Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

Philosophie - Comment une connaissance du vivant est-elle possible ?

Introduction:

Le nom de biologie n'est forgé qu'en 1802 par Lamarck. Alors que la logique et les mathématiques sont "entrées dans la voie sûre de la science" dès l'Antiquité, que la physique est devenue une science moderne, grâce à Galilée, au XVIIème siècle, l'apparition de la biologie est remarquablement tardive. Pourquoi? Une science se définit d'abord par son objet. Or, précisément, jusqu'à la fin du XVIIIème, la biologie ne possède pas d'objet qui lui soit propre et scientifiquement déterminé. Tantôt la vie n'est pas reconnue comme un objet scientifique, tantôt elle n'est pas reconnue comme une propriété spécifique.
Soit la vie est réduite à la matière inerte. On considère que les propriétés des êtres vivants peuvent être expliquées en termes physico-chimiques, qu'ils obéissent aux mêmes lois que la matière inanimée, dont ils se distinguent simplement par un plus haut degré de complexité. Il n'y a donc pas de différence radicale entre les êtres vivants et les corps étudiés par la physique. Les sciences existantes suffisent à expliquer la vie. La création d'une science nouvelle ne se justifie donc pas.
Soit on reconnaît l'originalité du vivant par rapport à la matière. Mais cette originalité est attribuée à la présence en lui d'une force vitale, d'un principe caché qui habite l'organisme et transforme la matière inerte en matière vivante. La même matière, animée par la vie, devient matière vivante, avec des propriétés différentes. Mais il s'agit d'une force cachée dans l'être vivant, quelque chose d'invisible qui échappe à toute expérience, et ne peut faire l'objet d'aucune étude scientifique.
Jusqu'au XIXème, on a donc deux façons d'appréhender la vie: soit, afin d'en parler scientifiquement, on la réduit à la matière. Ce faisant, on l'élimine comme telle, et la physique suffit. Soit on affirme l'existence d'une force cachée qui anime la matière, mais on renonce alors à l'expliquer de façon scientifique. Comment donc la biologie a-t-elle pu se constituer comme science? Existe-t-il une spécificité du vivant, qui justifie l'existence d'une science particulière?

I. Matérialisme et vitalisme

1. Le matérialisme

On peut définir le matérialisme par la maxime de Jean Perrin (physicien): "expliquer du visible complexe par de l'invisible simple" (les Atomes). Complexe, c'est-à-dire composé. L'être vivant est composé d'organes, eux-mêmes composés. Complexe, c'est-à-dire aussi doué de multiples propriétés apparemment spécifiques (par exemple, la motricité, la respiration, la digestion). Le matérialisme consiste à supposer que cette complexité apparente peut être expliquée par la combinaison d'éléments simples. Simples, c'est-à-dire qu'on ne peut pas diviser à leur tour, et doués de quelques propriétés.

a. Un exemple: le matérialisme d'Epicure.

Epicure considère que tout corps est composé d'éléments simples ou atomes. Ils sont simples, c'est-à-dire non composés donc indécomposables; ils sont indestructibles. Tout n'est composé que d'atomes, y compris tous les êtres vivants, les hommes et l'âme (pour le matérialisme moderne, l'âme se réduit au cerveau, c'est-à-dire à la combinaison des neurones). Epicure n'a recours à aucune autre hypothèse que l'existence des atomes. Il n'y a pour lui ni dieux créateurs, ni Providence. La difficulté est d'expliquer les propriétés des composés à partir de celles des éléments. En effet, les composés possèdent des qualités que les atomes n'ont pas. Les seules propriétés des atomes sont la forme, la taille et le poids. Exemple de propriété dont les atomes sont dépourvus: la couleur (tout corps coloré peut changer de couleur; or les atomes ne sont pas sujets au changement, car tout ce qui change est périssable). Pourtant, les choses sont colorées. Comment des choses composées d'atomes incolores peuvent-elles être colorées? D'où leur vient la couleur? Comment des éléments incolores mis ensemble peuvent-ils produire un tout coloré? La couleur dépend de l'organisation, de la disposition, de l'agencement d'atomes de formes et de tailles variées. La couleur du tout s'explique par la disposition des atomes. Les mêmes éléments autrement disposés produisent une autre couleur. La mer change de couleur en fonction du déplacement des atomes. Si on la suppose composée d'atomes bleus, on ne peut expliquer ses changements de couleur.
Exemple 2: la saveur. Les atomes en sont dépourvus. Elle vient de la forme des atomes. Cette idée qu'une différence de disposition ou un mouvement à un niveau produit des qualités différentes au niveau supérieur ne doit pas paraître extravagante. Aujourd'hui, on sait que le cerveau humain n'est pas composé d'autres cellules que celui du rat. Les mêmes éléments, en plus grand nombre, font apparaître des facultés nouvelles. De même, l'ADN de toutes les espèces animales est un code constitué à partir du même alphabet, des mêmes briques élémentaires. Le code est le même pour la mouche et nous. Justement, pour rendre l'idée d'Epicure plus familière aux lecteurs de son temps, Lucrèce a recours à la comparaison avec les mots de l'alphabet: "Ainsi en est-il des mots eux-mêmes où, grâce à un léger déplacement dans les lettres, nous notons par des sons différents 'igné' et 'ligneux'"(De la nature, I, p.53).
De la même façon, les propriétés du vivant sont réductibles à son organisation atomique. Comment se peut-il cependant que la vie soit explicable par des éléments qui, eux, sont privés de vie, par des éléments inertes? Comment se peut-il que le vivant soit composé d'éléments morts? La vie s'explique par la disposition des atomes, par un degré d'organisation plus complexe. Comment expliquer ce que certains ont appelé la "génération spontanée" ? En réalité, la vie ne vient pas s'introduire, comme par magie, du dehors dans la matière, pour la métamorphoser de matière morte en matière vivante. La vie apparaît à la suite d'un changement dans la disposition des atomes.

b. Le mécanisme.

Si l'être vivant n'est qu'un composé matériel, s'il n'est que pure matière, alors le comportement animal (par exemple la motricité) peut être expliqué de façon purement mécanique, par le mouvement des atomes, donc par cette partie de la physique qui traite du mouvement: la mécanique. Ainsi, Descartes pense que les animaux sont comparables à des machines, à une seule différence près - une différence de complexité: les pièces dont la machine vivante est constituée sont bien plus complexes, bien plus petites, au point qu'elles sont invisibles. Il faut dire qu'à l'époque de Descartes, on fabrique les premiers automates (orgues hydrauliques, statues mises en mouvement par des jeux d'eau, plus tard le canard de Vaucanson, en 1738[Note]). Les phénomènes propres à la vie, comme la motricité, peuvent donc être imités et reproduits par des moyens purement mécaniques. Il est possible d'expliquer les phénomènes de la vie comme on explique le fonctionnement d'une montre. Nul besoin de supposer dans la montre un pouvoir particulier. La forme, la disposition et le mouvement des rouages suffit. La mort survient lorsqu'une pièce essentielle s'est rompue. Il n'y a donc pas de différence essentielle entre le corps vivant et le cadavre, entre la matière vivante et la matière inerte (les Passions de l'âme, I, 6). C'est la même matière; la différence tient seulement à l'ordre interne. Le corps est comparable à une machine. Descartes compare les nerfs tantôt à des tuyaux (les Passions, I, 7), tantôt à des câbles (Méditations, VI). Le cœur est comme un thermosiphon (Descartes) ou une pompe (Harvey). Tout s'explique par la physique. On ajoutera ensuite la chimie: la respiration est une forme de combustion; la digestion est une série de réactions chimiques (action des sucs). Les propriétés de la vie, comme la motricité, la digestion et la respiration, en définitive, n'ont rien de spécifique. Le besoin d'une science nouvelle ne se fait pas sentir: les sciences existantes suffisent.

2. Le vitalisme

a. Qualités spécifiques de la vie.

Tant que l'on en reste à cette conception, l'apparition d'une science de la vie est inutile. Cependant, la réduction du vivant à la matière pose des problèmes. Imiter les propriétés de la vie dans des automates se révèle ardu. C'est seulement ces dernières années que les ingénieurs japonais sont arrivés à réaliser un robot (Asimo, d'après le nom du romancier Isaac Asimov) qui parvient à reproduire de façon convaincante la locomotion humaine. Pourtant, la mobilité n'est que l'une des propriétés les plus simples de la vie. La physique et la chimie permettent d'étudier les parties du corps, mais pas le corps comme un tout. Elles étudient les éléments inertes qui le composent, elles ne l'étudient pas en tant qu'il est vivant. Pour pouvoir l'étudier de façon scientifique, elles doivent en faire de l'inerte, du mort. Le savant n'étudie l'organisme que du point de vue de l'anatomiste, il analyse le cadavre. Ainsi, ces sciences manquent l'essentiel: la vie.
Or, qu'est-ce qui est propre à la vie ? Kant, Critique du jugement, II, § 65, prend l'exemple de la montre. Une montre ne peut pas produire une autre montre. Un rouage ne peut pas produire un autre rouage, ni se réparer lui-même. En revanche, l'être vivant possède ces propriétés: la reproduction et l'auto-réparation (la cicatrisation). Ce seraient là les caractères spécifiques de l'être vivant, qui interdiraient de le tenir pour une machine complexe, mais obligent à le penser comme autre chose qu'une machine. La vie est une force qui permet à l'être vivant de se développer, de s'auto-réparer, qui le pousse à s'entretenir et à se reproduire. La vie est conçue comme une force intérieure à l'être vivant. Cette propriété spéciale, cette force particulière est d'inspiration aristotélicienne. Pour Aristote, la différence entre le monde vivant et le monde inerte consiste dans la présence, en l'être vivant, d'une âme. Tout être vivant a une âme. Mais il ne s'agit pas forcément d'une âme pensante. L'âme, pour Aristote, c'est le principe vital, le principe d'animation ("animal" vient de "anima"), ce qui fait qu'un être est animé. Aristote distingue trois espèces d'âmes: l'âme végétative, simple principe de croissance, l'âme sensitive, capable en plus de plaisir et de douleur, l'âme rationnelle. Cette force qui anime tout être vivant et le rend capable de croissance, de reproduction et de réparation, à partir des XVII et XVIII ème siècles est baptisée "vie". Le vitalisme affirme l'originalité du vivant. Ce qui distingue celui-ci de la simple matière, c'est qu'il possède en plus une force particulière: la vie. La vie est d'abord définie d'une façon vague, qui paraît même tautologique: la vie, c'est l'opposé de la mort. Cette définition est pourtant moins simpliste qu'il n'y paraît. Car dans la perspective cartésienne, la vie n'est pas le contraire de la mort: il n'y a pas de différence de nature entre la vie et la mort, puisque le corps vivant n'est composé que d'éléments inertes, c'est-à-dire morts. Mais cette opposition va être précisée, et la distinction entre être vivant et matériel sera affinée. Bichat définit la vie comme "l'ensemble des forces qui s'opposent à la mort". La vie, c'est cette force qui résiste à la destruction, qui s'affirme contre la tendance à la destruction. En effet, les objets inertes sont soumis au principe d'entropie. Ce principe de la thermodynamique énonce que tout système clos subit une déperdition d'énergie. Dans le monde des corps physiques, l'évolution va nécessairement dans le sens d'une dégradation. La machine s'use. Le vivant, lui, a la capacité de croître, de s'auto-entretenir (se nourrir), s'auto-réparer (cicatriser). Sa plus grande réussite est qu'il peut perpétuer son espèce en se reproduisant. On découvrira qu'en plus, les espèces évoluent, ce qui les rend moins vulnérables aux changements de milieu.
Le vitalisme prépare et rend possible l'avènement de la biologie. Grâce au vitalisme, en effet, se dégage un objet nouveau, la vie, dont les propriétés ne sont pas réductibles à celles de la matière. Il est vrai cependant que la notion de vie reste vague et obscure, et qu'il reste du chemin avant que la biologie ne se constitue comme discipline scientifique.

b. Le finalisme.

Le raisonnement par lequel on décrit les phénomènes vitaux attribue en effet une spécificité à l'être vivant, mais il est de type finaliste, donc peu scientifique.
Pour expliquer les aptitudes étonnantes du vivant à lutter conte la destruction, Kant propose la distinction suivante. Les machines sont douées seulement d'une force motrice (une force cause de leur mouvement, explicable en termes simplement mécanistes). Dans l'être vivant, il faut supposer en plus une force formatrice. Cette force organise les éléments. Dans l'objet technique, il n'y a que de la matière et du mouvement. La cause formatrice, productrice, organisatrice, lui est extérieure: c'est l'artisan. Mais chez l'être vivant, cette force lui est inhérente. La vie est cette force qui rend l'être vivant capable de se développer lui-même, qui assigne sa place à chaque élément lors du développement. Ce qui est frappant dans la vie, c'est que tout se passe comme si l'être vivant poursuivait une fin. L'embryologie et la cicatrisation montrent que tout se passe comme si chaque élément avait une vision de ce que devra être le tout, et de sa place dans l'ensemble. Au début, il n'y a que quelques cellules très semblables. Puis elles se multiplient et se spécialisent. Certaines seront des cellules musculaires, d'autres des cellules de tissu osseux, d'autres des neurones. Cette multiplication ne se fait pas de façon anarchique, mais le développement semble ordonné par rapport à une fin, à un projet. De même, lorsque la queue du lézard repousse, les cellules ne se multiplient pas de façon désordonnée, comme dans un cancer, mais de la manière qui convient pour reconstituer une queue, de manière adaptée à produire ce résultat qu'est une queue de lézard. C'est comme si l'organisme avait conscience d'un but. Le corps vivant est véritablement un organisme, c'est-à-dire un tout hiérarchisé et organisé. Les parties sont ordonnées et hiérarchisées entre elles de façon qu'elles collaborent toutes au même but. Exemple: l'embryologie: tout se passe comme si chaque cellule avait une représentation du tout, de ce que doit être l'organisme complet. Chaque cellule semble obéir à une cause finale. D'habitude, la cause précède l'effet. Dans le cas de l'être vivant, c'est comme si la cause était le but. La cause précède l'effet, puisqu'elle correspond au but, qui n'est pas encore réalisé. D'un point de vue déterministe, le présent est la conséquence du passé. Mais la vie semble dépasser ce cadre: c'est comme si le tout précédait les parties. Georges Canguilhem cite cette expérience troublante: on coupe deux œufs d'oursins, mais pas dans le même sens. On accole deux à deux les parties asymétriques. Le développement est normal (Expérience de Hörstadius). Il semble que l'on n'a pas affaire à un simple développement mécanique, où l'ordre des causes détermine l'ordre des parties. C'est l'idée du tout qui détermine l'ordre des parties, quel que soit l'ordre des causes.
La force qui anime l'être vivant, lui permet de résister aux forces qui tendent à le détruire, le guide dans son développement, c'est la vie. Par sa capacité à s'auto-réparer, se développer et se reproduire, l'organisme présente des spécificités que la physique et la chimie, à elles seules, ne savent expliquer. On doit accorder au vitalisme le mérite de reconnaître au monde vivant une spécificité et une unité. Ainsi, il ouvre la voie à la naissance de la biologie. Cependant, le vitalisme ne permet pas l'apparition d'une connaissance scientifique de l'être vivant. En effet, le concept de vie est encore trop vague, même semblable aux forces occultes auxquelles les philosophes du Moyen Age avaient recours. Elle n'est guère explicative: les animaux sont vivants, nous dit-elle, parce qu'ils ont en eux un principe de vie. C'est une vérité de Lapalisse. De plus, la notion de vie est comprise comme une cause finale; or l'explication finaliste ne peut être admise par une science qui postule un strict déterminisme. Darwin peut être tenu pour le fondateur de la biologie, parce qu'il a découvert une propriété spécifique de l'être vivant (l'évolution) et qu'il l'a expliquée en se passant de toute référence à une quelconque finalité.

II. Un nouvel objet scientifique: la vie

1. L'évolution

La Bible décrit la création, par Dieu, des animaux tels qu'ils sont encore aujourd'hui. Mais on découvre que les espèces ne sont plus forcément ce qu'elles ont toujours été. Cuvier, par exemple, découvre des fossiles d'espèces disparues, ce qui met à mal le dogme d'une fixité du règne animal. C'est d'abord Lamarck qui va mettre en théorie l'idée que les espèces se sont transformées au cours des siècles. Les espèces se transforment, de formes de vie simples vers des formes de plus en plus complexes. Mais Lamarck pense cette évolution en termes finalistes. Les êtres vivants s'adaptent sous l'influence de l'action du milieu. Ils se transforment pour, dans le but, de s'adapter. Les êtres vivants poursuivent une fin: l'adaptation. Le changement est déterminé, provoqué par un besoin. Si le serpent est dépourvu de pattes, c'est afin de mieux ramper; le cou de la girafe s'est allongé pour lui permettre de mieux atteindre les feuilles les plus hautes. Un organe nouveau apparaît parce que l'animal avait besoin d'un tel organe. C'est le besoin qui explique l'existence de l'organe, si bien que ce dernier disparaît quand il n'est plus utile (la vision chez la taupe ou chez les poissons des profondeurs). Le besoin - le but - précède l'organe. Voilà une explication typiquement finaliste. La fonction est la cause finale de l'apparition de l'organe.
La nouveauté qu'apporte Darwin, ce n'est pas l'idée que les espèces évoluent; cette idée est déjà là. Son mérite est de rejeter le finalisme. C'est d'expliquer l'évolution en faisant l'économie de toute référence à des causes finales. En cela, on peut le considérer comme le vrai fondateur de la science biologique. Darwin affirme que les modifications des espèces ne sont pas des réponses ou des réactions aux changements du milieu. Les mutations ont lieu au hasard. Elles ne poursuivent pas un dessein ou une fin, mais se produisent de façon fortuite et gratuite. Il n'y a pas d'action directe du milieu. C'est seulement une fois apparue qu'une mutation peut se révéler ou bien utile, ou bien nuisible. Si elle est nuisible, par exemple parce que l'individu n'est pas viable, celui-ci ne se reproduit pas, elle disparaît donc avec lui, et l'espèce n'est pas modifiée. En revanche, si une nouvelle fonction favorise la reproduction - parce que l'individu qui en bénéficie vit plus longtemps, ou se défend mieux -, elle se maintiendra, et l'exception pourra même devenir la règle. En effet, le type nouveau, d'abord minoritaire, se reproduisant plus vite que l'ancien, aura une descendance plus nombreuse. Il y a donc une action du milieu, mais elle a lieu a posteriori, après coup, après le changement. "Une mutation est au hasard, en ce que la chance qu'une mutation survienne n'est pas affectée par le fait qu'elle puisse être utile à la survie de l'espèce" (De l'origine des espèces). Le changement n'a pas lieu parce qu'il est utile. Il a lieu. Puis il se révèle utile ou pas et, en conséquence, est conservé ou non. La modification surgit, au hasard, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Elle n'apparaîtra bonne ou mauvaise qu'ensuite, une fois mise à l'épreuve de la réalité. La nature, en quelque sorte, joue aux dés. Tout se passe comme si elle faisait des essais. On parle d'évolutionnisme pour distinguer la théorie de Darwin du transformisme de Lamarck. On emploie le terme de mutation pour souligner le caractère soudain et imprévisible des changements, tandis que Lamarck croyait en un changement progressif et continu. Au contraire, selon Darwin, l'évolution procède par bonds. On peut comparer ainsi les deux théories: pourquoi les joueurs de basket sont-ils plus grands que la moyenne? Le point de vue de Lamarck consiste à dire qu'à force de se hisser à la hauteur du panier, ils ont peu à peu gagné en taille. Darwin explique ce fait par la sélection. Il y a un sélectionneur. Pour les êtres vivants, c'est la nature qui joue ce rôle. Avec cette différence qu'elle agit au hasard.
Les développements ultérieurs de la biologie donnent raison à Darwin. Les espèces évoluent à la suite de mutations génétiques. Celles-ci sont soudaines et fortuites. Elles ne sont nullement l'effet du milieu. L'information génétique, enfermée dans la cellule, est à l'abri de toute influence du milieu (sauf des radiations nucléaires). On comprend mieux pourquoi les transformations sont héréditaires. Si l'on coupe la queue d'une souris, sa descendance ne sera pas sans queue. En revanche, si c'est l'information génétique qui est affectée, alors il est naturel que les caractères nouveaux se transmettent. Ces mutations sont en quelque sorte des "erreurs" dans la copie du patrimoine génétique. Lorsque les cellules se divisent, elles donnent naissance à deux cellules dont l'ADN est identique. Mais il arrive que la copie ne soit pas parfaite, qu'une différence se glisse. Elle sera le plus souvent sans effet, ou nuisible, mais parfois profitable. Dans ce cas, elle se conservera puisqu'elle donne un avantage, en terme de reproduction, à celui qui en est porteur. Les adversaires de Darwin, et il en existe encore aujourd'hui, ont objecté que le hasard, à lui seul, ne pouvait pas expliquer l'évolution. En effet, comme l'ont souligné les finalistes, la nature semble bien faite, les organes de l'être vivant sont admirablement adaptés à leurs fonctions. Comment cette organisation pourrait-elle être le seul fruit du hasard? Le hasard, en général, fait plutôt mal les choses: les mutations que l'on observe (sous l'effet de radiations, par exemple), donnent le plus souvent des monstres et des malformations, rarement une transformation profitable. Au jeu des chiffres et des lettres, il est rare de tirer une combinaison de lettres qui forme un mot, dans l'ordre. Mais c'est sans compter que le hasard prend son temps. Il est vrai que les mutations sont l'exception; les mutations utiles sont encore plus rares. Mais l'évolution s'est déroulée sur plusieurs millions d'années. Comme seules les mutations utiles se conservent, il n'est pas si étonnant de constater le résultat qui est celui du règne vivant actuel.
Darwin a permis de découvrir une spécificité du vivant: l'évolution et l'imprévisibilité. Les espèces évoluent de façon fortuite, donc de façon imprévisible. Il a rendu possible une approche scientifique du vivant, en écartant tout finalisme (un certain Lyssenko a prétendu démontrer le lamarckisme, mais c'était une imposture de l'époque stalinienne). Sa thèse est reprise par les généticiens qui étudient l'évolution du point de vue de la chimie. En effet, l'information génétique est constituée par l'ADN, qui n'est autre qu'un acide. La double hélice est formée de sucres, phosphates, et de quatre bases. Ce sont des protéines qui sont "chargées" d'exécuter le code. L'évolution est donc expliquée par une science qui existait déjà, la chimie. Mais la biologie n'est pas de la biochimie. Elle ne se réduit pas à la chimie. Elle possède au moins deux caractères propres. Pour expliquer l'évolution, on ne peut pas se contenter des concepts de la chimie, on est obligé de recourir aussi à ceux de la science de l'information. On parle d'information génétique pour désigner le patrimoine génétique qui caractérise un individu. Pour désigner le "langage", commun à tous les êtres vivants connus, dans lequel les instructions sont données par la nature, on parle de code. Tout se passe comme si les instructions pour la bonne croissance de l'organisme étaient copiées, lors de la reproduction, puis décryptées et exécutées. Ce recours au vocabulaire de la théorie de l'information, l'analogie avec l'informatique, est une spécificité de la biologie. En outre, le vivant se caractérise par son imprévisibilité. Alors que la matière inerte obéit à des lois immuables [voir le cours sur liberté et déterminisme], le vivant jouit d'une certaine autonomie par rapport aux lois de la nature.

2. L'autonomie

L'autonomie (du grec auto, soi-même et nomos, la loi) est une forme de liberté, une liberté relative. Elle est le fait de se donner à soi-même ses propres lois. L'être vivant est autonome, car ses normes ne lui sont pas imposées du dehors, il est capable d'une certaine liberté par rapport à ses normes.
En physique, en astronomie, il y a des normes, des lois immuables. En revanche, le vivant n'est pas soumis de façon rigide à des normes fixes ayant valeur de lois. C'est la thèse développée dans le Normal et le pathologique (in la Connaissance du vivant) par Georges Canguilhem. Le vivant est capable de s'écarter de la normalité. Il est susceptible, notamment, d'être malade. La pathologie est une spécificité de l'être vivant. La comparaison du vivant avec la machine rencontre donc ici une limite: il n'y a pas de machines malades. La notion de "virus informatique" n'est qu'une image. La machine peut être en panne, mais pas malade. La machine obéit toujours à des lois, même lorsque qu'elle dysfonctionne. Tout phénomène mécanique est toujours explicable par une loi. L'ordinateur obéit à un programme; lorsqu'il est affecté par un virus, il est sous le contrôle d'un nouveau programme. L'être vivant, lui, peut s'écarter de la norme, être "anormal". La santé ne consiste pas à être soumis de façon rigide à une norme, mais plutôt à être capable d'un jeu par rapport à la norme, d'une adaptation par rapport au changement. Il y a une relativité des notions de normalité et de pathologie. Comme on l'a vu, la nature fait des essais au hasard, sans poursuivre aucune fin. Ces essais réussissent plus ou moins bien. Certains individus sont anormaux, si l'on entend par "norme" le type moyen, le plus courant, la moyenne, en un sens statistique. Mais si les conditions de vie viennent à changer, ce sont des individus porteurs d'une anomalie qui pourront mieux s'adapter, se reproduire, et devenir le type dominant, c'est-à-dire "normal". Par exemple, une anomalie de l'hémoglobine protège certains Africains du paludisme. Les individus trop bien adaptés à un milieu ne survivront pas à sa disparition. En cas de changement, c'est l'exception qui devient la règle. La notion de normalité est donc relative, elle n'a de sens que par rapport à un milieu. De même la notion de monstre. Elle a un sens esthétique, mais surtout un sens biologique: le monstre, c'est celui qui ne correspond pas à la norme. Mais si le milieu vient à changer, les individus normaux deviendront à leur tour des monstres. Il n'y a pas de différence essentielle entre l'être vivant normal et le monstre: tous deux sont des fruits du hasard. Simplement, l'un a réussi, il est bien adapté, l'autre non. En ce sens, tous les êtres vivants sont des "monstres normalisés", des monstres réussis. La production constante d'anomalies, de différences, parfois même de monstruosités, qui s'opère lors de la transcription du patrimoine génétique, est essentielle à la survie des espèces. Il est indispensable, pour que la vie se perpétue, qu'elle ne se fige pas, mais qu'elle produise constamment de la nouveauté. "La vie, c'est la création", dit Claude Bernard. La reproduction sexuée et particulièrement performante de ce point de vue. En réalité, elle n'est pas re-production, mais création: ce sont deux patrimoines génétiques qui se mélangent pour donner une nouvelle combinaison inédite de gènes. Il faut que la vie produise de la différence, de la nouveauté. C'est indispensable à chaque espèce. Hélas pour l'individu, ces différences sont souvent des handicaps. Mais elles sont la condition pour que l'espèce soit préparée à une nouvelle situation. "Il faut toujours qu'il y en ait un qui ait été malade et même fou pour que les autres n'aient pas besoin de l'être" (Thomas Mann, Docteur Faustus, chap. XXV). Les maladies génétiques sont une conséquence de cette propriété de la vie. La vie expérimente, à l'aveuglette. Elle produit des possibilités, dont la plupart sont inutiles ou nuisibles, mais dont la survie d'une espèce peut dépendre. C'est ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de biodiversité.

Conclusion

"Ce qui donne à la recherche biologique son parfum particulier, c'est l'opération incessante de la sélection naturelle (...) Pour cette raison, la biologie est un sujet très différent de la physique" (F. Crick[Note 2], Une vie à découvrir). La biologie ne se réduit pas à la biophysique ou à la biochimie, elle est bien une science à part entière, une discipline originale. C'est l'originalité de son objet qui lui confère son statut. L'être vivant a des propriétés qui n'appartiennent qu'à lui: son imprévisibilité et son autonomie. C'est aussi la difficulté propre de la biologie: son objet d'étude n'obéit pas à des lois aussi constantes que celles de l'astronomie. Cependant, il n'y a pas de contradiction dans les termes "science du vivant". Il y a bien une "logique du vivant". La vie obéit à des règles, mais pas à des lois aussi implacables que celles de la physique.
Cette originalité de l'être vivant nous oblige à le considérer autrement que la simple matière inerte. Le vivant n'est pas un objet comme les autres. Le matérialisme pouvait justifier que l'on traite le vivant comme la matière. L'animal n'est pas, comme le pensait Descartes, une machine. Milan Kundera exprime ainsi le matérialisme cartésien: "Lorsque l'animal gémit, ce n'est pas une plainte, ce n'est que le grincement d'un mécanisme qui fonctionne mal". Reconnaître son originalité impose de lui reconnaître un statut particulier. Parler de respect à l'égard du vivant est excessif, car c'est le mettre du même coup à égalité avec la personne: doit-on le même respect au chien et à son maître? De même qu'accorder des droits à l'être vivant: la notion de droit implique celle de devoir. Or l'être vivant est-il conscient de ses devoirs? Le droit implique un contrat que l'être vivant ne peut tenir. En revanche, on peut sans difficulté considérer que nous, êtres doués de conscience et de responsabilité, nous avons des devoirs envers les êtres vivants. Or, notre connaissance de la vie nous rend capables d'une action sur la vie. Les progrès récents de la biologie nous rendent capables de manipuler l'être vivant. Ce nouveau pouvoir nous impose de nous pencher sérieusement sur les questions éthiques qui en découlent.

Notes:
1. 1809-1882.
2 Prix Nobel. C'est lui qui a découvert, avec Watson, la structure de l'ADN (en double hélice).
Bibliographie:
Lucrèce, De la nature
Canguilhem, la Connaissance de la vie
Kant, Critique du jugement, II
Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
François Jacob, la Logique du vivant