Pendant la guerre froide
Lorsque les divisions entre les vainqueurs de 1945 se firent jour, l'opinion suisse, dans sa grande majorité, se trouvait dans le camp de l'Occident : la mainmise des Soviétiques sur l'Europe de l'Est, la répression en Hongrie (1956), en Tchécoslovaquie (1968), en Pologne (1980), suscitèrent des vagues d'anticommunisme ; 12'000 Hongrois furent accueillis.
La neutralité de la Confédération la tint à l'écart de l'OTAN, mais la Suisse participa au Plan Marshall pour la reconstruction de l'Europe. Des deux Etats allemands, la Suisse ne noua, jusqu'en 1972, de relations qu'avec celui qu'elle considérait comme bénéficiant d'une légitimité démocratique. En revanche, elle reconnut dès 1950 la Chine communiste, dont la mission à Berne fut pendant une dizaine d'années le centre de l'activité diplomatique de cette puissance en Europe occidentale.
A partir de 1953, des officiers suisses participèrent au contrôle de l'armistice en Corée. Dès 1972, la Suisse adhéra à la politique des «droits de l'homme» inaugurée à Helsinki ; avec la Suède, l'Autriche, la Finlande, la Yougoslavie, Chypre et Malte, elle formait le groupe des « neutres et non-alignés » au sein de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).
En marge de l'ONU
Nombreux étaient les Suisses qui avaient cru en la SDN. Ils furent échaudés par l'expérience ; au reste, l'ONU n'avait pas invité lors de sa fondation les Etats restés à l'écart du conflit mondial ; elle n'admettait pas non plus le statut de neutralité intégrale. Pourtant, la Suisse fit partie des organismes de caractère technique ou humanitaire (OIT, Unesco, etc). Elle appliqua en 1990 l'embargo économique décrété par l'ONU contre l'Irak, mais refusa, lorsque le conflit devint aigu, le survol de son territoire aux appareils américains. Elle assumait volontiers la représentation de pays tiers auprès d'Etats qui avaient rompu avec eux les relations diplomatiques, tels les Etats-Unis à Cuba ou en Iran.
Les conférences internationales qui ont lieu à Genève ne se comptent plus, des «quatre grands» en 1955 à la rencontre Reagan-Gorbatchev en 1985. La Suisse offrit aussi ses «bons offices» à plusieurs reprises : lors des pourparlers d'Evian destinés à mettre fin à la guerre d'Algérie, en 1962, elle hébergea sur sol vaudois la délégation algérienne, qui traversait chaque jour le Léman par hélicoptère pour se rendre à la table des négociations. La Tessinoise Carla Del Ponte assume la fonction de procureur auprès du Tribunal pénal international pour les crimes de guerre commis en ex-Yougoslavie.
Petit à petit, le Conseil fédéral et la classe politique se rallièrent à une adhésion à l'ONU et s'employèrent à persuader le corps électoral ; mais, lors de la votation populaire en 1986, ils se heurtèrent à un refus massif ; de même la présence de Suisses parmi les « casques bleus » internationaux fut repoussée en 1994.
La Suisse hors de l'Europe
Les mêmes réflexes d'abstention, pour ne pas dire d'isolationnisme, ont joué dans la question de l'intégration à l'Europe. La Confédération a fait partie, dès le début, des institutions de caractère purement économique ; depuis 1963, elle est représentée au Conseil de l'Europe ; elle a ratifié en 1974 la Convention européenne des droits de l'homme et a dû parfois se plier à des arrêts de la Cour de Strasbourg.
Par contre elle n'adhéra pas au Marché commun et fut un des membres fondateurs en 1959 de l'Association européenne de libre-échange, moins contraignante. Une évolution semblait se dessiner : après avoir exercé une activité discrète au sein de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et signé des accords de libre-échange avec la Communauté européenne (1972), la Suisse déposa en 1992 une demande de négociations en vue d'une éventuelle adhésion à l'Union européenne ; des lois furent adaptées pour devenir «eurocompatibles» ; on crut avoir trouvé une solution de transition par l'Espace économique européen, lorsque se produisit en décembre 1992 le coup de tonnerre du refus, en votation, de cet accord ; les partis y étaient tous favorables, sauf l'extrême-droite et une frange de l'UDC, conduite par Christoph Blocher, qui s'avéra être un tribun redoutable et entraîna une majorité, infime dans le peuple (50,3 %), beaucoup plus large parmi les cantons (16 contre 7).
Le scrutin révéla un «fossé» entre Romands, favorables à 80 % et Alémaniques, opposés à 60 %, entre villes et «Suisse profonde» aussi. Le pays, très isolé (ses partenaires de l'AELE se réduisent à la Norvège, à l'Islande et au Liechtenstein qui, eux, ont accepté l'EEE), entreprit de difficiles négociations bilatérales qui ont abouti à deux séries d'accords. Les premiers (1999) concernaient la libre circulation des personnes, une libéralisation du trafic des camions et des transports aériens, la coopération scientifique, la reconnaissance des diplômes. Munis de «mesures d'accompagnement» destinées à ménager une prudente tradition, ils furent ratifiés en 2000 par 67 % des votants et 21 cantons ; le Tessin fut le seul canton à s'y opposer nettement par crainte de la concurrence italienne, d'une pression sur les salaires, de l'infiltration de la criminalité organisée.
Ils furent complétés en 2004 par une deuxième série qui portait sur des sujets allant de la formation de la jeunesse à la coopération en matière d’environnement et de statistique, et surtout dans les domaines de la police, de la justice et de l’asile (accords Schengen/Dublin). Soumis au referendum, ces derniers furent acceptés en 2005 par 54,6 % des votants. Le principe de la libre circulation des personnes a en outre été étendu aux nouveaux pays membres de l’Union européenne.
Un (petit) pas en avant
Si l'issue de ce scrutin suscita quelques espoirs parmi les europhiles, les jeunes surtout, cela ne signifie pas que la Suisse soit prête à franchir de nouveaux pas en direction de l'Europe : en 2001, une initiative demandant la réouverture, sans délai, des discussions pour une adhésion à l'Union, ne recueillit que le quart des votants. Le « réflexe du hérisson » est toujours présent : le Parlement, pour ne pas déplaire à la Turquie, a refusé de reconnaître, symboliquement, le génocide perpétré en 1915 à l'encontre du peuple arménien (mais les Grands Consels de Genève et Vaud l'ont fait, ce qui a déplu à la Turquie !) ; le corps électoral a rejeté en 2002 l'attribution d'une partie du pactole constitué par les excédents d'or de la Banque nationale à la Fondation Suisse solidaire, que le gouvernement entendait promouvoir pour répondre aux attaques relatives à l'attitude du pays durant la Seconde Guerre mondiale.
En revanche, l'entrée à l'ONU fut, cette fois, enfin acceptée en 2002 par 54% des votants et 12 cantons contre 11 - c'est à peu près le score de la SDN en 1920. La Suisse est ainsi devenue le 190 e membre de l'institution, dont l'un des sièges principaux se trouve à Genève.
Cornelio Sommaruga
Dans un ouvrage édité à l'occasion du 700 e anniversaire de la Confédération, l'auteur choisit, afin d'illustrer l'aboutissement, la Suisse de 1991, une personnalité qui incarne à la fois le service de l'Etat, la carrière toute d'intelligence et de conscience d'un « grand commis », et la générosité, l'ouverture aux transformations du monde contemporain et aux souffrances d'autrui : Cornelio Sommaruga.
Du service de la Confédération ...
Aîné de 6 enfants - il en aura 6 lui-même - Cornelio Sommaruga est né en 1932 à Rome. Jusqu'à ses études à Zurich, il n'aura connu son pays que pendant les vacances ou durant la période sombre (1943-1945), où sa mère a dû se replier à Lugano avec ses enfants. Le jeune juriste passe deux ans dans une banque zurichoise et réussit le concours d'admission à la carrière diplomatique : sa voie sera donc en premier lieu la diplomatie commerciale.
Secrétaire d'ambassade à Bonn, puis à Rome, il doit affronter une opinion italienne souvent hostile à la Suisse qualifiée, non sans quelque raison, d'arrogante et de xénophobe - en 1964, la « surpopulation étrangère » est un thème porteur -, et s'emploie à arrondir les angles. Il traduit si bien un exposé du Délégué du Conseil fédéral aux accords commerciaux que son auteur lui propose un poste auprès des organisations internationales à Genève. Il anime, coordonne et négocie : c'est la période (1972) des accords de libre-échange entre la Communauté européenne et la Suisse - accords auxquels on devait donner une importance et une signification qui ne tinrent pas toutes leurs promesses.
L'AELE, en pleine mutation (la Grande-Bretagne est en train de la quitter), lui offre le poste de secrétaire général adjoint (1973-1976) ; il revient au service de la Confédération, avec le titre de ministre, bientôt d'ambassadeur et de Délégué aux accords commerciaux (1980). Il y est le « Monsieur Europe » de la Suisse et peut-être le « Monsieur Suisse » de l'Europe ; il préside notamment une session de la Commission économique européenne.
Le Conseiller fédéral Furgler, qu'il avait connu à Rome, l'invite à occuper, avec rang de secrétaire d'Etat, la place de directeur de l'Office fédéral des affaires économiques extérieures. C'est le sommet d'une carrière de haut fonctionnaire. C'est surtout une tâche absorbante : relations avec la Communauté européenne (on commence à parler d'EEE), coopération scientifique européenne (par exemple le programme de recherches spatiales Eurêka), commerce mondial (préparatifs de ce qu'on appellera l'Uruguay Round), problèmes du développement (comme la dette des pays du Tiers-Monde). Le rejet massif, en 1986, de l'entrée de la Suisse à l'ONU, pour laquelle il s'était beaucoup engagé, lui cause, écrit-il, un terrible choc.
... à celui de l'homme
C'est alors qu'une tout autre activité s'ouvre pour lui : la présidence du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), « fossile du XIX e siècle égaré dans la rationalité du XX e , mais un fossile vivant et même providentiel », dont les membres sont obligatoirement Suisses et se désignent par cooptation. « J'ai vite découvert que ce qu'on avait cherché en ma personne, c'était en premier lieu le négociateur Sommaruga. Car, en fin de compte, nous ne faisons constamment que négocier. Tous, président en tête, nous sommes des courtiers au service de l'homme ».
C'est là que les contacts, le sens du dialogue, la mise en confiance, mais aussi la générosité et l'ouverture sont essentiels. Car l'institution est souvent mal connue et méconnue : on lui reproche sa discrétion, le fait que les transgressions sont rarement signalées à l'opinion mondiale, et en particulier sa timidité, son impuissance durant la seconde guerre mondiale. Sur ce point, le CICR a ouvert ses archives à l'historien Jean-Claude Favez, pour qu'il procède à une étude approfondie de la question ; aux conclusions de son ouvrage, critique nuancée, Cornelio Sommaruga répond en 1988 par une lettre chaleureuse.de critique nuancée.
Le champ de compétence de la Croix-Rouge s'est considérablement élargi depuis Dunant. La convention de Genève de 1864 s'appliquait aux militaires blessés ou malades ; celles de 1949 assurent la protection des prisonniers de guerre et des civils en territoire ennemi ou occupé ; la notion de conflit a été étendue aux guerres civiles.
En 1977, deux protocoles additionnels accordent aux rébellions contre une domination coloniale et la discrimination raciale la qualité de conflit international. Dans un monde où il n'y a plus de déclarations de guerre, souvent plus d'uniformes, où la distinction entre militaires et civils, entre combattants et terroristes devient toujours plus floue, il est heureux qu'un Cornelio Sommaruga qui, d'avocat de son pays, est devenu celui du monde, ait adopté pour devise : «Les victimes ne peuvent pas attendre».
Bibliographie
- Hans Peter Treichler, L'aventure suisse, Fédération des coopératives Migros, 1991
- Jean-Claude Favez, Une mission impossible ? Lausanne 1988