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Philosophie - Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau

Jean-Jacques Rousseau

Introduction: la critique du droit naturel

Les lois varient selon les mœurs et les coutumes des différents peuples. Les auteurs soulignent cette diversité surtout depuis le XVI ème siècle. Or, rien ne semble nous autoriser à tenir telle ou telle culture, par exemple la nôtre, pour supérieure. On pourrait voir là une marque d'intolérance. Même si la conduite des peuples étrangers, surtout s'ils sont lointains, nous paraît étrange, nos propres lois ne sont pas forcément un modèle. C'est ce que Montesquieu tente de faire comprendre dans ses Lettres persanes, en adoptant sur notre propre société le point de vue d'un étranger. "Chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage" (Montaigne, Essais, I, 1). Cependant, le respect des différences ne doit pas conduire à accepter n'importe quoi. Chaque peuple a ses opinions, cela ne signifie pas qu'elles soient toutes fondées. Il est vrai que chaque peuple a un penchant naturel à se prendre pour la norme de la civilisation et à traiter tout ce qui est autre de barbare. L'ethnologue Lévi-Strauss, dans Race et histoire, note que la tendance à la xénophobie est naturelle à tous les peuples: de même que les Grecs appelaient barbares tous ceux qui ne parlaient pas grec ("barbare" peut se traduire par "blabla"), les tribus rencontrées par l'ethnologue se baptisent souvent d'un nom qui se traduit par "les hommes" (ex.: les Inuits) ou "les bons". Chaque peuple a son point de vue. Cela ne signifie pourtant pas que toutes les opinions soient bonnes. Le nécessaire respect des différences ne doit pas non plus conduire à accepter n'importe quoi. Chaque peuple a un penchant naturel à se prendre pour la norme de toute civilisation et à traiter tout ce qui est autre de barbare. La notion de barbarie est très relative. Ce n'est pas pour autant que la barbarie n'existe pas. Il faut éviter le piège de l'ethnocentrisme; mais aussi bien celui du laisser-faire. Il faut pouvoir juger les lois des autres, mais aussi bien celle de son propre pays. Comment, sinon par référence à une norme supérieure à toutes les expressions particulières du droit, à un modèle du droit qui transcende la relativité des droits positifs? Cette norme semblait toute trouvée dans ce qu'on a appelé le droit naturel. C'est le droit en soi, le droit idéal, fondé sur l'analyse de la nature humaine. La Déclaration des droits de l'homme se fonde explicitement sur une théorie du droit naturel: "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme" (Déclaration des droits de l'homme, 26 août 1789, art. II). Mais cette notion de droit naturel, défendue notamment par John Locke, va se trouver en crise dès le XVIII ème siècle, notamment sous la plume de Rousseau.
  • Critique de la notion de nature humaine.
    Pour définir ce à quoi tout homme a droit, on a pensé rechercher ce que tout homme possède par nature. La liberté est-elle inscrite dans la nature humaine? Elle est donc un droit de l'homme. Vouloir déterminer la nature de l'homme, c'est chercher l'essence de l'humanité. L'essentiel, c'est ce qui est universel, commun à tous. De fait, il y a bien une communauté des hommes. Mais qu'ont-ils en commun?
    Ce qui apparaît, c'est surtout la diversité. Ce problème de la diversité est soulevé à partir des récits d'exploration, du XVIème au XVIIIème siècles. Les explorateurs font l'expérience de l'altérité. Ce thème va inspirer des auteurs comme Montaigne qui s'interroge sur le cannibalisme, ou Rousseau, qui a lu le Voyage autour du monde de Bougainville. Cette idée d'une nature humaine est problématique. Toute tentative de définition de l'humanité enveloppe le risque d'une exclusion. Si l'on définit l'homme comme animal raisonnable, alors l'enfant et le fou ne sont-ils pas humains? Si la nature de l'homme, c'est la raison, alors peut-on perdre sa nature? Définir l'humanité par telle ou telle conduite présente un danger, celui de l'ethnocentrisme. Certaines conduites sont apparues comme universelles parce qu'elles étaient généralement répandues dans une partie du monde (l'Europe). On en a fait la norme de l'humanité. Puis on a mis en doute l'humanité de ceux dont l'attitude témoignait d'un écart par rapport à cette norme (voir la Controverse de Valladolid). On a qualifié le cannibalisme de comportement inhumain. Mais, justement, ce sont des hommes qui le pratiquent. Montaigne en conclut que ce qui est inhérent à l'humanité, c'est donc plutôt la diversité elle-même: l'home est "ondoyant et divers" (Essais, I, 1).
    En outre, cette idée de nature implique celle que ce qui est humain en nous, ce qui nous est propre, serait naturel, c'est-à-dire inné, biologique, héréditaire. Or, définir l'humanité par le biologique, c'est souligner comme essentiel, dans l'individu, ce qu'il tient de sa naissance. Nous avons 98% de gènes en commun avec le chimpanzé. N'est-ce pas la preuve que la différence - puisque, à l'évidence, il y en a une - n'est pas d'ordre génétique? L'essentiel, c'est moins ce que l'on tient de son origine, que de son effort. L'humanité est-elle une donnée de fait? N'est-elle pas plutôt un idéal à réaliser, quelque chose à conquérir? Je me définis sans doute davantage par ce que j'ai voulu être que par ce que je suis en vertu des lois du hasard et de la loterie génétique. C'est de cela que je peux tirer fierté et dignité. Ainsi, lorsque l'on qualifie un acte d'inhumain, ce ne peut pas être par référence à ce qu'est l'humanité en fait. Ce qu'est l'humanité, ce n'est pas brillant, c'est loin d'être un modèle. C'est plutôt par référence à ce que devrait être l'humanité, ou par référence aux valeurs qu'elle s'est fixé. L'humanité est donc plutôt un idéal, une fin à atteindre.
  • Danger de l'abandon du droit naturel
    L'idée d'une nature de l'homme est très discutable. Mais l'abandonner implique le renoncement à l'idée d'un droit naturel. Les lois ne trouveraient donc pas leur fondement dans la nature. Quelle est donc leur origine? Une réponse consiste à dire: elles sont une pure création de l'homme. Il n'existe rien d'autre que le droit positif. Le droit, c'est le droit positif. Ce qui est juste, c'est ce qui est défini comme tel par les lois en vigueur. Par conséquent, toute loi est juste par définition. Une loi injuste, c'est une contradiction. "Là où il n'y a pas de loi, il n'y a pas d'injustice" (Hobbes, Léviathan, XIII). Cela conduit à justifier toute loi. La négation du droit naturel risque, si on ne lui substitue aucune autre norme, d'interdire tout recul critique par rapport aux lois existantes. S'il n'y a pas de droit naturel, selon quel critère va-t-on juger leur valeur?
    Or, cela est dangereux. Considérer qu'il n'y a pas de norme du comportement humain, que la norme, c'est la diversité, cela ne doit pas conduire à accepter n'importe quoi. Le respect des différences, par crainte de tomber dans l'orgueil ethnocentriste, risque de nous mener au relativisme: tout se vaut, toutes les cultures se valent, on doit tolérer touts les opinions sans se donner le droit d'en juger une plus vraie que les autres, et toutes les conduites sont justes dès lors qu'elles appartiennent à la tradition d'un peuple. Si l'on renonce à affirmer une norme de l'humanité et du droit, comment échapper alors à ce relativisme? Comment affirmer alors, par exemple, l'existence de droits de l'homme universels? L'universalité de ces droits a précisément été mise en cause par certains Etats, au nom de la différence des traditions. Notamment, l'Iran et la Chine ont mis en cause le droit des femmes à disposer d'elles-mêmes lors de conférences mondiales sur les droits de l'homme à Vienne en 1993 et à Pékin en 1995. Certains de ces droits, présentés comme communs à toute l'humanité, ne seraient pas applicables dans tous les pays. Il est vrai que, s'il n'existe pas de norme naturelle du droit, alors se pose la question de son fondement. S'il n'y a de droit que institué, toute institution n'est-elle pas une simple convention plus ou moins arbitraire, donc discutable? "La plupart des inventions humaines sont sujettes au changement (...) On peut sans doute craindre qu'il faille placer la justice sur le même plan si l'on accorde qu'elle est une invention humaine" (David Hume, Traité de la nature humaine, conclusion du livre III). Or, Rousseau va critiquer l'idée de droit naturel. Par conséquent, le droit n'est qu'une invention de l'homme. Qu'est-ce, alors, qui le justifie? Toute la difficulté est énoncée dans le préambule: il s'agit de trouver "une règle d'administration légitime et sûre", c'est-à-dire une règle pour instituer de façon juste le pouvoir politique.
Plan du livre I:
Préambule: la question
I. Thèse: tout droit est de convention.
II à V: examen de la thèse adverse: des différences de nature entre les individus pourraient-elles justifier le pouvoir des uns sur les autres?
VI et VII: tout droit repose sur une première convention; énoncé du contrat social.
VIII et IX: conséquences; la naissance du droit.
Biographie:
[Notice]
Né en 1712 à Genève, qui est alors une République indépendante, Rousseau est mort en 1778. Discours sur les sciences et les arts, 1750. Discours sur l'origine de l'inégalité, dit "Second discours", 1755 [étude]. Du contrat social, 1762. La première version du Contrat social est désignée sous le nom de "Manuscrit de Genève" [Texte du livre I]. La même année, l'Emile est condamné à Paris et à Genève.

I. Le problème (chap. I)

1. Perte de la liberté naturelle
"L'homme est né libre". L'idée de Rousseau s'oppose mot pour mot à une formule de Bossuet: "Les hommes naissent tous sujets". L'idée sera reprise dans la Déclaration des droits de l'homme (articles I et II). Elle est partagée par les théoriciens du droit naturel. La liberté est la seule qualité naturelle spécifique à l'homme reconnue par Rousseau. Pour lui, l'entendement n'est pas spécifique à l'homme. Les animaux ont en effet la faculté eux aussi de former des idées, bien qu'ils n'atteignent pas les idées générales. Seule la liberté, distinguée de l'instinct, est naturelle et propre à l'homme. [Discours sur l'inégalité]
S'il est naturel à l'homme d'être libre, voilà qui pourrait fournir le fondement d'un droit naturel à la liberté. C'est le raisonnement, par exemple, de John Locke. Rousseau semble ici prendre position sur la question de savoir si la liberté est innée ou bien à conquérir, si elle est naturelle ou bien instituée. Mais on conclurait un peu vite que pour Rousseau elle est innée. Pour l'instant, on se contentera de retenir qu'il y a une forme de liberté qui appartient à l'homme par nature. Il existe une liberté native.
L'homme est né libre, mais "partout il est dans les fers". On rapprochera ce début de la première phrase de l'Emile: "Tout est bien sortant des mains de l'Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme". La nature a fait l'homme libre. Mais les hommes ont ensuite corrompu cette liberté. En effet, à l'époque de Rousseau, les monarchies sont absolues et de droit divin. Comment s'est fait ce changement, demande Rousseau. Il répond: je l'ignore. En fait, il croit le savoir, puisqu'il a décrit la perte de la liberté originelle dans le Second discours. Il faut sans doute comprendre: cela ne m'intéresse pas ici, ce n'est pas la question de ce livre. Intéressons-nous tout de même à la description par Rousseau du passage de l'état de nature à l'état de société.
2. L'hypothèse de l'état de nature
Rousseau, dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, entreprend de rechercher la nature humaine, si elle existe. Pour la découvrir, il faut remonter à l'origine. L'homme naturel, l'homme dans la nudité de sa nature, c'est l'homme moins tout ce qu'il doit à la société. Il faut donc imaginer l'homme seul, isolé, privé du commerce de ses semblables. L'hypothèse de l'état de nature consiste donc à décrire l'homme sans, ou avant la société. L'homme à l'état de nature, par définition, n'éprouve que des besoins naturels, c'est-à-dire les besoins vitaux, biologiques, aucun de ceux qui seront créés par la société. Ils sont peu nombreux et faciles à satisfaire. Par conséquent, il y a une adéquation entre les besoins et ce que fournit la nature, donc l'homme naturel est facilement satisfait. Il n'a pas besoin des autres pour combler ses besoins. Il se suffit à lui-même, il est autarcique, indépendant. Il n'a pas besoin de compter sur les autres, ce qui le placerait sous leur dépendance. Il n'a pas besoin non plus de nuire aux autres. Les hommes n'ont donc de raison ni de s'unir ni de se faire la guerre. Mais les facultés de l'homme naturel sont également proportionnées à ses besoins. Se développent seulement les facultés utiles. Dans la nature, seules les facultés utiles à la survie sont nécessaires. Par conséquent, la force, les sens (par exemple, l'odorat doit être plus développé chez l'homme naturel), et juste ce qu'il faut d'entendement et de mémoire. En revanche, la faculté de penser des idées générales et abstraites, l'imagination et le langage ne sont d'aucune utilité. Donc l'homme naturel est "un animal stupide et borné" (Du contrat social, I, 8). Sur le plan moral, Rousseau dit quelque part que l'homme est naturellement bon. Voltaire se moque de lui sur ce point.[Voir Discours sur l'inégalité] Pourtant, il dit aussi, ce qui semble plus cohérent par rapport à sa théorie, que l'homme à l'état de nature n'est ni bon ni mauvais. En effet, comment pourrait-il être méchant alors qu'il est seul? Et comment pourrait-il avoir l'idée du bien et du mal?
Rien ne prédispose l'homme à vivre en société. La sociabilité n'est pas naturelle, comme chez les abeilles, elle n'est pas un instinct. Rousseau ne suit pas l'idée d'Aristote pour qui l'homme est un "animal politique". La nature n'a en rien favorisé la naissance de la société. Tant que les hommes n'ont pas besoin les uns des autres, la vie en société n'a aucune raison d'apparaître. L'état de nature aurait pu durer indéfiniment. La naissance de la société a dû être provoquée par un événement contingent qui a rompu l'harmonie entre l'homme et la nature, l'accord entre facultés et besoins, de sorte qu'il n'a plus été aussi facile de survivre. Les hommes alors ont eu besoin d'unir leurs forces, ils ont commencé à se rapprocher et à vivre ensemble. La vie en société représente à la fois un progrès et un déclin. En cela, Rousseau est moins optimiste que ses contemporains des Lumières, qui ont inventé la notion de progrès. La vie sociale favorise le développement des facultés de l'homme, mais aussi de ses vices. L'intelligence et la connaissance se développent sous l'effet de la passion amoureuse. Lorsqu'ils commencent à vivre en groupes, les premiers hommes peuvent se comparer les uns aux autres, évaluer leurs qualités et leurs chances de plaire. L'esprit apprend ainsi à comparer et juger. Mais en même temps apparaissent l'amour-propre et la jalousie, qui seront la source de toute rivalité et de toute violence. Peu à peu se développent des désirs nouveaux, de plus en plus difficiles à satisfaire. Il faut que certains travaillent pour d'autres. Alors disparaît l'indépendance de l'homme naturel. En société, les hommes sont dans la dépendance mutuelle les uns des autres. Le pauvre a besoin d'autrui pour lui fournir du travail. A l'inverse, le riche a lui-même besoin de ceux qu'il fait travailler. "Tel se croit le maître" (ligne 2), qui est en réalité esclave de ses esclaves.
Ici, la question n'est pas une question de fait mais de droit. Elle porte non sur ce qui fut, mais sur ce qui doit être; sur le fondement, non sur l'origine. Qu'est-ce qui peut rendre légitime la disparition de la liberté naturelle? A quelle condition l'homme peut-il accepter de sacrifier sa liberté naturelle? La réponse de Rousseau: à condition que la société repose sur un contrat. Que la société soit fondée sur le droit. Le droit doit substituer à la liberté native une nouvelle liberté, la liberté civile. Quel est le fondement de ce droit? Peut-il venir de la nature?

II. Tentatives pour fonder le droit sur la nature (chapitres II et III)

Le droit peut-il prendre modèle sur la nature? Certains auteurs ont essayé de trouver l'origine du droit dans la nature, de justifier le pouvoir politique à partir de l'analyse de la nature humaine. Rousseau réfute leurs arguments. Il cherche à démontrer que "aucun homme n'a d'autorité naturelle sur son semblable" (ch. IV). Il reconnaît une exception unique à ce principe, l'autorité paternelle.
1. Le paternalisme (ch. II)
La thèse à examiner est ainsi formulée par Bodin: "La famille bien conduite est la vraie image de la république". Le roi joue auprès de ses sujets le même rôle que le père auprès de ses enfants. La famille serait le modèle de la société. Rousseau reconnaît que la famille est la première forme sociale. Elle est naturelle. L'autorité du père est naturelle, mais c'est la seule, précise-t-il: l'autorité politique, elle, est instituée. La famille est, "si l'on veut", le modèle de la société: le lien familial ne repose que sur l'utilité et la liberté des membres. En effet, s'ils restent unis, c'est uniquement dans l'intérêt des enfants. Ce lien est destiné à être provisoire. Il est vrai que le père a une autorité naturelle sur ses enfants, mais elle est provisoire par nature. Elle ne dure que tant que les enfants y trouvent leur avantage. Une fois qu'ils sont indépendants, ils quittent la famille. La famille est donc le modèle de la société, mais d'une société libre et dont le but est l'intérêt de ses membres, non l'intérêt du chef. La famille n'est pas le modèle de n'importe quelle société. Il n'est pas possible de justifier le pouvoir absolu d'un monarque par comparaison avec la famille. Robert Filmer, dans Patriarcha or the natural power of kings, défend un modèle patriarcal de la société qui lui permet de justifier la monarchie absolue. On trouve la même idée chez Bossuet. Elle est critiquée par Locke. Mais la famille est très différente de la monarchie absolue: elle n'a d'autre but que la liberté des enfants, puisque l'éducation a précisément pour but de les rendre autonomes, de leur apprendre à devenir indépendants. En revanche, la monarchie confisque la liberté des sujets. Par conséquent, la famille est le modèle non de n'importe quelle société, mais d'une société bien instituée, faite pour la liberté de ses membres, et qui a en vue leur liberté.
La famille est donc "si l'on veut" le modèle de la société. Pourquoi cette réserve? Parce qu'il y a tout de même plusieurs différences entre elles. D'abord, comme on l'a vu, l'une est destinée à disparaître, tandis que l'autre doit durer. En outre, la famille est naturelle tandis que la société ne l'est pas. La famille repose d'une part sur l'amour. Tandis que le chef ne gouverne pas en raison de l'amour qu'il éprouve pour ses sujets. La famille repose sur l'instinct, l'instinct paternel. La société politique ne repose sur aucun instinct naturel. D'autre part, la famille repose sur le besoin naturel que les enfants ont d'être éduqués et protégés, en raison de leur faiblesse. La société ne se fonde pas sur le besoin ou l'intérêt mais, on le verra, sur un contrat. Le besoin que les hommes ont les uns des autres n'est pas naturel, mais créé par la vie en société. L'autorité du père se justifie par l'absence d'autonomie des enfants; dans les sociétés existantes, c'est le roi lui-même qui crée cette dépendance en privant ses sujets de liberté. Dans le "Second discours", Rousseau s'est montré encore plus réservé sur cette comparaison de la famille et de la société. Il avait montré non seulement que la société ne dérivait pas de la famille, mais tout le contraire: la famille est une forme sociale. Autrement dit, il mettait en question la famille conçue comme naturelle. Croire que la cellule familiale est naturelle, c'est une erreur ethnocentriste. Nous prenons notre société comme modèle, et nous érigeons en norme une certaine forme familiale – la famille biparentale, monogame et paternaliste.
L'autorité du père, reconnaît ici Rousseau, est un cas d'autorité naturelle. Mais c'est le seul. Elle découle de l'instinct et du besoin qui ne se retrouvent pas dans la société. Il reste que la famille ne peut être désignée comme justification d'un pouvoir despotique ("Rien n'est plus éloigné de l'esprit féroce du despotisme que la douceur de cette autorité", Second discours). La famille ne peut être comparée qu'à une société libre; mais la société n'est fondée sur aucun instinct.
2. L'esclavage (ch. II)
La famille est le modèle d'une société bien faite, puisque l'autorité s'y exerce dans l'intérêt de ceux qui obéissent. A ce sujet, Grotius émet une objection que Rousseau va examiner. Toute société, selon lui, n'est pas constituée en vue de l'intérêt de ceux qui sont gouvernés. La preuve: l'esclavage. C'est encore une tentative pour justifier le pouvoir absolu des monarques. Son raisonnement: il n'est pas illégitime qu'un chef exerce son autorité aux dépens de ses sujets, puisque la maître en fait autant avec ses esclaves. Ce raisonnement est insuffisant, et déclenche l'ironie de Rousseau: Grotius confond le droit et le fait, il prend ce qui est comme modèle de ce qui doit être. Ce n'est pas parce que l'esclavage existe qu'il est justifié et qu'on peut le tenir comme modèle des relations sociales! En fondant le droit sur le fait, Grotius entérine l'état de fait, qui est injuste.
L'objection, en revanche, devient un peu plus sérieuse si elle repose, en plus, sur l'idée d'une supériorité naturelle de certains sur d'autres, qui désignerait par avance les uns comme maîtres, et les autres comme esclaves. Dans ce cas, l'autorité du maître serait fondée sur la nature. Son autorité serait justifiée par une supériorité naturelle. On pourrait alors prétendre, par analogie, que le roi gouverne lui aussi en raison d'une supériorité de nature sur ses sujets. Il aurait donc un droit naturel à gouverner. C'est l'opinion qui fut défendue par Caligula, dit Rousseau. Ce Caligula n'est pas une référence. Empereur romain de sinistre réputation, il mourut assassiné – c'est dire s'il était populaire. L'empereur aurait vocation à gouverner parce qu'il est supérieur à ses sujets (par sa compétence, son sens politique, ou stratégique). Le chef serait au peuple ce que le berger est au troupeau – ce qui revient à prendre les sujets pour des bestiaux. C'est assez bien raisonner, dit Rousseau avec ironie. En effet, c'est logique, mais tout repose sur une prémisse fausse: que certains auraient par nature le droit de gouverner les autres. C'est pourtant l'opinion d'Aristote (Politique, I, 2, 1252) qu'il y a des esclaves par nature. Certains hommes sont faits pour être esclaves. La faiblesse de leurs facultés intellectuelles les destine à être esclaves. Ce sont des esclaves-nés, c'est leur vocation naturelle. Incapables de se conduire eux-mêmes, trop stupides pour être autonomes, mais assez forts pour accomplir les tâches les plus rudes, ils ont besoin d'être dirigés par un maître. Rousseau dénonce cette théorie. L'erreur d'Aristote, c'est de prendre pour naturel ce qui est culturel, de prendre pour originel ce qui a une histoire. La nouveauté qui apparaît chez Rousseau, c'est cet intérêt pour l'histoire. Rousseau a le souci permanent de débusquer, derrière ce qui se donne pour naturel, l'effet de l'histoire et de la culture. L'originalité de Rousseau, c'est le soupçon que ce qui se donne pour naturel et immuable a, en fait, une histoire, et n'a pas toujours été ainsi. Il souligne que l'homme est un être historique. Il reconnaît une idée juste chez Aristote: il est vrai que certains ne peuvent qu'être esclaves. Mais ce n'est pas le résultat de la naissance. C'est l'esclavage qui fabrique l'esclave, qui le rend incapable d'un autre état. L'esclavage avilit, abaisse, dégrade l'homme au point que celui-ci en perd sa dignité, et même son goût pour la liberté. Rousseau souligne ainsi le rôle de l'habitude, de l'accoutumance. L'esclave s'habitue à la facilité d'être gouverné, si bien que la liberté lui deviendrait un fardeau qu'il ne saurait assumer. L'esclave finit par accepter sa servitude et même par la préférer à la liberté. On pourra trouver discutable cette idée. Pourtant, La Boétie (Discours sur la servitude volontaire), a souligné à quel point, dans le domaine politique, la servitude volontaire est répandue: combien de peuples supportent le joug d'un tyran alors que le pouvoir du despote ne repose sur rien d'autre que cette acceptation, alors qu'il ne pourrait rien contre tout un peuple soulevé? Hitler n'a pas pris le pouvoir par la force, il a été élu. Le Meilleur des mondes de A.Huxley ou Nous autres de Zamiatine décrivent des sociétés totalitaires où les sujets préfèrent un bonheur facile qui leur est procuré à peu de frais, plutôt que la difficile lutte pour la conquête de la liberté (comme les compagnons d'Ulysse, transformés en porcs). Il est sans doute plus efficace de faire aimer leur servitude aux hommes, que de la leur imposer par la violence. Donc, s'il y a, en un sens, un esclavage par nature, c'est seulement par une seconde nature, celle de l'accoutumance et de la résignation. C'est l'esclavage lui-même qui rend l'esclave inapte à la liberté. En réalité, l'esclavage est contre nature. Il n'y a pas de supériorité naturelle, ni d'inégalité naturelle. C'est le sujet du Discours sur l'inégalité: dans l'état de nature, il y a peu de différences entre les hommes, puisqu'ils ont peu de facultés. De plus, ces différences ne sont pas des inégalités. Elles ne deviennent des inégalités que dans la société. En effet, dans la nature, où les hommes sont isolés, nul ne peut tirer profit de sa supériorité aux dépens des autres. C'est seulement dans la société qu'elles fournissent un avantage. Par exemple, la beauté: dans la nature, toute femelle fait l'affaire; en revanche, une fois apparus la comparaison, la préférence et le sentiment amoureux, c'est la plus belle qui sera préférée. Dans la nature, il n'y a pas de propriété: elle va naître avec l'agriculture, et sera la condition du creusement des inégalités. Celui qui a le plus de talent ou de force s'enrichit alors davantage, peut acheter ce qu'il n'a pas, et ainsi de suite. Mais, dans l'état solitaire de l'homme naturel, il n'y a pas d'inégalités. Parler d'inégalités naturelles, cela n'a donc pas de sens, et ne peut en aucun cas justifier l'existence de l'esclavage.
3. La succession d'Adam (ch. II)
Filmer, Patriarcha: le pouvoir absolu des rois leur revient par succession de l'autorité d'Adam. Cela permet de justifier le droit divin. Les rois recevraient leur autorité comme un héritage confié au premier homme puis transmis de génération en génération. Rousseau, là encore, ironise. Premièrement, tout homme descend d'Adam! Par conséquent, chacun aurait un droit à revendiquer le pouvoir. En outre, Adam n'a jamais été souverain de rien puisqu'il était seul. Il ne vivait pas en société. Il ne gouvernait pas, donc il n'a pu transmettre à personne une autorité qu'il n'avait pas. Et ceux qui diraient qu'il formait une société avec Eve sont renvoyés à l'analyse de la famille, plus haut.
4. Le "droit du plus fort" (ch. III)
Rousseau continue d'examiner la thèse de ses adversaires, à savoir: l'autorité politique serait fondée non sur la convention, mais sur la nature, sur une différence naturelle. Nouvel argument: la société serait fondée sur le droit du plus fort. Rousseau remarque que l'on prend au sérieux une expression qui est d'habitude entendue ironiquement. Dans cette expression, le mot "droit" est pris ironiquement, car cette idée est une contradiction dans les termes, mais on l'oublie. Par exemple, La Fontaine, quand il écrit que "la raison du plus fort est toujours la meilleure". Elle n'est pas la meilleure, mais seulement la plus efficace, c'est-à-dire la plus forte, ce qui revient à une tautologie. En effet, la force et le droit sont opposés, de la même façon que la nécessité et le devoir, ou la nécessité et la volonté. On obéit au droit par choix, tandis qu'on se soumet à la force par nécessité, parce qu'il n'est pas possible de faire autrement. Que je sois le plus fort ne prouve pas que j'aie raison. De la force ne résulte aucune moralité. La force n'est qu'un simple fait. Or, ce qui est n'est pas forcément un modèle. Par exemple, une tradition est un simple fait. Mettre devant le fait accompli ne crée pas un droit. La force ne crée aucun droit. L'idée d'un droit du plus fort est une absurdité, un "galimathias", dit Rousseau. Le prétendu droit du plus fort n'a rien d'un droit. "Ce mot de droit n'ajoute rien à la force": le "droit du plus fort", ce n'est rien de plus que la force. On pourrait à la rigueur parler de loi du plus fort, à condition d'entendre par ce mot de loi cette loi naturelle qui implique que le plus fort triomphe nécessairement. Mais il est question alors de nécessité, non de droit.
Admettons cependant l'idée d'un droit du plus fort, considérons-là comme si elle n'était pas absurde. Admettons que la force crée un droit, qu'elle donne un droit. Mais, aussi bien, elle le détruira. "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître": la roue tourne. Alors, le droit change de face, il change de camp. Qu'est-ce que ce droit qui ne demeure pas? Le droit est censé être immuable, comme la vérité. "Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité (…) Car il y a cette extrême différence que la violence n'a qu'un cours borné au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis" (B. Pascal). Le droit véritable, même vaincu, reste le droit. L'échec ou la défaite ne lui donnent pas tort. Voir Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs: la moralité est indépendante de son succès comme de son échec. Le "droit du plus fort" périt aussitôt qu'il n'est plus soutenu par la force. Donc, sans la force, il n'est rien. En fait, ici, c'est la force qui est tout. C'est ce que disait Rousseau: le mot de droit, dans l'expression "droit du plus fort", n'ajoute rien, le prétendu droit du plus fort se réduit à l'usage de la force.
Cependant, cette idée d'un droit du plus fort pourrait trouver une justification théologique si l'on tient la supériorité pour un signe d'élection. Le plus fort ne serait tel que parce que Dieu l'a voulu. Ainsi la volonté de Dieu viendrait justifier le pouvoir établi. L'argument, c'est l'idée que toute puissance vient de Dieu. Elle est tirée des Ecritures ("Non est potesta nisi a Deo", St Paul). Elle sert d'argument aux partisans de la monarchie de droit divin comme Bossuet. Toute puissance est légitime parce qu'elle est voulue par Dieu. A ce compte, on peut justifier tout ce qui existe, donc n'importe quoi, y compris le mal. La maladie aussi vient de Dieu. Doit-on, si l'on raisonne ainsi, obéir à la puissance du brigand? Cela pose d'ailleurs le problème métaphysique de l'existence du mal: comment un Dieu défini bon peut-il tolérer l'existence du mal?
Rousseau conclut: "On n'est obligé d'obéir qu'aux puissances légitimes". Ce n'est pas leur force qui les rend légitimes. Tout pouvoir politique n'est pas légitime. Il a à se justifier. La question est: à quelle condition le pouvoir est-il légitime? Il ne peut, on l'a vu, être fondé sur aucune supériorité naturelle. Il ne peut donc reposer que sur une convention, un accord. On en vient à la notion de contrat social.

III. Fondement conventionnel de la société

1. Critique du pacte de soumission (ch. IV et V)
La société n'est pas fondée sur la nature, mais sur une convention. Elle est artificielle. Elle repose sur un pacte. Rousseau n'a pas inventé la notion de contrat social. D'autres (Grotius et Hobbes) en ont eu l'idée avant lui, mais ils décrivent un contrat par lequel les individus renoncent à leur liberté pour se donner un maître (Rousseau prend toujours le mot "maître" au sens du maître qui domine et asservit). Le raisonnement de Grotius (De jure belli ac pacis, I, 3) est le suivant: un particulier peut se vendre à un autre comme esclave. Donc, pourquoi pas tout un peuple? Grotius entend réfuter l'idée que la souveraineté appartienne au peuple. Rousseau va montrer qu'il est impossible à un peuple comme à un particulier d'aliéner sa liberté (aliéner = céder, donc donner ou vendre). Il donne cinq arguments. Les deux premiers admettent l'idée que l'esclave puisse se vendre, et montrent que, même alors, on n'est pas autorisé à en conclure qu'un peuple peut aussi aliéner sa liberté. Notons bien qu'il ne s'agit pas de justifier l'esclavage, mais de faire une concession rhétorique à l'adversaire pour montrer que, même si l'on accepte le début de son raisonnement, ses conclusions sont fausses. Les trois arguments suivants réfutent en bloc les deux idées: aliéner sa liberté, c'est impossible, pour un individu aussi bien que pour tout un peuple.
  1. Pour Grotius, l'esclave se vend bel et bien. Il y a échange. La perte de sa liberté est compensée par l'avantage de gagner sa subsistance. Admettons. L'esclave, au moins, obtiendrait une contrepartie. Mais quelle compensation un peuple obtiendra-t-il pour le sacrifice de sa liberté? Un roi coûte cher, remarque Rousseau.
  2. Le peuple obtiendrait-il en échange de sa liberté la tranquillité, c'est-à-dire la paix et la sécurité? Il faut bien admettre que la sécurité est un bien précieux. Elle fait partie des quatre droits de l'homme énoncés en 1789 (article II). La paix civile représente même, pour Hobbes, la fin de la Cité. Mais Rousseau montre qu'il ne s'agit que d'un bien relatif. Ce n'est pas un bien en soi: "On vit tranquille aussi dans les cachots". La paix peut être le résultat de la terreur. Elle peut résulter d'un ordre autoritaire. La paix règne aussi dans les cimetières. C'est pourquoi Spinoza, dans son Traité politique, a distingué la paix de la simple absence de guerre. Pour que la paix règne vraiment, il ne suffit pas que cesse la guerre ouverte. La guerre peut fort bien laisser place à la guerre froide, à l'hostilité sourde, à des dissensions larvées qui ne sont pas la paix. La paix suppose l'union des âmes, c'est-à-dire l'amitié entre les citoyens, la concorde (Traité politique, V, §4). Rousseau a bien conscience que la sécurité ne justifie pas tout. Elle doit être associée à la liberté. Et même, il attache plus de prix à la liberté. Entre ces deux valeurs concurrentes, Rousseau privilégie la liberté: "Ce qui fait prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté" (III, 9, note). Mais il faut noter que la liberté est aussi plus difficile. Cet amour de la liberté, toute son œuvre le confirme, notamment les Rêveries du promeneur solitaire. Cependant, la liberté, pour être préservée, doit être conciliée avec la sécurité. Comment? C'est tout le problème du contrat social. Pour le moment, voyons comment Rousseau rejette l'idée d'un contrat de soumission par lequel un homme ou un peuple renoncerait à sa liberté.
  3. Désormais l'argumentation est plus radicale: "Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme". La liberté est inhérente à l'humanité. Elle est l'essence même de l'homme. Il est donc impossible de céder sa liberté, de s'en dépouiller comme on le ferait d'un objet ou d'un vêtement. Cette liberté est naturelle à l'homme, c'est ce que le début du Contrat affirmait déjà ("l'homme est né libre"). Rousseau l'a dit dans le "Second discours": l'homme n'est pas déterminé, mais possède des facultés en sommeil, qu'il peut ou non développer s'il les cultive plus ou moins; il est perfectible, c'est-à-dire capable d'apprendre et d'acquérir. Il est vrai que, dans le Discours sur l'inégalité, Rousseau renonce à démontrer la liberté, parce que la tâche est trop ardue; mais, il en est convaincu, l'homme est libre par nature.
  4. Un contrat par lequel un homme ou un peuple renoncerait à sa liberté serait nul. Il serait sans valeur, ce ne serait pas un contrat. En effet, le contrat implique un échange. Hobbes lui-même définit le contrat comme "transmission mutuelle" de droits ou de biens (Léviathan, XIV). Or, ce qui manque ici, c'est précisément la réciprocité. Qu'est-ce qu'un échange juste? Il implique au moins la réciprocité. Or, ici, dit Rousseau, on a d'un côté une autorité absolue et de l'autre, pour celui qui renoncerait à sa liberté, une obéissance sans bornes. La dissymétrie est flagrante. L'engagement est parfaitement unilatéral. Au lieu d'une promesse réciproque, ce que doit être tout contrat, on a une renonciation unilatérale. L'un renonce à sa liberté; l'autre ne s'engage à rien, puisqu'il obtient par là tous les droits. C'est un faux contrat, une convention vaine. "Le droit d'esclavage est nul". A la fin du chapitre IV, Rousseau donne une formulation du prétendu droit d'esclavage qui montre qu'on n'a pas affaire à un échange, donc pas à un contrat: "Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit". Pour que l'échange puisse être juste, il faudrait pouvoir fixer un prix. Mais la liberté est sans prix. Rien ne peut en racheter la perte. Que signifierait renoncer librement à sa liberté? C'est absurde.
  5. Dernière objection: le droit d'esclavage repose sur le droit que l'on a de disposer de la vie du vaincu. Il est vrai que, d'un point de vue historique, l'esclavage est une suite de la guerre: les Grecs réduisaient en esclavage les peuples vaincus. Les Romains exprimaient ce droit dans la formule "Væ victis" (Malheur au vaincu). Selon Hobbes, cela permet de résoudre la difficulté précédente car, dans ce cas, le vaincu trouve un intérêt dans ce contrat, qui est bien cette fois un échange: le bien qu'il reçoit, c'est la vie, puisqu'il est épargné. Mais le droit de conquête n'est rien de plus que le droit du plus fort. Il ne donne pas plus le droit de tuer que celui d'asservir. En outre, la guerre n'est jamais de particulier à particulier. Grotius soutient le contraire dans Du droit de la guerre et de la paix: il fait remonter l'origine du mot "guerre" au mot "duel" (bellum viendrait de duellum). Mais il n'y a de guerre de particulier à particulier ni dans l'état de nature, ni dans l'état civil. Dans l'état de nature, les hommes n'ont aucune raison de se faire la guerre. Ils ne sont pas naturellement ennemis. Ils vivent isolés, sont indépendants, peuvent contenter leurs besoins sans se nuire les uns aux autres. En l'absence de propriété, il ne peut y avoir d'inégalités et de rivalités. Dans l'état social, le droit a pour fonction d'interdire la violence. Et ce sont des Etats qui s'affrontent. Les guerres ont lieu entre Etats. Rousseau en donne une preuve tirée du droit de la guerre: lors d'une guerre, on combat les soldats, en tant qu'ils sont les représentants et les défenseurs de l'Etat ennemi, on n'a pas le droit de s'en prendre aux civils (ce que proclamera la Convention de Genève).
    Rousseau poursuit l'argumentation dans le début du chapitre V, et vise en particulier Hobbes. Un pacte par lequel un peuple renonce à sa liberté au profit d'un chef ne donne à celui-ci aucune autorité légitime. Les hommes ne peuvent pas vouloir renoncer à leur liberté. Et si on les y contraint, alors ils n'obéissent qu'à la force, par crainte, non au droit. La peur ne crée pas une unité véritable, ne fait pas d'une foule un peuple. Il faut que l'adhésion soit volontaire. C'est seulement si les individus souhaitent expressément vivre sous la communauté de mêmes lois qu'ils peuvent devenir un peuple. La relation du maître à l'esclave ne saurait donc servir de modèle pour penser le rapport du chef légitime à son peuple. "Un peuple est un peuple indépendamment de son chef". Ce qui fait l'unité, ce n'est pas l'autorité du chef. Si le pouvoir est personnel, alors l'unité sera provisoire. Si le seul lien social est la peur, c'est-à-dire la force, à la mort du tyran, tout s'écroule. Le lien social ne peut pas reposer sur la seule crainte. Il ne repose pas non plus sur la nature du peuple (Rousseau fournit des arguments contre la théorie de l'Etat-nation qui va prospérer au XIX ème et au début du XX ème siècles). L'unité n'est pas celle d'une nation conçue comme un ensemble de caractères propres à un peuple – l'esprit du peuple, sa mentalité. L'unité est conventionnelle. Le pacte républicain ne repose pas sur le sang. Mais plutôt sur une communauté de valeurs.
2. Nécessité du contrat (ch.V-VI)
L'idée d'un pacte de soumission ne tient pas. Même en admettant qu'un peuple se soumette volontairement à un chef, cet acte ne constitue pas le fondement de l'Etat. Il suppose le monde politique déjà constitué. Autrement dit, il suppose un contrat antérieur, plus primitif, plus originel. En effet, se soumettre à un roi, ce serait déjà un acte civil, qui suppose le droit déjà institué. Il implique que le peuple s'est déjà constitué comme peuple. Pour cela, il faut une convention antérieure. Admettons que le peuple décide de voter pour se soumettre à un roi. Encore faut-il que ce peuple se soit donné une légitimité, que les individus se soient mis d'accord sur un mode de scrutin, et même, plus fondamentalement, sur la nécessité d'un scrutin, sur l'idée même que le consentement du peuple entier est nécessaire. Cela ne va pas de soi. Il faut donc une convention, antérieure à toutes les autres, c'est le contrat social. Il exige un accord unanime, pas seulement la majorité des voix. "Il n'y a qu'une seule loi qui par sa nature exige un consentement unanime. C'est le pacte social: car l'association civile est l'acte du monde le plus volontaire" (IV, 2). Il faut s'assurer de l'accord de chacun, car le contrat engage ensuite tous les citoyens.
Bilan: l'existence de l'Etat est fondée sur un contrat. Il faut s'accorder sur le fait même, avant de se donner un chef, que chacun obéira à la règle de la majorité, il faut fixer les règles du suffrage. Il doit donc exister une convention antérieure à toutes les autres, et sur laquelle toutes les autres sont fondées. C'est le contrat social, défini chap. VI.
Le contrat est rendu nécessaire par le passage à la vie sociale. C'est une référence au second discours. L'état de nature, par définition, est solitaire. L'homme naturel n'a que quelques besoins, faciles à satisfaire. Il est donc indépendant des autres. Il n'a pas d'hostilité à l'égard d'autrui. Ce sont les débuts de la vie sociale, avant le contrat, qui gâchent tout. Les individus se comparent entre eux, éprouvent l'amour-propre, la jalousie, de nouveaux besoins et se mettent à convoiter les biens de leurs semblables. C'est alors "le plus horrible état de guerre". Le contrat social a pour but de mettre fin à cette triste situation. La société naissante favorise l'apparition de la violence. Sans lois, c'est le règne de l'arbitraire: tout peut arriver. Il est impossible de rien entreprendre sans que son ouvrage ne risque d'être pillé ou détruit. C'est invivable. "Le genre humain périrait si l'art ne venait au secours de la nature" (Manuscrit de Genève). "L'art" est à comprendre au sens de l'artifice.
Les hommes doivent s'associer pour unir leurs forces et se protéger. Le problème est de savoir: comment peut-on s'associer sans perdre sa liberté? Cette union n'aura jamais lieu si les individus doivent renoncer à leur liberté. A quelle condition peuvent-ils l'accepter? Il faut que le contrat assure à la fois la protection et la liberté. Toute la difficulté est de concilier la paix, ou la sécurité, et la liberté. C'est de garantir la sécurité sans sacrifier la liberté, comme le font Grotius et Hobbes.
3. Les termes du contrat (ch. VI)
L'idée principale de Rousseau pour résoudre cette difficulté, c'est que chacun doit se soumettre à ce qu'il appelle la volonté générale. C'est la volonté en tant qu'elle veut le général, une volonté qui veut l'intérêt général. C'est la volonté des individus en tant qu'ils font taire leurs intérêts égoïstes. [Note] La volonté générale, c'est ce que chaque homme doit vouloir s'il prend en compte l'intérêt de tous en faisant abstraction de son intérêt personnel. La volonté générale, c'est ce que chaque homme doit vouloir. Tous, s'ils écoutent la volonté générale, doivent vouloir la même chose, il doit y avoir accord. Certes, le voleur pourrait affirmer souhaiter que l'on rende le vol légal; il peut le souhaiter pour lui, mais pas souhaiter qu'une telle pratique se généralise. On voit que l'auteur des Fondements de la métaphysique des mœurs a une dette envers Rousseau: le concept de volonté bonne est directement inspiré de celui de volonté générale. Les révolutionnaires s'inspireront aussi de la doctrine du contrat social: "La loi est l'expression de la volonté générale" (Déclaration des droits de l'homme, 1789, art. II). Le contresens serait de confondre la volonté générale avec l'opinion de la majorité. La volonté générale n'est pas la même chose que la volonté la plus répandue. Il se peut que la plupart, la majorité, préfèrent exprimer un intérêt personnel. En ce cas, la majorité n'exprimera qu'une somme de volontés particulières. Si c'est bien la volonté générale qui s'exprime, elle sera unanime, puisqu'elle exclut la diversité des penchants personnels.
Obéir à la volonté générale, n'est-ce pas obéir d'une certaine façon, donc renoncer à sa liberté? Avec le contrat social, l'homme quitte l'état naturel où il faisait ce que bon lui semblait pour obéir désormais à des lois qui, semble-t-il, vont réduire sa liberté. En réalité, l'obéissance n'est pas incompatible avec la liberté. Le contrat social est même la condition de la liberté. Il est vrai qu'il faut désormais obéir à des lois. Mais si elles sont l'expression de la volonté générale, elles sont telles que chacun doit les vouloir. Si les lois sont justes, c'est-à-dire soucieuses de l'intérêt général, alors tout individu ne peut que vouloir ces lois-là. De la sorte, en obéissant à ces lois, chacun n'obéit finalement qu'à lui-même. Cette liberté est autonomie. C'est la liberté de celui qui se soumet de lui-même à la loi, qui se donne à lui-même ses propres lois. Je n'ai pas choisi toutes les lois, dira-t-on. Mais si elles sont inspirées de la volonté générale, elles sont telles que je ne puisse que les vouloir. Obéir à la volonté générale, cela m'évite d'avoir à obéir à un autre. L'individu se soumet à la volonté générale, qui doit coïncider avec sa propre volonté, mais non à la volonté d'un particulier. Il est important que la soumission à la volonté générale soit universelle, que personne n'y échappe. L'égalité de tous est ici indispensable. "La condition est égale pour tous", dit Rousseau. C'est justement si, et parce que tous, sans exception, sont soumis à la volonté générale, qu'aucun n'a de pouvoir sur les autres. L'égalité est indispensable à la liberté. C'est l'égalité qui garantit la liberté. "Chacun se donnant à tous ne se donne à personne". Les lois nous évitent d'avoir un maître . Chacun se soumet à la loi pour ne pas avoir à dépendre des autres. On ne se soumet pas à un maître, c'est-à-dire à un particulier, mais à la volonté générale, c'est-à-dire à soi-même.
Rousseau fonde la société sur une convention humaine, non sur un droit divin. Comme Hobbes avant lui, il renonce à fonder la politique sur la théologie. C'est, remarque Camus dans l'Homme révolté (III), la volonté générale qui se substitue à Dieu. Elle possède en effet les attributs divins traditionnels: infaillibilité et indivisibilité. La loi est qualifiée de sacrée.

Note:
"...la volonté générale, pour être vraiment telle, doit être générale dans son objet ainsi que dans son essence; elle doit partir de tous pour retourner à tous, et elle perd sa rectitude naturelle, sitôt qu'elle tombe sur un sujet individuel et déterminé." (Manuscrit de Genève, I, 6)

IV. L'état civil

1. La liberté civile (ch. VIII)
Il y avait bien une liberté naturelle de l'homme ("l'homme est né libre"). Mais Rousseau nous fait découvrir une autre forme de liberté, instituée celle-ci, grâce à l'artifice du contrat social. Y a-t-il contradiction avec l'idée que la liberté naturelle est essentielle à l'homme ("renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme")?
Le citoyen ne perd pas sa liberté. On assiste simplement à une transformation de la liberté. Question: est-ce que les individus y gagnent ou y perdent? Est-ce que l'institution de la liberté civile compense exactement le sacrifice de la liberté native? "Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède" (I, 8). En l'absence d'Etat, les individus jouissaient d'une liberté qui s'identifiait à leur pouvoir, à leurs possibilités. Ils étaient libres de faire tout ce qu'il leur était possible de faire. A présent, ce qui est institué, ce sont des droits (par conséquent, le mot "droit", dans le premier membre de la phrase, est mal approprié). Or, il n'y a pas de droits sans devoirs. C'est parce que j'ai des devoirs, et que la condition est la même pour tous, c'est-à-dire que les autres en ont aussi, que mes droits sont garantis. La liberté naturelle, c'était le pouvoir de faire n'importe quoi; donc aussi bien de subir n'importe quoi. C'était le règne de l'arbitraire, où tout peut arriver. La liberté d'autrui n'ayant pas plus de limites que la mienne, je suis dans un état de totale insécurité. C'est le règne de la loi du plus fort. La soumission des citoyens à la volonté générale garantit l'exercice de leur liberté. Mon pouvoir est plus limité. Mais je suis libre. On pourra distinguer pouvoir et liberté. A l'état de nature, l'homme a un pouvoir beaucoup plus étendu, mais garanti par rien. Dans l'état civil, son pouvoir est moins grand, mais il est libre, puisqu'il n'est pas soumis à la volonté d'autrui. En fondant un Etat, les individus perdent une liberté illimitée mais précaire, et gagnent une liberté dont l'exercice est garanti. Mais de toute façon, au moment où il devient nécessaire de contracter, la liberté naturelle est déjà amoindrie, l'indépendance originelle n'est déjà plus. De plus, ce que l'on perd, c'est une liberté qui est plutôt soumission à l'instinct. Pour les anarchistes, la liberté de l'individu est sacrifiée au profit de l'Etat. Mais la liberté sans Etat est une illusion. En réalité, l'Etat et la loi sont les conditions de la liberté . Nous avons la réponse au problème posé au début du livre I. Partout "l'homme est dans les fers". Qu'est-ce qui peut rendre ce changement légitime? Deux interprétations sont possibles. La pensée de Rousseau présente une ambiguïté. 1) L'homme a perdu sa liberté, mais uniquement sa liberté naturelle. Cette perte est rendue légitime, elle est compensée par l'acquisition d'une nouvelle forme de liberté. 2) L'homme, dans l'état civil, est privé de sa liberté. La liberté civile suffit-elle à racheter la liberté native? Chaque fois que Rousseau définit la liberté, c'est en termes d'indépendance . Or l'indépendance naturelle est perdue à jamais. Rousseau éprouve-t-il une nostalgie à l'égard de cet âge d'or qu'était l'état de nature? On ne peut pas l'accuser de vouloir revenir à l'état de nature, puisqu'il tient le passage à la vie en société pour un changement irréversible. Mais il apparaît que pour lui le contrat social et la liberté civile sont un simple pis-aller, une approximation de l'état originel perdu. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, il tend même vers une liberté d'indépendance, qui lui semble la condition du bonheur, en fuyant ses semblables . La vraie liberté, pour Rousseau, n'est-ce pas la liberté naturelle? Les hommes doivent se contenter de la liberté civile, faute de mieux, parce que c'est elle qui imite le mieux l'idéal perdu de la nature. Avec le contrat social, en effet, l'art (l'artifice) imite la nature: on se donne des lois, dit Rousseau, afin de ne pas avoir de maître. Ce que le contrat vise à restituer, c'est une forme d'indépendance des hommes entre eux. Mais si dépendre de la loi me préserve de dépendre du pouvoir personnel d'un chef, en société, les hommes dépendent nécessairement les uns des autres, ne serait-ce qu'en raison de la division du travail. Le contrat nous offre une forme d'indépendance, mais imparfaite . Quoi qu'il en soit, la seule liberté que l'on peut revendiquer dans un Etat est une liberté instituée, créée par l'homme, non naturelle. Et elle vaut bien mieux que l'absence de lois qui ne profitera qu'au plus fort.
2. La propriété (ch. IX)
Le chapitre IX concerne la propriété –"domaine" est synonyme de propriété. Le domaine réel, c'est la propriété des choses, des biens. Rousseau dit que, aux termes du contrat, "chaque membre de la communauté se donne à elle (…), lui et toutes ses forces, dont ses biens font partie" (première phrase). Le citoyen se dépouille de sa liberté naturelle, mais aussi de ses biens. L'Etat se trouve ainsi maître des biens de tous ses membres. Faut-il voir là une sorte de collectivisme? Rousseau serait-il communiste avant la lettre? Serait-il favorable à la communauté des biens, au partage de tout, à la nationalisation de tous les biens et à l'abolition de la propriété privée? Ce n'est pas le cas. Rousseau veut seulement dire que l'Etat a le droit de légiférer sur la propriété individuelle, par exemple, peut-on imaginer, pour redistribuer les richesses en levant des impôts. Mais il n'est pas question de mettre en cause la propriété privée. Rousseau l'affirme page 367: loin de dépouiller les citoyens, l'Etat leur garantit le droit de propriété. En effet, la propriété est elle aussi un droit. Or il n'y a, pour Rousseau, de droit que institué. La propriété est elle-même une institution. Elle n'a rien de naturel, comme le pensait Locke et comme l'affirmera la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui compte la propriété parmi les quatre droits naturels de tout homme . On remarquera que, pour Rousseau, il n'y a pas de droits de l'homme en tant que tel, mais seulement des droits du citoyen. La propriété n'est pas naturelle: l'homme naturel, réduit à ses besoins vitaux, n'a nul besoin d'accumuler. La propriété est née avec l'agriculture, qui suppose développées chez l'homme d'autres facultés que les seules forces naturelles, comme la faculté de prévoir. Sur quels fondements la propriété est-elle instituée? Ce qui la rend légitime, c'est le droit de premier occupant. Je possède à bon droit une terre si j'ai été le premier à m'en emparer. Mais ce droit est soumis à trois conditions. 1) Il faut être effectivement le premier. La conquête du Nouveau Monde par les Espagnols ne leur donnait donc aucun droit sur ces terres. 2) Se contenter d'occuper le nécessaire. 3) Enfin, c'est surtout le travail qui me rend maître d'un terrain. L'agriculteur a un droit sur les fruits de son travail. Cette idée, chère à Rousseau, apparaît aussi dans l'Emile et le Second discours.
3. Les institutions (ch. VI et VII)
Une fois conclu le pacte social, les individus deviennent des citoyens. L'individu, c'est l'homme isolé, indépendant des autres. L'individu est naturel. Le citoyen est l'homme libre, ou bien autonome, obéissant à la volonté générale, par conséquent responsable des lois. Le citoyen est institué. Il est une création politique. "Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent" (Spinoza, Traité politique, ch. V, §2). De même, le peuple est une institution. Avant le contrat, il n'y a pas de peuple. Le citoyen, libre, est à distinguer du sujet, soumis (assujetti). Les citoyens rassemblés forment un corps politique. C'est une métaphore biologique. L'Etat est comme un corps, comme un organisme (il a une tête, des membres). C'est un tout organique: c'est un tout, il a une unité, de même que les organes d'un corps sont unis en vue d'une fin commune. Le corps politique fondé par le contrat social s'appelle une république. La république, c'est donc ce régime qui préserve à la fois la liberté et la sécurité de ses membres. Un régime qui confisque la liberté n'est pas une république; mais pas davantage un Etat qui n'assure pas la sûreté. Or, la condition de la liberté, c'est la loi. La république, c'est la liberté. Mais, tout aussi bien, la république, c'est la loi. Ces deux définitions sont indissociables: la république, c'est la liberté dans la loi, grâce à la loi. Rien à voir avec ce que l'on entend vulgairement sous le nom de démocratie – faire tout ce qui nous plaît. La république ne se confond pas avec la démocratie, définie comme une forme de gouvernement, un type de régime (livre III). Une république n'est pas forcément démocratique, tout dépend comment elle est gouvernée. Le gouvernement est le représentant du peuple, à qui l'on confie la tâche de faire exécuter la volonté générale. Si ce rôle est attribué à un seul chef, on a un gouvernement monarchique. S'il est confié à une assemblée, on a une république aristocratique, où une minorité, choisie parmi les meilleurs, gouverne. Si enfin, c'est tout le peuple qui gouverne, alors la république est aussi une démocratie, mais ce n'est pas nécessairement le cas. Rousseau est plus républicain que démocrate (III, 4). Ce qui caractérise la république, c'est que le peuple y exerce la souveraineté. La souveraineté a été définie par Bodin comme le pouvoir de donner des lois, puis reprise en ce même sens par Hobbes. Le peuple se confond avec le souverain. Le souverain, c'est le peuple lui-même. "La souveraineté est l'exercice de la volonté générale" (II, 1). La souveraineté, c'est le pouvoir de choisir les lois. Pour cela, le peuple peut se faire représenter (par des députés). Quant au gouvernement, il a le pouvoir de les faire exécuter . Les notions d'Etat et de souverain sont très proches et presque synonymes. Rousseau les distingue parce que la souveraineté présente une nuance de plus: elle suggère l'activité et la volonté.
4. Le lien social (ch. VII)
Objection: comment tout cela est-il possible? Le contrat consiste en un engagement, donc une promesse entre les membres du corps social. Qu'est-ce qui garantit qu'il sera tenu?
Toute loi voulue par le souverain peut être révoquée par lui. Il peut changer de volonté. Par exemple changer la loi, ou même, radicalement, rompre le contrat social. En effet, nul n'est tenu aux engagements pris avec lui-même. Le contrat social n'est donc pas obligatoire, c'est pourquoi il peut être révoqué (II, 12). Cette théorie a été condamnée par la République de Genève. En revanche, s'il n'y a pas d'engagement du souverain envers lui-même, il y a engagement réciproque du souverain et des particuliers. Si la loi n'est pas obligatoire pour le tout, qui peut décider de la changer, en revanche, elle est obligatoire pour chaque particulier une fois qu'elle a été adoptée par tous.
Qu'est-ce qui garantit l'obéissance des individus? C'est leur intérêt. S'ils ne le voient pas, il faut pouvoir les forcer à obéir. Le recours à la contrainte est légitime. Il n'annule pas la liberté de celui qui le subit. Au contraire, il s'agit de l'écarter de la considération de son intérêt personnel immédiat, de l'assujettissement à l'instinct, pour faire de lui un citoyen. Il est légitime de recourir à la force pour appuyer la volonté générale. Il est légitime d'étayer le droit sur la force, dès lors que c'est bien du droit qu'il s'agit, c'est-à-dire de l'expression de la volonté générale. Le recours à la force est d'autant plus légitime que l'ordre social est "un ordre sacré" (I, 1). Rousseau parle de la "sainteté du contrat social" (I, 7, p. 363 Pléiade). En effet, l'enjeu est considérable. L'Etat n'assure pas seulement la sécurité, mais encore la liberté. La mise en cause de cet ordre est sacrilège: elle signifierait le retour à l'état de chaos qui précède l'institution du droit. Rompre le contrat social, c'est revenir au règne des appétits aveugles et des penchants égoïstes. L'Etat libère les hommes – de leur soumission à la nature. C'est en se soumettant à l'Etat qu'ils quittent la sphère naturelle des besoins. Libérés du souci de la survie qui les accaparait, ils peuvent enfin développer d'autres facultés. C'est dans l'Etat que l'homme trouve sa véritable dimension. La vie politique nous sauve de la violence et de l'arbitraire. Rompre le contrat social, c'est retourner au règne de la violence et de l'absurde.
Reste cependant un problème. Qu'est-ce qui garantit que les citoyens vont préférer la volonté générale à leurs volontés particulières? Qu'est-ce qui permet de penser que c'est bien la volonté générale qui va s'exprimer dans les suffrages? Peut-on faire confiance aux citoyens? Le seul intérêt ne suffit pas à garantir le lien social. C'est le rôle du législateur, défini livre II, chap. 7 et 8. Le législateur n'a pas de pouvoir réel, plutôt une autorité morale. Il est un guide. Le peuple a besoin d'être éclairé. Rousseau souligne le rôle de l'éducation. Dans une république, où le peuple est souverain, l'éducation est indispensable. Le rôle du législateur: "instituer" le peuple (Pléiade p. 381). Il est un instituteur, au sens étymologique. Il ne gouverne pas, son pouvoir n'est que moral. Il doit donc être un homme aux qualités rares, un sage. Platon recommandait de confier le pouvoir au philosophe. Pour Platon, le pouvoir revient à l'homme le plus compétent, même si le principe de compétence est tempéré par le consentement du peuple. Tandis que chez Rousseau, la légitimité du pouvoir repose d'abord sur l'accord du peuple. Et le sage n'a qu'un rôle d'éclaireur. Il doit créer dans l'esprit des hommes l'amour des lois , non leur indiquer quelles lois sont bonnes.

Conclusion:

Bien qu'il reconnaisse l'existence d'une liberté naturelle, Rousseau démontre qu'il n'y a de droit qu'institué. La liberté, la sécurité et la propriété ne sont pas des droits naturels de l'homme, mais des droits institués du citoyen. De même, l'autorité politique ne saurait reposer sur un droit naturel et héréditaire, mais sur la volonté générale du peuple, qui est seul souverain. Ainsi, la négation de l'idée de droit naturel ne conduit pas Rousseau au relativisme, mais bien à proposer un modèle de constitution politique – une règle unique et sûre de constitution: la république, comme soumission de chacun à la volonté générale en vue de préserver la liberté de tous.
Cependant l'institution du contrat social présente un risque, dont Rousseau avait conscience. Dans le Discours sur l'origine de l'inégalité, il décrit comment selon lui les premières sociétés se sont instituées sur un contrat inéquitable. En effet, le besoin d'un ordre social s'est fait sentir à partir d'un certain degré d'insécurité, tel que ceux qui possédaient quelque chose risquaient à tout moment d'en être dépouillés par les autres. Les individus se sont alors mis d'accord pour reconnaître des droits – sécurité et propriété. Mais on voit que ces sociétés profitent aux riches, à ceux qui possèdent déjà. Un tel contrat est institué au profit de ceux qui ont quelque chose à perdre. Autrement dit, ce contrat est conclu dans une société où règnent déjà des inégalités. Il ne fait qu'instituer ces inégalités. D'un simple fait, elles deviennent un droit. Elles sont désormais rendues légitimes par la loi. La loi profite au propriétaire, qui est désormais à l'abri du pillage. Il s'agit d'un contrat de dupes. Les sociétés ont été mal fondées, sur des inégalités déjà existantes. Comment peut-on éviter ce risque? Il faudrait repartir de zéro, refonder entièrement la société. Mais un tel chantier est utopique. Un auteur américain contemporain, lecteur de Rousseau, propose une nouvelle théorie du contrat social. John Rawls , dans la Théorie de la justice, reprend la théorie de Rousseau en y apportant une correction: celle de l'idée du "voile d'ignorance". Il faudrait que les lois soient fondées à l'aveugle, chacun étant dans l'ignorance de la position qu'il va occuper dans cette société. Chacun doit choisir les lois sans savoir à l'avance quelle place, quel rang, quel statut il va occuper. Par exemple, si je sais à l'avance que j'occuperai un poste au gouvernement (parce que tel est déjà le cas), je serai tenté d'être favorable à ce que l'on attribue un grand nombre de privilèges à ces fonctionnaires. Si je sais d'avance que j'aurai un emploi lucratif, je serai sans doute hostile à l'impôt sur le revenu ou la fortune. En revanche, si j'ignore tout de ma future position dans la société, j'ai plus de chances d'être objectif, de choisir selon l'intérêt général, en votant un impôt juste, et en attribuant aux chefs les seuls avantages utiles à leur fonction.
Plan du livre suivant (II):
1. La souveraineté est inaliénable. Elle ne peut être représentée.
2. Elle n'est pas nécessairement unanime.
4. Les bornes du pouvoir souverain: il ne peut rien exiger d'inutile; il oblige ou favorise également tous les citoyens.
6. Les lois, générales, ne nomment personne. "Le peuple soumis aux lois doit en être l'auteur". Le peuple ne voit pas toujours le Bien. Il faut donc l'éclairer.
7. Le législateur.
8. Il ne cherche pas les lois les meilleures en soi, mais les mieux adaptées à tel peuple.
11. Le souverain bien: liberté et égalité.
Plan de l'ouvrage complet
Bibliographie:
Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité
Léo Strauss, Droit naturel et histoire, VI
John Rawls, Théorie de la justice
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, 1789