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Le pillage pétrolier du Nigeria par Theophilus Abbah

Dernier volet de notre série consacrée au cinquantenaire de l’indépendance africaine, avec le regard du journaliste nigérian Theophilus Abbah.

Malgré les trente ans qui se sont écoulés depuis, la rencontre entre Nicholas Idoko et les élèves de seconde année de l’école primaire d’Okpo, dans l’Etat de Kogi situé au centre du Nigeria, reste gravée dans ma mémoire. C’était un matin brumeux, tandis que les premiers rayons du soleil luttaient avec la rosée annonciatrice des vents de septembre. Ce jour-là, Monsieur Nicholas, qui devait avoir juste entamé sa trentaine, nous avait rassemblés dans la classe pour une leçon spéciale: apprendre l’hymne national en vue de la célébration de l’indépendance du Nigeria, le 1er octobre.

Une canne à la main, Monsieur Nicholas se tenait devant le tableau noir pour répéter avec nous chaque ligne du refrain.
Nigeria, nous te saluons
Notre cher pays natal
Divers par ses tribus et ses langues
Mais uni dans la fraternité
Tous Nigérians, et fiers de servir
Notre Mère Patrie souveraine

Avec un de ses yeux mi-clos et sa petite taille, il nous apparaissait plutôt comme un personnage comique. Mais la canne qu’il tenait dans la main et la façon qu’il avait d’attraper les enfants indisciplinés avant même qu’ils aient réussi à lui jouer un tour inspiraient le respect; nous avions l’impression qu’il disposait d’un pouvoir magique pour détecter les élèves désobéissants.

Cette scène remonte à 1975, soit quinze ans après que le Nigeria se fut affranchi de la tutelle britannique en 1960. Sur le moment, je n’avais pas compris la portée de l’événement, il manquait encore quelques années à mon éducation.

Dans les classes d’Histoire de première et seconde primaires, j’ai appris ce qu’il en était du commerce d’esclaves aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand l’homme noir était embarqué comme un singe vers l’Europe ou les Etats-Unis pour y devenir un travailleur forcé. J’ai aussi appris qu’au XIXe siècle s’était développé un phénomène appelé colonialisme, où le continent africain fut découpé en tranches, comme un pain, par quelques pays européens. Les Anglais avaient obtenu le Nigeria, ce qui signifiait qu’ils contrôlaient la façon dont nous pensions, dont nous nous comportions, et déterminaient ce qui arrivait à notre peuple jusqu’à cette année 1960 où le pays devint indépendant, souverain.
Il m’a fallu presque deux décennies d’apprentissage scolaire pour saisir pleinement la signification et l’importance du chant que Monsieur Nicholas nous avait appris, il y a plus de trente ans.

Que m’a apporté l’indépendance du Nigeria? Pour répondre à cette question, j’aimerais évoquer une expérience personnelle datant de 1999. Cette année-là, je suis allé en Inde – c’était le premier voyage que j’effectuais à l’étranger. Je fus impressionné par le développement socio-économique de New Delhi, mais je ne pouvais profiter de l’essentiel de ces avantages, parce que je n’étais pas un citoyen indien. Plus tard, j’ai voyagé dans une douzaine d’autres pays. Tous si formidables, si beaux – mais j’y restais un étranger, un outsider.

C’est peut-être de cette perspective que j’apprécie la valeur du Nigeria. Le fait que j’y ai trouvé un travail; que j’y ai accès à des services médicaux; que je peux y voter et choisir un candidat comme président; que j’ai pu y suivre l’éducation que je voulais; que je peux m’associer librement avec les gens de mon pays; et que je peux y exprimer mes opinions sur des enjeux nationaux sans obstacle. Tels sont les bénéfices inestimables de l’indépendance.

En tant que pays, le Nigeria a largement raté son développement économique parce que la plupart de ses nombreuses ressources minières restent inexplorées. Quant au pétrole, qui aurait pu nous mener sur la voie du développement, sa richesse est tout simplement gaspillée. Tandis que des pays comme la Malaisie, l’Indonésie, la Corée du Sud et d’autres ont ajouté de la valeur à l’économie qu’ils avaient reprise des mains des Européens, celle du Nigeria a reculé.

Aujourd’hui, 70% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, selon les statistiques publiées par la Banque centrale en décembre 2009. A l’autre extrême, quelque 400 milliards de dollars ont été volés par les dirigeants depuis 1960, estime l’agence nationale anti-corruption, la Commission des crimes économiques et financiers (EFCC). Un des pays suspectés d’abriter une part de cette somme gigantesque est la Suisse, dont le système bancaire maintient le type de secret qui protège les fonds des dépositaires. L’EFCC poursuit de nombreux Nigérians pour blanchiment d’argent et des délits similaires.
Le gaspillage de la richesse pétrolière est manifeste dans le délabrement des systèmes éducatif et sanitaire, dans l’agriculture et des infrastructures, dans les secteurs manufacturiers et industriels aussi. Il n’existe pas de statistique fiable sur le taux de chômage, mais le fait que le jeune Nigérian typique ne rêve que d’émigrer vers un autre pays (même africain) en dit long sur son niveau insupportable.

Le plus désastreux dans l’histoire récente du Nigeria est qu’aucune science ou technologie – de source interne ou externe – n’y a été développée pendant toutes ces années. Il en résulte, entre autres exemples, un taux de mortalité incroyablement élevé. A l’époque pré-coloniale, des sages-femmes traditionnelles assistaient les parturientes dans les populations Igala du Nigeria central et septentrional. Le système médico-social a relégué ces aides efficaces à l’arrière-plan, et un grand nombre de jeunes femmes meurent désormais entre les mains d’un personnel inexpérimenté. Un rapport de l’ONU de 2009 indique qu’en moyenne, 114 femmes meurent chaque jour au Nigeria juste avant ou pendant l’accouchement.

Un phénomène pénible est la mort graduelle des langues et cultures locales. Beaucoup de jeunes, en particulier ceux nés dans les villes, ne connaissent plus la nourriture de leur lieu d’origine, leurs liens familiaux, l’histoire de leur groupe ethnique et clanique. Certains ne savent même plus parler la langue de leurs parents! Des linguistes craignent l’extinction pure et simple de nombreux dialectes nigérians, conséquence néfaste de l’irruption de la culture européenne dans le système culturel africain.

Le pire est que la manne pétrolière a été un facteur de crises: violences dans le delta du Niger, corruption, népotisme – le tout permettant aux compagnies pétrolières internationales d’encaisser des profits injustifiés tout en détruisant l’environnement. L’accent a été mis sur l’exportation de pétrole brut et l’importation massive de produits manufacturés. Toutefois, grâce à la consolidation de la démocratie et aux activités des organisations de la société civile, de nombreux changements socio-économiques sont en cours, une indication qu’il y a une lumière au bout du tunnel.

Theophilus Abbah Nigeria