Madame Jacqueline Boin de Serulle, Docteur en économie, et Monsieur José Serulle, Docteur en économie et ambassadeur de la République dominicaine en Haïti , tous deux professeurs à la faculté de Sciences économiques et sociales de l'Université autonome de Santo Domingo, République dominicaine, ont prononcé, le 16 juillet dernier, une conférence sur les rapports économiques entre la République dominicaine et Haïti dans la salle de conférences de cette faculté. Nous publions ci-dessous la version intégrale du texte prononcé en la circonstance.
Géographie et environnement communs
Notre île a une géographie et des problèmes environnementaux communs.
Les chaînes de montagne de l'Est ont leur prolongement à l'Ouest et vice-versa. La protection des rivières transfrontalières, dont le plus important est le fleuve Artibonite qui naît en République dominicaine et irrigue la fertile plaine du même nom, est de la responsabilité des deux pays. Ces derniers doivent tous deux ensemble, dans plusieurs régions, freiner les processus de déboisement, d'érosion des sols et même de désertification qu'ils connaissent à des degrés divers, afin d'éviter entre autres les répercussions des catastrophes naturelles.
De même, Haïti et la République dominicaine doivent partager l'intérêt de protéger leur biodiversité. L'île est au troisième rang mondial de la richesse en biodiversité des îles proportionnellement à leur grandeur.
Une évolution historique, politique et socioéconomique distincte
Le territoire était unique à l'époque précolombienne et fut une seule colonie espagnole jusqu' au traité de Ryswick, en 1697, qui l'a divisé en deux colonies : une espagnole et une autre française. Cette division, qui établit deux dominations coloniales différentes, est à l'origine de la naissance, sur la même île, de deux États et de deux nations.
Après la révolution anti-esclavagiste, anti-colonialiste d'Haïti et la proclamation de l'indépendance et de la naissance de l'État haïtien en 1804, et la déclaration de l'indépendance de la République dominicaine en 1844, les systèmes politiques et économiques dominicains et haïtiens ont évolué de façon différente.
La succession de longues périodes de grande instabilité et de dictatures en Haïti et la fragilité qui a caractérisé le processus de formation de la structure économique et sociale ont eu une incidence sur la faiblesse actuelle de l'Etat et sur le bas degré de développement socioéconomique.
En effet, Haïti a connu des hauts et des bas au niveau de la croissance de sa production et de son activité économique, c'est-à-dire des moments de progrès économiques alternés avec de longues périodes pendant lesquelles son économie était dévastée.
Le commencement d'une nouvelle ère, l'installation des Pouvoirs exécutif et législatif qui fonctionnent en accord avec la constitution, crée un climat favorable pour le maintien d'une stabilité politique durable et un relancement de son économie.
La République dominicaine a connu de longues périodes d'instabilité politique, pendant le XIXe siècle et au début du XXe, puis une longue dictature également, jusqu'à ce que, à partir de 1966, les gouvernements furent élus, dans le cadre de la construction d'un complexe processus de développement institutionnel de la démocratie, tous les quatre ans.
Les bases économiques et juridiques du capitalisme agraire et industriel se sont assises plus solidement, depuis la fin du XIXe siècle, et l'économie dominicaine a connu depuis cette époque, à l' exception de la dictature de Trujillo et la décennie perdue de 1980 qui n' a pas empêché la croissance économique, mais qui a réduit son rythme et quelques brèves périodes de dépression, un processus ininterrompu et assez accéléré de croissance, accompagné d' un progrès plus lent , mais soutenu de développement humain.
Comme conséquence de l'exercice de dominations coloniales distinctes sur les deux parties de l'île, de la nature différente des systèmes de production fondés sur un système esclavagiste à l'Ouest et essentiellement sur une petite agriculture et un élevage extensif à l'Est, et du niveau d'intensité avec lequel se sont développés les processus de lutte pour l'indépendance, sont nées dans l'île deux identités culturelles distinctes. Cette diversité constitue une grande richesse potentielle de l'île.
Bilan des rapports juridiques, institutionnels et politiques haitiano-dominicains
Dans ce contexte de développement d'intérêts parfois communs, parfois différents, de caractéristiques similaires et de particularités, les rapports dominico-haïtiens ont évolué en zigzags.
Au cours de leur histoire, les deux États et les deux peuples ont été parfois divisés et même en conflit ouvert. En d'autres occasions, ces rapports se sont déroulés dans le cadre de la normalité diplomatique et commerciale, demeurant généralement froids et les deux peuples se tournant le dos. Cependant, l'histoire comprend bon nombre d'épisodes de grande importance, en particulier quand l'indépendance de l'un ou de l'autre pays était menacée ; alors, les peuples haïtien et dominicain se sont manifesté une grande solidarité. Nous faisons référence, par exemple, aux luttes qu'ont menées l'un ou l'autre peuple , contre le gouvernement de Boyer en 1843 en Haïti, contre l'annexionnisme espagnol au cours de la guerre de Restauration en République dominicaine, contre la menace d'annexion de la République dominicaine aux États-Unis en 1868, contre les occupations américaines au cours des années 1915 à 1934 en Haïti et 1916-1922 et 1965, en République dominicaine.
Les rapports, en termes juridiques, furent marqués par plusieurs accords dont les plus importants furent: celui de 1874, de frontières, amitié, commerce et navigation qui proposait, entre autres aspects, le libre échange entre les deux parties de l'île et la construction d' une voie ferrée entre les deux capitales, ce qui d' ailleurs n'aurait jamais eu lieu ; le traité de 1929, révisé par le protocole de 1935, sur la définition des frontières, et plus récemment, la constitution de la Commission mixte bilatérale en 1998.
Actuellement, les relations interinstitutionnelles vont bon train. Sur le plan gouvernemental, en attendant la très prochaine réactivation de la Commission mixte bilatérale, ces relations se développent de façon active entre les deux ministères de la Santé, de l'Environnement, des Sports et de la Jeunesse, de l'Éducation et de la Culture. Il y a des rencontres régulières et des signatures d'accords et de documents conjoints entre les Parlements, de même qu'entre des institutions privées religieuses, sportives, scientifiques, des universités, des associations d'entrepreneurs et de professionnels.
Les rapports économiques entre la République dominicaine et Haïti
Au-delà des périodes de froideur ou de conflits, à l'exception la période de Trujillo en République dominicaine, et quelques années après, les échanges commerciaux entre les peuples haïtien et dominicain ont toujours été dynamiques depuis le début de la colonisation et ont revêtu une importance vitale pour la zone frontalière.
Aujourd'hui, dans les rapports économiques, il faut inclure à part les échanges traditionnels de biens, les investissements des citoyens d'un pays comme dans l'autre et les investissements communs de capitaux ou de facteurs de production haïtiens conjugués avec des dominicains (ex. l'usine de zone franche CODEVI à Ouanaminthe); le tourisme que pratiquent les Haïtiens qui vont chaque fois plus nombreux passer des vacances, faire des achats en République dominicaine ou faire du tourisme religieux à Higuey; les études que font les jeunes Haïtiens dans les universités dominicaines, l'émigration de travailleurs haïtiens en République dominicaine, laquelle, par son origine et ses contributions aux deux économies, fait partie également des échanges d'ordre économique, et finalement la circulation d'argent qui résulte de ces différentes activités.
La dimension des rapports économiques est mal définie. Elle est en général grandement sous-estimée parce qu'elle n'inclut pas toutes les activités que nous venons de mentionner et qu'une partie très importante des échanges commerciaux proprement dits se réalisent à travers des circuits commerciaux informels et ne sont pas officiellement enregistrés.
Il existe en effet, un commerce transnational officiel, constitué pour la plupart d'exportations de textiles, de matériels de construction, produits alimentaires frais et industrialisés, de la République dominicaine vers Haïti pour une valeur estimée à 300 millions de dollars en 2006 ; ce commerce s'effectue par les ports de Haina Oriental et les postes frontaliers de Jimaní, Dajabón,Belladères etPedernales.
Le commerce informel est très actif et d'échelle moyenne et s'effectue sur les marchés binationaux frontaliers, surtout celui de Dajabón ;il revêt la forme d' échanges informels, mais tolérés par les passages frontaliers secondaires, d' échanges illicites, c' est-à-dire de contrebande de produits interdits, et un commerce de grande échelle, incalculable, qu'est le trafic de stupéfiants, d'armes, de voitures volées et de personnes.
Haïti exporte, de son côté, également de grandes quantités de produits agricoles vers la République dominicaine et réexporte des articles textiles, de parfumerie et électrodomestiques. Ces exportations se font en plus grande partie à travers les circuits informels. La balance commerciale entre la République dominicaine et Haïti est nettement excédentaire en faveur de la République dominicaine.
Les exportations dominicaines en Haïti, mesurées en termes officiels, se sont accrues suivant une progression géométrique pendant ces vingt dernières années. Elles se sont multipliées par six de 1995 à 2005 et se sont accrues de 86 % de 2005 à 2006. En 2007, la tendance continue en ascension, puisqu'à partir de la quantité accumulée jusqu' au mois de mai, on peut projeter un montant de 386 millions de dollars pour l'année 2007. La prise en considération des montants des échanges informels augmenterait énormément la dimension et probablement le rythme de croissance du commerce des deux côtés. Ces chiffres plaçaient, en 2005, Haïti comme deuxième marché de la République dominicaine. Mais comme conséquence des exportations de ferronickel en Corée du Sud en 2006, Haïti est devenue cette année le 3ème marché du pays. Quant à la République dominicaine, elle est loin derrière les États-Unis, la 2e source d'approvisionnement d'Haïti.
À part son caractère stratégique, pour les deux pays, le commerce dominico-haïtien a un important impact sur leur développement économique.
Cet impact s'exprime par son effet multiplicateur, dans le sens où il engendre tous genres d'activités, d'emplois et de revenus, par l'effet de dynamisation des différentes régions de la République dominicaineles produits proviennent de 25 provinces - et d'Haïti, ainsi que les bénéfices que cela rapporte à divers groupes sociaux, y inclus l'Etat.
Il existe des obstacles à une plus grande expansion du commerce dominico-haïtien. Ils sont d'ordre physique infrastructures et postes douaniers et administratif et institutionnel - faiblesse de la gestion et des contrôles-. Ils relèvent du manque de services, tels que les services financiers et d'informations. Un des obstacles les plus notoires actuellement est l'absence de concertation sur les politiques commerciales de chaque pays, et de cadres juridiques qui établissent des règles claires et empêchent des pratiques déloyales des deux cotés.
Les opportunités d'accroître les rapports économiques entre la République dominicaine et Haïtisont nombreuses et diverses. Parmi les plus importantes, nous pouvons citer le fait que chaque pays représente pour l'autre un marché ou une source d'approvisionnement qui a un grand potentiel de croissance. Les différences de niveau de développement économique et des structures de production font que les deux pays puissent développer des spécialisations en tant qu'avantages comparatifs complémentaires, qui peuvent soit être échangées, soit mises en commun, par le moyen d'alliances et de partenariats, et se présenter tous deux comme pays plus compétitifs face aux marchés régionaux et mondiaux.
L'approbation de la Loi Hope en Haïti, qui permet l'entrée libre aux États-Unis de textiles fabriqués en Haïti quelle que soit la provenance des matières premières, et du DR-CAFTAen République dominicaine, sont autant d'opportunités pour associer des capitaux ou conjuguer d'autres facteurs ou processus de production et être compétitifs pour accéder au marché préférentiel des États-Unis.
Les entreprises dominicaines peuvent aussi s'associer pour gérer des projets avec des fonds de la communauté internationale. Haïti peut également utiliser en plus grande proportion et à moindre coût le transit dans les ports dominicains.
Les principaux obstacles à une expansion et harmonisation des rapports économiques entre Haïtiens et Dominicains sont donc le manque de connaissance de leur réalité respective qui alimente des préjugés et des situations défavorables au climat de confiance qui doit régner pour développer des rapports personnels, commerciaux et de travail, ainsi que le manque d'un cadre institutionnel et juridique dans la gestion des rapports économiques.
La multiplication des rencontres, des débats et des visites dans les deux pays, dans le but de mieux se connaître et de se respecter, la diffusion de messages, par tous les moyens, sur la nécessité d'établir en tous moments des liens fraternels, la dynamisation moyennant l'institutionnalisation des travaux conjoints des deux États, la négociation de bons accords commerciaux et la formation de partenariats d'entrepreneurs et d'associations, le dialogue et la concertation sur la problématique migratoire sont les actions qu'il faut mener sans relâche pour garantir l'harmonisation et l'optimisation des rapports entre États et peuples dominicains et haïtiens pour le bénéfice et en faveur du développement de chacun et sur la base du respect mutuel de la souveraineté nationale et de l'identité culturelle.
Source: Le Matin