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Benoît XVI au Royaume-Uni : dans la lumière de l’enseignement de Newman

Newman : le sens d'une béatification

Le 03 septembre 2010 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde - La béatification du 19 septembre sera le point d’orgue d’une visite que Mgr Rowan Williams, le primat de l’Église anglicane, a invité Benoît XVI à placer dans la lumière de l’enseignement de Newman : « Il est très significatif que le cardinal Newman soit au cœur de la visite du pape au Royaume-Uni en 2010, parce que Newman n’est pas seulement une propriété de l’Église catholique romaine : c’est un des grands intellectuels du XIXe siècle, et j’ai encouragé le Saint-Père à penser à Newman en ce sens, comme une inspiration de ce qu’il dira à la société britannique » (1). C’est dire que la signification de l’événement dépasse le cadre de la seule reconnaissance officielle de la sainteté d’un membre de l’Église catholique romaine.

Cette invitation de Rowan Williams montre que la pertinence du regard que Newman portait sur son Église d’origine est toujours actuelle. L’état de l’anglicanisme aujourd’hui, divisé à l’intérieur par des courants qui font sortir l’Église anglicane de son tracé historique, n’est plus le même que celui que connurent Newman et le Mouvement d’Oxford. La ligne de front n’est plus l’anglicanisme versus le catholicisme, mais le christianisme « apostolique » versus le relativisme. Le reste d’apostolicité que conservait l’anglicanisme, fût-il professé en théorie seulement, était le socle sur lequel Newman avait voulu défendre son Église contre la puissance dissolvante du libéralisme religieux. La faiblesse de cette position était que l’anglicanisme apostolique n’existait que sur le papier. Le libéralisme était une idée réelle, incarnée dans des institutions politiques et médiatiques, elles-mêmes soutenues par une philosophie dont les principes, une fois portés à leur conséquence logique, devaient tôt ou tard entrer en collision frontale avec ceux de la croyance religieuse. Il ne resterait alors que deux positions possibles : la foi ou l’athéisme. L’anglicanisme, aux yeux de Newman, occupait une position médiane entre le catholicisme et l’athéisme, conçus comme deux visions du monde. Mais en raison de sa solidarité constitutive avec certains principes du libéralisme, tels que la relativisation du rôle du dogme dans la croyance religieuse, hérités de la critique protestante, l’anglicanisme ne pouvait par lui-même rien sinon concéder toujours plus de place à la pensée libérale pour maintenir sa propre visibilité ecclésiale dans la société.

Au bout de ce processus, l’Église anglicane finirait par quasiment s’identifier avec les valeurs défendues par cette société. Comme l’a montré récemment Oliver O’Donovan, un théologien anglican, l’accession des femmes au sacerdoce, puis maintenant à l’épiscopat, et l’arrivée de ministres ouvertement homosexuels font partie de cette logique. L’adresse de Rowan Williams vise peut-être à sauver son Église d’une totale dissolution en préservant ce qui lui reste d’éléments encore fidèlement anglicans (au sens historique du terme) d’une hémorragie en direction de Rome. L’anglicanisme aujourd’hui, à défaut d’être une Église authentique, est un microcosme. Comme un miroir, il nous renvoie l’image d’un monde occidental dont les valeurs sont en décomposition. Et à nous catholiques, il nous présente la figure de ce que deviendrait l’Église si par impossible elle venait à céder aux sirènes du libéralisme.
Telle est, me semble-t-il, la signification que revêt cette béatification pour l’Église d’origine de Newman. Qu’en est-il pour le catholicisme ?

La réponse, me semble-t-il, est étroitement liée au pontificat de Benoît XVI et à son thème majeur : la réception non dialectique du concile et l’application de ses principes théologiques majeurs. Il s’y ajoute une consonance de la pensée de Joseph Ratzinger avec celle de Newman, qui confère une signification très particulière à l’événement – ce que corrobore le fait que le Saint-Père préside personnellement la messe de béatification. C’est à travers la lecture que celui-ci a faite des éléments majeurs de la pensée newmanienne, en particulier celui de la conscience et de son lien avec le Magistère, que se vérifie la pertinence de l’expression forgée par Jean Guitton : « Newman, penseur invisible de Vatican II ». Certains thèmes du concile se retrouvent chez Newman (en particulier celui du laïcat), mais cette paternité, pour être bien comprise, doit être conçue moins comme une influence sur la lettre du concile que sur l’esprit qui a présidé à sa convocation, et aurait dû accompagner sa réception.

En amont donc de Vatican II, l’influence de Newman s’est exercée principalement sur les théologiens qui ont contribué au renouveau patristique des années 1940, et, à l’intérieur de celui-ci, à une redécouverte de l’Église comme « Sacrement universel du salut ». En France, il faut relever les noms d’Henri de Lubac, Yves Congar, Jean Daniélou, et surtout Louis Bouyer. C’est par ce dernier que la pensée de Newman a pénétré dans la théologie française, même si ce fut de manière tardive et non sans éclipse. En Allemagne, la situation était différente. L’école théologique de Tübingen, menée au XIXe siècle par la figure de Möhler, avait préparé le terrain à une réception précoce de la pensée de Newman, et surtout durablement féconde. À travers Möhler et l’école de Tübingen, l’inscription de la condition historique du christianisme à l’intérieur d’une conception sacramentelle du monde et de l’Église, qui est un élément majeur de la pensée newmanienne, devint le patrimoine naturel de la théologie catholique allemande.

Ratzinger et Newman

Le renouveau thomiste du début du XXe siècle n’y apporta rien de fondamental. Sa contribution principale fut de pousser les théologiens de la nouvelle génération à tenter une conciliation entre la méthode inductive de la théologie historico-sacramentelle des Pères et la méthode déductive de la théologie métaphysique médiévale. L’œuvre de Newman, qu’elle soit étudiée pour elle-même ou par rapport à d’autres perspectives théologiques, faisait donc partie du paysage intellectuel catholique allemand, et il était naturel d’être d’une manière ou d’une autre en dialogue direct ou indirect avec tel ou tel aspect de la pensée newmanienne.

Quand Joseph Ratzinger prit contact avec Newman, c’était donc avec une figure déjà familière. À Munich, Alfred Läpple, l’un de ses maîtres, s’était spécialement intéressé au thème de la conscience et de son lien avec la vérité chez Newman. C’est à travers lui, grâce à une lecture très attentive de la Grammaire de l’assentiment et de la Lettre au duc de Norfolk, ainsi qu’à ses échanges avec Gottlieb Söhngen, un autre de ses maîtres (2), que le futur Benoît XVI pénétra dans la pensée de Newman. Deux éléments ont spécialement retenu son attention. D’abord, la théorie du développement doctrinal, qui lui apparut comme l’apport décisif, et non encore totalement exploité, du converti d’Oxford. Ensuite, et surtout, le regard de Newman sur la conscience. Le cardinal Ratzinger lui a consacré en 1991 un essai très synthétique, dans lequel il restitue avec une très grande clarté la pensée de Newman, non sans lui apporter sa touche propre, en rapprochant la conscience newmanienne non de la syndérèse des médiévaux mais, via l’anamnèse platonicienne, de la memoria augustinienne (3).

Ce prolongement très original – et très ratzingerien – est à mon sens un développement authentique de la pensée de Newman ; il montre que celle-ci n’a pas été un moment seulement de l’itinéraire théologique de Benoît XVI. Même si elle ne saurait être comparée à celle de saint Augustin ou de saint Bonaventure, l’imprégnation newmanienne de la théologie du Saint-Père ne doit pas être mesurée à la quantité de ses écrits sur Newman mais à la proximité que les deux grands thèmes du pontificat – le lien entre foi et raison et celui de la Tradition et du Magistère – entretiennent avec ceux de la conscience et du développement doctrinal chez Newman. En le béatifiant, le pape veut donner aux chrétiens et à tous les hommes de bonne volonté l’exemple d’une quête rationnelle de la vérité qui soit en même temps un itinéraire spirituel vers la sainteté à travers un abandon docile à la voix de la conscience.

Son exemplarité aux yeux du Saint-Père vient de ce que cette quête procéda d’une expérience religieuse : la première conversion de Newman, en 1816, qui fut une vivification de la grâce de son baptême, et se déploya progressivement sous la forme d’une recherche de l’Église du Christ, comme ce fut le cas pour saint Augustin. Autrement dit, la recherche de la vérité, pour Newman, n’était pas une quête abstraite ou purement métaphysique. Elle revenait à chercher l’Église, qui, écrit-il, est « le réceptacle de la vérité » dans le temps. Et ce réceptacle, Newman ne le concevait pas d’abord comme une institution extérieure au sujet croyant – ce qu’elle est aussi, bien sûr –, mais comme un complément de la conscience, qui était à ses yeux « le Vicaire originel du Christ ». En tant que Parole de Dieu, ou Présence – la définition de la conscience est riche de plusieurs sens chez Newman –, la conscience était par nature « ecclésiale » ; pas plus que la Révélation, l’enseignement du magistère ne violait sa liberté ni ne se surajoutait de l’extérieur à sa propre lumière. Au contraire, celle-ci était rendue plus claire par la réception de l’enseignement de l’Église car il s’agissait de la même Lumière, de la même Parole, du même Dieu.

On reconnaîtra ici une déclinaison originale de l’homogénéité du rapport foi et raison (ou raison et révélation) que défend Benoît XVI. Pour le Saint-Père, le christianisme, parce qu’il est révélation du Logos, ne viole pas la raison humaine (logos) mais l’accomplit de l’intérieur, en la libérant des rétrécissements que lui a fait subir l’héritage des Lumières. L’enseignement de Newman s’ajuste très exactement à cet appel actuel à se libérer de ce que lui-même appelait « les usurpations de la raison » (c’est-à-dire du rationalisme) ; à l’enseignement de Benoît XVI il ajoute une dimension éthique qui, via la place centrale de la conscience, ne sépare pas l’agir du connaître dans la quête de la vérité et se trouve en consonance profonde avec les présentes recherches d’un nouveau régime de la raison. C’est donc un thème cher au Saint-Père qu’illustre l’itinéraire de Newman, et l’on peut légitimement s’attendre à ce qu’il soit mis particulièrement en avant durant son voyage en Angleterre.

Le développement doctrinal

L’autre thème en lien avec le pontificat de Benoît XVI, et central chez Newman, est celui du développement doctrinal, avec en arrière-fond la question de la Tradition et de son lien avec le Magistère. Ici ce n’est pas seulement la pensée mais aussi l’exemple de Newman comme homme d’Église, comme pasteur pris dans la réalité complexe de la vie ecclésiale, qui peut éclairer la période postconciliaire. On l’a beaucoup répété : Newman fut un adversaire farouche du libéralisme religieux, au sens d’une indifférence envers l’intégrité des énoncés doctrinaux. C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que si sur sa « gauche » se tenaient les libéraux, à « droite » le terrain était tenu par les ultramontains, qui poussaient l’Église vers une forme de maximalisme, transformant la symphonie de la foi en un système doctrinaire – « je voudrais une Bulle tous les matins avec mon breakfast », écrivait l’un de ses représentants, William Ward, qui fut un farouche, mais honnête, adversaire de Newman.
À cause de son sens de l’histoire, de sa patience devant l’œuvre nécessaire du temps et de son respect pour la liberté personnelle de l’acte de foi, Newman passa toujours pour un libéral aux yeux du parti ultramontain, dont il eut à souffrir jusqu’au moment où Léon XIII lui donna raison en le faisant cardinal, en 1879. La position de Newman était celle de l’Église, mais jusqu’à ce qu’elle fût officiellement reconnue, il patienta, et pâtit durement des clivages ecclésiaux qui s’étaient formés au cours du XIXe siècle.

La question de l’Infaillibilité

Le concile Vatican I en marqua l’acmé et fut pour lui l’occasion de voir à l’œuvre sa théorie du développement homogène de la doctrine (autour de la question du dogme de l’Infaillibilité) et de préciser le rôle de la conscience dans la réception d’une définition conciliaire. Newman n’était pas favorable à la définition de l’Infaillibilité. Pour lui, le dogme était implicite dans la manière dont les papes exerçaient leur magistère, et rien ne requérait sa définition explicite. Il craignait que la pression du parti ultramontain, qui avait la sympathie de Pie IX, vienne déséquilibrer le caractère organique de l’exercice de l’autorité épiscopale dans le corps ecclésial en mettant l’accent, d’une manière qui reviendrait à être quasiment exclusive, sur le pouvoir du successeur de Pierre. Qui était infaillible ? L’Église ou le pape. Avec les Pères, Newman répondait l’Église.

Même si la campagne des ultramontains ne laissait pas de l’inquiéter, c’est avec une confiance profonde dans l’Église et la providence qui la conduit, qu’il suivit les débats du concile, puis reçut le texte de la définition. Sa première réaction fut d’abord un soulagement : la version maximaliste défendue par les ultramontains n’avait pas été retenue. Il y avait affirmation de l’Infaillibilité, mais l’énoncé était homogène avec ce qui avait été pratiqué auparavant. Restait à savoir si le dogme serait reçu par les épiscopats du monde entier. Sa réception apportait un critère de validité. Newman constata que tel était bien le cas, et c’est donc avec une parfaite obéissance qu’il donna son assentiment à la définition de Vatican I, puis la défendit, en particulier dans sa Lettre au duc de Norfolk. « Cette définition, écrira-t-il à un autre correspondant, est peut-être prophétique, qui sait si l’Église ne va pas bientôt avoir besoin d’un pouvoir central fort, capable de faire entendre la voix du Christ quand les épiscopats seront réduits au silence. » Et d’ajouter : « De toute façon, tôt ou tard, l’Église convoquera un autre concile, pour clôturer celui-ci et rééquilibrer en faveur de l’Épiscopat ce qui lui a été enlevé par la définition. »

C’est ici que la pertinence de Newman apparaît pour notre temps, et sans doute est-ce le message que Benoît XVI veut implicitement souligner. Newman nous donne l’exemple du véritable esprit ecclésial qui doit être celui d’un fidèle catholique durant la période de réception d’un concile. Son attitude, en soi, est un exemple vivant d’herméneutique de continuité, faite de confiance foncière et de patience filiale. Si un concile est l’œuvre de l’Esprit, il est aussi, avait appris Newman en étudiant l’histoire du concile de Nicée et de sa réception, un moment de crise due aux rééquilibrages opérés par son œuvre. Il faut toujours s’attendre que la tenue d’un concile soit suivie d’une période troublée – l’hérésie arienne, pourtant condamnée à Nicée, sembla triompher dans les années qui suivirent, et, après Trente, il fallut attendre près de 80 ans pour voir s’ouvrir le premier séminaire. La béatification de Newman, 45 ans après la clôture de Vatican II, est en elle-même une clé d’interprétation que Benoît XVI donne à l’Église pour recevoir le concile d’une manière homogène, en lui-même et avec tous les autres conciles qui l’ont précédé. C’est en ce sens aussi que le bienheureux John Henry Newman peut être appelé « le penseur invisible de Vatican II ».

Grégory Solari*