pouvait jouir immédiatement, pour obtenir davantage plus tard ("Il faut se résoudre à perdre d'abord quelque chose pour gagner beaucoup dans la suite", p. 214/233[note]). Cela suppose la capacité de réfréner ses désirs, de s'arracher à l'immédiateté du besoin. L'homme naturel vivait dans l'immédiateté, il comblait le besoin aussitôt ressenti. 2) L'agriculture requiert des outils métalliques. Il est difficile de comprendre comment les hommes ont pu avoir l'idée de fondre les métaux. Comment ont-ils pu découvrir la fusion des métaux? Rousseau constate la difficulté, reconnaît l'improbabilité que cette découverte soit due à un incendie. A défaut, il propose l'hypothèse d'une éruption volcanique. Il reconnaît qu'elle est peu satisfaisante car une telle entreprise nécessite un réel savoir-faire (il ne tombe pas dans l'erreur qui consiste à attribuer cette découverte au seul hasard, comme s'il était facile, à partir de la simple observation d'un métal en fusion, de maîtriser la métallurgie; la plupart des hommes modernes, malgré toute leur technique, en seraient bien incapables).
La conséquence de l'apparition de ces deux arts, c'est la division du travail: il faut des agriculteurs pour nourrir les forgerons, et des forgerons pour fournir leurs outils aux paysans. Cette division du travail, à son tour, a pour conséquence l'apparition des échanges économiques, et la dépendance mutuelle (je ne travaille plus pour moi, mais pour un autre). Pour les Grecs, l'artisan n'est pas un homme libre. La propriété s'ensuit de l'agriculture. En effet, pour Rousseau, la seule propriété légitime, c'est celle du produit du travail, d'où découle la propriété du sol. Le paysan a un droit sur le produit de son travail, donc sur sa terre. En revanche, le droit de premier occupant ne vaut rien; c'est un simple fait, qui ne justifie rien. Mettre devant le fait accompli ne procure aucun droit; mais cela crée une coutume. Ici, Rousseau s'écarte de Locke, pour qui la propriété est un droit naturel. L'inégalité est rendue possible par la propriété ("Le premier qui, ayant enclos un terrain et ayant dit ceci est à moi fut le véritable fondateur de la société civile", p. 205/222). Toutes les conditions sont réunies pour que l'inégalité apparaisse. Les différences naturelles, qui ne constituaient pas encore des inégalités (une différence n'est pas forcément une inégalité), changent de sens, acquièrent une valeur, se hiérarchisent. Elles ne deviennent des inégalités, ne confèrent une supériorité, que dans la société. Ces inégalités se combinent, s'impliquent mutuellement, par une sorte d'effet cumulatif. D'abord, le plus fort ou le plus habile gagne plus, il peut ainsi acheter plus de terres, prendre les autres à son service, qui deviennent ainsi dépendants de lui, et ainsi de suite. Les pauvres s'appauvrissent et les inégalités vont se creusant.
Rousseau fait alors le bilan. Toutes les facultés de l'homme sont maintenant développées, toutes les virtualités sont en acte. Notamment, l'amour-propre est apparu, l'homme s'est mis à distinguer son être de son paraître, à se soucier de son image. Apparaissent ainsi les besoins superflus, le désir du luxe, les passions vaines et coûteuses, que l'on ne peut plus combles sans nuire à autrui. A partir de divers signes (apparence, richesse), une hiérarchie sociale est établie. Toutes les conditions sont réunies pour que la violence apparaisse. Ici, Rousseau rejoint Hobbes. Il décrit ce que le philosophe anglais considérait comme l'état de nature: "le plus affreux désordre", "le plus horrible état de guerre" (p. 217-218/236-237). Mais cette violence s'ensuit de la propriété, non de la nature, car l'homme est alors déjà dénaturé. "Epouvanté d'un mal si nouveau, riche et misérable tout ensemble, il désire échapper à ses richesses, et ce qu'il avait souhaité naguère, il le hait" (p. 218/237, vers d'Ovide).

Conclusion

Les hommes en sont à un état de "guerre de tous contre tous" (Hobbes), où tout peut arriver à chacun à chaque instant. Une telle situation est insupportable, invivable. Il est impossible de rien entreprendre de durable, car chacun risque à tout instant d'être pillé. Il faut donc que les hommes mettent fin à cette situation, en instituant un droit. C'est pourquoi ils ont dû (il faut bien expliquer la naissance du pouvoir politique puisque, de fait, il existe) passer entre eux un contrat par lequel ils se donnent des lois. Ainsi, la sécurité de chacun sera garantie, la propriété est instituée - c'est-à-dire qu'elle constitue désormais un droit, elle est garantie, la loi met le propriétaire à l'abri du pillage. Mais il s'agit d'un contrat de dupes. La violence des lois ne fait que se substituer à la violence ouverte. En effet la société est mal fondée, elle est instituée sur des inégalités déjà existantes. Il aurait fallu repartir de zéro, refonder la société. Ce contrat ne fait que ratifier, confirmer, ériger en droit les inégalités de fait. C'est aux riches seul que ces lois profitent. Elles leur garantissent un libre usage de ce qu'ils possèdent, et retirent la possibilité aux pauvres de s'approprier les biens des riches.
Il faudra donc substituer à ce contrat de dupes un véritables contrat social, que Rousseau ne fait qu'esquisser à la fin du Discours. Rousseau a décrit l'origine effective du droit. Il lui faudra désormais montrer non comment il est fondé effectivement, mais comment il doit l'être pour être juste. Il a décrit l'origine historique, il lui faut découvrir le fondement. Voir l'étude du Contrat social, livre I.

Note:
C'est la définition même de la technique selon Dagognet: "faire du plus avec du moins".