L’AFRIQUE ET LE MONDE ARABO-BERBÈRE
Cheikh Anta Diop, ce grand savant
Cheikh Anta Diop était un savant universel et un humaniste
Toute son oeuvre milite en faveur de l’Unité de l’Afrique, en se fondant sur une mémoire vivante du patrimoine et une conscience historique vigilante.
Nombre de pays africains et arabes en cette année 2010 commémorent le 50e anniversaire de leur indépendance. Une des figures intellectuelles de l’Afrique du XXe siècle parmi les plus décisives, dans l’élaboration de doctrines et de concepts qui mettent à nu les falsifications, de l’ordre étranger colonial dominant, est le Cheikh Anta Diop. Il est né en 1923 à Caytou, un village du Sénégal. L’Afrique à l’époque était sous la domination coloniale européenne qui a pris le relais de la traite négrière atlantique initiée au XVIe siècle.
Le berceau des civilisations est l’Afrique
La violence dont l’Afrique était victime avait plusieurs formes, militaire, politique, économique et culturelle. Des intellectuels et institutions d’Europe accompagnent les opérations et affirment leur racisme en proclamant l’infériorité intellectuelle du Nègre et de l’Arabe. La vision coloniale d’une Afrique irrationnelle, ahistorique et sous-développée par essence, définit ses habitants comme irresponsables et infra humains. Ces injustices et ces contrevérités choquent Anta Diop. Il visait à démontrer que le berceau des civilisations est bien l’Afrique et la région proche, de La Mecque à Baghdad, du Nil au Sahara algérien. Cela signifie que sa renaissance est possible. Cela implique pour ce savant africain l’éveil de la conscience historique de tous les Africains, afin de leur rendre leur patrimoine, leur fierté et leur dignité. Il s’attellera à ce travail grandiose avec un sens élevé de l’amour de l’Afrique, de la science et de la culture.
Dans le contexte colonial de violence extrême et de discours mensongers, Cheikh Anta Diop remarque par exemple que l’Égypte ancienne et l’Afrique du Nord, par les historiens et géographes européens, sont exclusivement rattachés au monde méditerranéen cherchant à les couper de leur milieu et origine africains. Il fait des études supérieures pluridisciplinaires qui lui permettent un savoir approfondi de sa culture et celle de l’Europe. Sa connaissance du wolof, sa langue maternelle et de l’arabe langue de sa foi de musulman, et du français, outil de son mode de communication, lui ouvriront les portes de la civilisation africaine, le familiarise encore plus avec le monde arabo-berbéro-musulman et lui faciliteront des ponts entres les peuples.
L’indépendance nationale, le but suprême
De par ces centres d’intérêt, sa méthode de recherche fondée sur le comparatif et l’investigation transversale, et de par ses principes moraux, Cheikh Anta Diop était un savant universel et un humaniste. Toute son oeuvre milite en faveur de l’Unité de l’Afrique, en se fondant sur une mémoire vivante du patrimoine et une conscience historique vigilante. Il ne cessait de vouloir reconstituer scientifiquement le passé de l’Afrique et de travailler à la restauration de la conscience historique.
Dès 1952, dans le bulletin mensuel de La Voix de l’Afrique noire, par un article intitulé «Vers une idéologie politique africaine», Cheikh Anta Diop pose pour la première fois en Afrique, sous leurs multiples aspects, culturels, économiques, sociaux, les principes de l’indépendance nationale et de la constitution d’une fédération d’États démocratiques africains, à l’échelle continentale.
L’indépendance nationale, ce concept suprême, doit être réappris et expliqué aux nouvelles générations.
Au moment où Cheikh Anta Diop entreprenait ses premières recherches historiques dans les années quarante, l’Afrique noire ne constitue pas «un champ historique intelligible», selon expression de l’historien britannique Arnold Toynbee. Il est significatif qu’au seuil des années 60, dans le numéro d’octobre 1959 du Courrier de l’Unesco, l’historien anglo-saxon Basile Davidson introduit son propos sur la ´´Découverte de l’Afrique´´ par la question: ´´Le Noir est-t-il un homme sans passé?´´
Cheikh Anta Diop refuse l’amnésie au sujet de l’Afrique et le schéma occidental de la lecture de l’histoire humaine. En conséquence, il s’est attelé à élaborer, pour la première fois, une lecture capable de rendre compte de l’évolution des peuples africains, dans le temps et dans l’espace. Avec Cheikh Anta Diop un ordre intellectuel nouveau est né dans la compréhension du fait culturel et historique africain. Il lie profondément les deux mondes arabo-berbère et africain.
Bâtir l’avenir de l’Afrique
Il rappelle que les différents peuples africains sont des peuples «historiques» avec leur État et civilisation: les pays du Maghreb, l’Égypte, la Nubie, Ghana, Mali, Zimbabwe, Congo, Bénin, et d’autres encore. Il traduit leurs cultures, leurs arts, leurs coutumes. A travers ce patrimoine pluriel, il tente de cerner avec précision et preuves l’unité culturelle africaine. Il ne se tourne pas seulement vers le passé lointain, mais vers l’avenir, il vise la Renaissance de l’Afrique, en critiquant, preuves à l’appui, les mythes falsificateurs. En ces temps de l’hégémonie du Nord, il est temps de se souvenir des leçons du Cheikh Anta Diop pour bâtir l’avenir de l’Afrique. Nations nègres et Culture - De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique d’aujour-d’hui- que publie en 1954 Cheikh Anta Diop aux éditions Présence Africaine, est le livre fondateur d’une écriture scientifique de l’histoire africaine. La reconstitution critique du passé de l’Afrique devient possible grâce à l’introduction du temps historique et de l’unité culturelle. La restauration de la conscience historique devient elle alors aussi possible.
La première question de ce livre fondamental est: Comment se pose le problème de l’histoire Africaine? Il considère que des trous dans l’histoire, notamment au-delà de 2300 ans, existent du fait que l’on aborde mal les questions. Il prouve que du Maghreb antique à l’Ethiopie ce sont les Africains noirs qui ont fait l’histoire. Tout comme le Royaume du Ghana a surgi et dominé longtemps après ces périodes fastes. L’Afrique s’est peuplée à partir de la vallée du Nil et du Sahara du temps où il était riche en Eau. Il examine avec minutie tous les travaux internationaux sur la question. Il traite de L’origine de l’homme et ses migrations. Parmi les questions traitées: l’ancienneté de l’homme en Afrique, le processus de différentiation biologique de l’humanité, le processus de sémitisation, l’émergence des Berbères dans l’histoire, l’identification des grands courants migratoires et la formation des ethnies africaines. Il s’intéresse en particulier à la parenté Égypte ancienne/Afrique noire/ Sahara. L’Algérie en particulier a participé grandement à cette civilisation. La parenté est étudiée sur la base de l’idée de peuplement de la vallée du Nil, la genèse de la civilisation, la parenté culturelle, les structures sociopolitiques, le début de l’écriture. Anta Diop se concentre sur l’évolution des sociétés.
Plusieurs développements sont consacrés à la genèse des formes anciennes d’organisation sociale rencontrées dans les aires géographiques méridionales (Afrique) et septentrionale (Europe), à la naissance de l’État, ainsi qu’à leur évolution respective, aux modes de production, aux conditions qui ont présidé à la Renaissance européenne. Ainsi, ce qui compte est de démontrer clairement que l’apport de l’Afrique à la civilisation est décisif.
Faire avancer la science historique
Pour sortir l’Afrique du paradigme ahistorique dans lequel anthropologues et africanistes européens l’avaient confinée, Cheikh Anta Diop adopte une méthodologie de recherche qui s’appuie sur le comparatisme critique et la pluridisciplinarité. La nouvelle méthodologie en matière d’histoire africaine que préconise et met en oeuvre Cheikh Anta Diop dans ses travaux, est exposée ensuite dans son livre Antériorité des civilisations nègres - mythe ou vérité historique
En 1970, l’Unesco sollicite Cheikh Anta Diop pour devenir membre du Comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l’Afrique. Son exigence d’objectivité le conduit à poser trois préalables à la rédaction des chapitres consacrés à l’histoire ancienne de l’Afrique. Les deux premiers consistent en la tenue d’un colloque international, organisé par l’Unesco, réunissant des chercheurs pour d’une part, traiter de l’origine des anciens Égyptiens, et d’autre part faire le point sur le déchiffrement de l’écriture méroïtique.
Une confrontation des travaux de spécialistes du monde entier lui paraissait indispensable pour faire avancer la science historique. Le troisième préalable est pratique, il demande l’ouverture de lignes aériennes de l’Afrique afin de restituer les voies anciennes de communication du continent. Le colloque eut lieu au Caire en 1974, organisé par l’Unesco dans le cadre de la Rédaction de l’Histoire générale de l’Afrique, le colloque intitulé: ´´Le peuplement de l’Égypte ancienne et le déchiffrement de l’écriture méroïtique´´.
Depuis 1974, les découvertes archéologiques, les études linguistiques, les études génétiques, l’examen de la culture du patrimoine, l’étude sociologique confirment les recommandations du colloque. De plus, grâce aux travaux de Cheikh Anta Diop, dans le domaine de l’égyptologie, une communauté savante africaine s’est constituée. Alors que jusqu’à 1970, Cheikh Anta Diop travaillait en solitaire. La réécriture de l’histoire de l’Afrique et partant de l’humanité, sur des bases strictement objectives est aujourd’hui une réalité, malgré les difficultés, de par l’oeuvre grandiose de ce digne fils de l’Afrique.
L’Afrique réconciliée avec son passé pour se projeter dans l’avenir, reste un but de toujours. Il était passionné par la diffusion du savoir et de l’écriture. En 1981, Cheikh Anta Diop est nommé professeur d’histoire associé à la Faculté des lettres et sciences humaines de Dakar, vingt-sept ans après la parution de Nations nègres et Culture, vingt et un an après son doctorat d’État. Il y enseignera jusqu’à sa disparition en 1986. Son oeuvre si riche se présente comme le socle même de la renaissance politique et culturelle de l’Afrique.
Mon ami Abdelkader Djeghloul, trop tôt disparu, songeait à faire rééditer les ouvrages du Cheikh Anta Diop, épuisés pour certains. L’Algérie a toujours rendu un hommage bien mérité aux dignes fils de l’Afrique. Sans une mémoire vivante produite par un système éducatif propre à nos pays, il est difficile d’affronter l’avenir.