Si l'écrivain péruvien a bien mérité le Nobel de littérature, c'est bien sûr pour la qualité de son œuvre littéraire mais aussi et surtout pour son infatigable combat en faveur de la liberté. Le point de vue de la chroniqueuse péruvienne Patricia del Río.
Personne ne conteste que le prix Nobel soit attribué à un écrivain pour l'excellence de sa création littéraire. Et aucun doute n'est possible en ce qui concerne l'œuvre de Mario Vargas Llosa : elle fait partie de ce qu'il s'est produit de meilleur dans le monde au cours des quarante dernières années. Ses romans sont l'œuvre d'un créateur génial, mais avant tout d'un écrivain maladivement méthodique, capable d'édifier des mondes à force d'inspiration et de beaucoup de travail. Vargas Llosa nous a offert des dictateurs pervers, des prostituées attendrissantes, des universitaires idéalistes, des guérilléros hallucinés, des peintres amateurs de putes. Il nous a dépeint le Pérou des puissants, mais aussi celui de l'oppression, et nous a donné à voir l'Amérique latine de l'exubérance et de la folie. On pourrait écrire des pages et des pages sur son œuvre, sans parvenir à composer davantage qu'un pâle portrait de sa grandeur. Voilà pourquoi il faut le lire. Le lire, simplement, et permettre à sa littérature de changer notre vie.
Néanmoins, sans enlever un iota d'importance à sa création littéraire, si l'on me demandait de citer une qualité qui lui vaut de mériter le prix Nobel de littérature qu'il vient de recevoir [le 7 octobre], je choisirais sans hésiter la passion de ses idées. Depuis des années, Vargas Llosa nous a prouvé, à nous Péruviens, mais aussi au monde entier, que sa spécialité n'est pas d'écrire paisiblement, coupé de la réalité, dans la chaleur douillette d'un bureau de Madrid ou de Paris. Lui qui aurait pu devenir un créateur narcissique, a abandonné l'espace de confort que son talent lui offrait pour assumer tous les engagements que lui dictaient ses principes. Sa conviction inébranlable est que l'être humain est libre et qu'aucun pouvoir, ni politique ni économique, ne peut porter atteinte à cette liberté fondamentale. Cette vision l'a conduit à prendre position pour des causes très souvent impopulaires ou inconfortables.
Rien que dans notre pays, abstraction faite de ses croisades internationales, il a accepté des missions d'une grande complexité, comme la présidence de la commission d'enquête sur le triste massacre d'Uchuraqay [un petit village de la Puna péruvienne où, le 26 janvier 1983, 40 villageois assassinèrent huit journalistes appartenant à divers quotidiens nationaux qui enquêtaient sur des massacres commis par la guérilla du Sentier Lumineux], ou la direction du mouvement d'opposition à la nationalisation du secteur bancaire sous le premier mandat du président Alan García, ou encore la dénonciation de cette atteinte à la démocratie que furent les premières années de la présidence d'Alberto Fujimori. Encore dernièrement, dans une lettre extrêmement dure adressée au chef de l'Etat [l'ancien président Alan García élu de nouveau à la présidence en juin 2006], il a exigé l'abrogation du décret-loi n°1097 qui offrait l'impunité aux auteurs de violations des droits de l'homme.
Beaucoup se demanderont pourquoi il fait tout cela. Certains esprits mesquins ont osé suggérer que ce parcours d'engagement s'inscrivait dans une longue campagne pour gagner le Nobel. Ceux-là n'ont rien compris. Ou alors c'est simplement qu'ils ne l'ont pas lu, car la réponse se trouve dans les pages de sa littérature : c'est cette passion qu'on y voit à l'œuvre, qui lui permet de construire des mondes possibles et qui le contraint à agir pour que le monde réel, celui dans lequel nous vivons, devienne un monde meilleur, plus humain, plus juste peut-être.