Introduction
La propriété a d'abord un sens purement juridique. M'appartient ce que l'on m'a vendu en vertu d'un contrat en bonne et due forme. Mais tout l'ensemble de ces biens que je possède, en ce sens que j'en suis le propriétaire légal, rien ne m'en garantit une possession durable. Je peux à tout moment en être dépouillé. Ma richesse est à la merci d'un revers de fortune. Et quoi qu'il arrive, tout bien matériel est forcément périssable, à plus ou moins longue échéance. Je finirai par en être dépossédé. Donc ces biens ne sont miens que de façon contingente, et non nécessaire. Quant à mon corps, il semble que l'on puisse lui appliquer la même réflexion. Il est mortel. Il peut subir une mutilation, rien ne m'assure de le conserver dans son intégrité, il est à la merci d'une violence ou d'une maladie. De plus, il est offert au pouvoir des autres qui peuvent l'entraver dans ses mouvements, par exemple l'enchaîner. L'esclave n'est pas maître de son corps. Mais, si mon corps n'est pas entièrement dépendant du pouvoir de ma volonté, en revanche, ma volonté, elle, semble m'appartenir, au même titre que toutes les facultés ou les dons de mon esprit. Personne ne peut contraindre ma pensée. Elle n'est pas un bien extérieur, mais ce que j'ai de plus intime. Ma pensée, du moins, semble réellement à moi. Cependant, cette assurance que j'éprouve de posséder ma pensée n'est-elle pas trompeuse? Quand je reprends sans réfléchir les paroles d'autrui, ou lorsque je répète un lieu commun, puis-je dire que ma pensée est mienne? Or, j'ai nécessairement des préjugés. Tout homme a d'abord été enfant et a eu des tuteurs, dont il a reçu une éducation qui va l'influencer, peut-être à son insu. Si ma pensée dépend tellement de ce que les autres en ont fait, peut-on dire encore qu'elle est mienne? Mais si même ma pensée ne m'appartient pas de façon absolue, alors, qu'est-ce qui est à moi?
De tous les biens matériels que je possède légalement, aucun n'est réellement à moi[1], car il ne dépend pas de moi seul de les conserver. Les stoïciens nous invitent à distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n'en dépend pas. Or, aucun de ces avoirs n'est à l'abri d'un coup du sort. Et il faut compter le corps au nombre de ces biens dont la possession est provisoire. "En réalité, ne l'oublie pas, ce corps n'est pas proprement tien; ce n'est que de l'argile habilement pétrie" (Epictète, Entretiens, I, 1). D'où la sagesse stoïcienne, qui recommande de ne s'attacher à aucun de ces biens périssables, afin de ne pas risquer de souffrir de leur perte éventuelle. Epictète conseille de ne pas nous attacher davantage à notre corps, c'est-à-dire de ne pas craindre la mort. Qu'est-ce donc qui est à moi? Ce qui dépend de moi, c'est-à-dire tout ce qui relève de l'esprit. Par exemple nos désirs, notre volonté ou notre pensée. L'esclave, dans les fers, reste libre dans la mesure où l'on ne peut lui retirer la possession de ses idées ou de ses rêves. Mes pensées, personne ne peut les penser à ma place. Toute pensée, par exemple la simple idée que je pense, comme l'a montré Descartes, est purement subjective, purement personnelle.
Toutefois, il existe des façons sournoises, insidieuses, pour faire accepter par autrui une idée qui n'est pas la sienne. Ces méthodes sont employées dans la propagande. Mes pensées elles-mêmes sont-elles donc à moi?
Elles-mêmes ne sont pas tout à fait à l'abri des tentatives pour m'asservir. On peut ainsi, sans violence, amener un peuple à admettre une idéologie (Hitler a été élu de façon démocratique). Mon esprit n'est pas étanche à toute influence extérieure. Cette réalité qu'est le conformisme social le prouve. L'homme a naturellement tendance à se conformer à l'attitude ou au point de vue du groupe auquel il appartient. C'est ce qui explique, dans chaque classe de la société, une certaine uniformité des goûts ou des opinions politiques. Les expériences de psychologie sociale de Asch sur le conformisme, réalisées en 1951, le confirment. On montre à un groupe un dessin qui représente plusieurs lignes et on leur demande lesquelles sont égales entre elles. Parmi les membres du groupe, tous, sauf un, sont complices de l'expérimentateur qui leur a demandé de donner la même réponse fausse. La plupart du temps, le sujet, qui ignore la supercherie, sous la pression des autres, doute du témoignage de ses propres sens. Peu de gens sont capables de résister à la pression d'une opinion publique unanime contre eux. Les résistants ou les dissidents sont rarement isolés, ils reçoivent le soutien d'un groupe. Il faudrait être surhumain, ou complètement entêté, pour continuer de penser que l'on a raison seul contre tous. Bakounine, dont les positions anarchistes l'ont amené à réfléchir à la notion d'autorité, souligne la puissance de l'opinion publique: celle-ci, parce qu'il est impossible de résister au désaccord de tous, constitue un rempart contre le crime. Mais elle est aussi un frein à l'innovation. Tocqueville dénonce, lui, les inconvénients de ce pouvoir de l'opinion publique sur les esprits. Il constate en effet une absence de liberté de penser en Amérique - non en droit mais en fait. Certes, la liberté de pensée est affirmée dans les textes de loi. Un écrivain a le droit de critiquer la majorité. Mais il sera mis au ban de la société, il ne recevra aucun soutien, on n'osera pas dire qu'on l'approuve par peur d'être isolé, de s'attirer l'hostilité de la plupart. Ces faits révèlent que ma pensée dépend plus que je ne le crois de celle des autres.
En outre, j'ai forcément des préjugés, hérités de mon éducation. J'ai eu des parents et des maîtres. J'ai conservé de l'éducation reçue certaines habitudes de pensée et certaines idées, sans peut-être avoir conscience de leur origine. Mais, justement, cette inconscience témoigne de ce que je ne les possède pas. L'éducation et la culture jouent un rôle considérable sur la constitution d'une personne. "L'homme est ce que l'éducation fait de lui", dit Kant. Sans autrui, l'enfant n'acquiert pas la faculté de parler, ni la conscience de soi, ni la capacité de raisonner. Par conséquent, ce que je suis, j'en suis redevable à d'autres hommes. Une réflexion sur l'origine de ce qui constitue mon être le plus intime, mes pensées, révèle ma dette à l'égard de mes parents.
Donc, mes pensées ne sont pas absolument à moi, puisqu'elles ne sont pas indépendantes de celles des autres. Soit. Mais, dira-t-on, mes pensées ne sont tout de même pas, au même point que les choses matérielles, livrées aux aléas de la fortune. Si j'ai une maison, elle peut être ruinée par une catastrophe naturelle. Mes pensées, elles, sont à l'abri du temps qu'il fait. C'est à voir. Montesquieu affirme que les différences de caractère des peuples sont à comprendre à partir de l'étude des conditions géographiques, notamment climatiques. Et il est clair que le climat a une action sur l'humeur: suicides et dépressions sont plus ou moins nombreux selon les saisons.
Mes pensées elles-mêmes, qui semblaient être ce que j'ai de plus intime, ne sont donc pas dépendantes de mon seul vouloir. A plus forte raison, mes désirs ou mes rêves, qui sont moins rationnels et qui expriment une part obscure de moi-même. Faut-il en conclure que rien n'est à moi de façon certaine, puisque tous mes biens, y compris mes idées, dépendent du hasard et de l'action des autres?
C'est plutôt que ma pensée ne m'appartient que dans la mesure où je fais un effort d'appropriation. M'appartiennent les idées que j'ai faites miennes. Une idée reçue, une idée toute faite, si je l'ai repensée, ainsi, je la fais mienne. Si j'ai lu Descartes et que j'ai réeffectué de façon critique sa propre démarche pour finalement reconnaître qu'elle résiste aux objections les plus fortes, je me la suis ainsi réappropriée. Cela signifie cependant que rien n'est à moi de façon définitive et incontestable. Il n'est rien qui me soit donné une fois pour toutes. Ma pensée ne m'appartient que dans la mesure où je poursuis cet effort d'appropriation. Ce travail, qui est celui de la pensée, ne sera jamais achevé. Car si je cesse de penser mes opinions, je laisse la place libre aux préjugés. Cette possession dépend donc d'un effort continu. Il s'agit plutôt d'une appropriation que d'une possession, car elle consiste en un patient processus, et non un acquis définitif. Ce travail doit consister en un effort de connaissance pour découvrir ce que j'ignore et qui pèse sur ma pensée à mon insu - par exemple des motifs inconscients qui ne pourront être mis à jour que par l'étude de soi. Ainsi seulement je peux devenir maître de moi. C'est seulement, par exemple, si j'ai conscience que le fait d'appartenir à tel milieu est susceptible de m'influencer à mon insu que je peux espérer résister et me libérer de ce conditionnement. Ce qui est réellement à moi, ce n'est donc pas ce que j'ai reçu passivement. Mon hérédité, mon naturel, serait-on tenté de croire, cela est à moi parce que c'est inné, cela m'accompagne de la naissance à la mort. En réalité, est à moi ce qui a fait l'objet d'un effort d'appropriation. De plus, il n'est pas grand chose d'humain qui soit absolument inné et indépendant de la culture. Même ce qui paraît le plus biologique, le plus instinctif, comme la sexualité, relève d'un apprentissage. Ainsi l'érotisme, comme recherche d'une satisfaction psychologique indépendante de cette fin naturelle qu'est la reproduction de l'espèce, ne se confond pas avec le pur instinct sexuel. Par conséquent, non seulement mon esprit, mais aussi mon corps peut faire l'objet d'un travail, qui sera sans doute toujours inachevé, de culture et d'appropriation. Mon corps, s'il est un objet matériel périssable, n'est tout de même pas identique aux choses, ne serait-ce que parce qu'il est mon corps. Il n'est pas pour moi un simple organisme, mais une conscience incarnée.
On pourra aussi justifier, par cette même idée de travail, la notion de propriété privée. Aucune possession ne peut être éternelle. Mais qu'est-ce qui, du moins, rend une propriété légitime? Ce qui justifie un droit sur une terre, ce n'est pas d'avoir été le premier à l'occuper. C'est le travail accompli. Le paysan qui l'a rendue fertile grâce à ses efforts semble plus justifié à la tenir pour sienne que celui qui l'a simplement reçue en héritage.
Conclusion
Il est tentant de répondre rapidement que seule ma pensée m'appartient, alors que les biens matériels, au nombre desquels il faut compter le corps, ne me sont que prêtés. Mais ma pensée elle-même ne peut être mienne que si je l'exerce afin de la libérer de ce qui, en elle, est impensé.
Note:
1. On pourrait aussi justifier cette affirmation en termes politiques, à partir d'une critique de la propriété privée (Proudhon : "La propriété, c'est le vol").