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Un lieu du corps humain en France ?, par MM. Giordan, Sicard et Michel

Le corps humain est au programme de l'école ; mais qu'enseigne-t-on vraiment ? En biologie, on présente un corps "machine", décomposé en mécanismes : la locomotion, la digestion et la respiration, que l'on décrit sous forme de tuyauteries ou de rouages ! L'enseignement de ce corps renvoie à des notions de commande, de maîtrise ; on présente une organisation pyramidale où les ordres partent du cerveau ou des glandes maîtresses. Avec le développement de la génétique, tout devient affaire de gènes et d'ADN.

L'éducation physique devenue sportive (EPS) s'est certes éloignée de l'entraînement militaire et de la gymnastique médicale des XIXe et XXe siècles. Elle contribue "à l'épanouissement harmonieux du corps, de la sensibilité, de la volonté, de l'intelligence, et elle favorise la santé psychique et physique de l'élève". En outre, elle souhaite "valoriser l'épanouissement, l'expression et l'autonomie". Mais dans la pratique quotidienne, la culture sportive dominante assujettit toujours les corps. A quel moment prend-on vraiment en compte le corps ressenti ou désirant des élèves ? Tout est toujours affaire d'entraînement et d'effort, voire de souffrance.

Quant à l'image du corps véhiculé dans les magazines, ses ravages sont bien connus.

Le corps, dans la culture française, reste ainsi un impensé. On exige de lui toutes les performances imaginables dans les carences et les excès. On s'en préoccupe seulement quand l'accident ou la maladie arrive. Alors que la recherche médicale progresse, l'accompagnement clinique du corps des patients n'est pas toujours à la hauteur. On traite une pathologie, le plus souvent un organe... Paradoxe : l'hôpital qui n'a pas d'autre raison d'être que soin du corps court encore après une "humanisation".

Parmi les multiples directions à explorer en matière d'éducation au corps, une première piste se situerait dans l'apprivoisement de son corps. L'individu jeune éprouve une étrangeté totale par rapport à lui-même. A l'école ou au collège, notamment au moment de la puberté, pourquoi ne pas développer en lieu et place de l'approche actuelle abstraite une éducation qui rende le corps (son corps) familier, à travers la reconnaissance et l'acceptation de ses sensations, de ses émotions, de ses désirs. Comment les reconnaître ? Gérer ces ressentis, et les connaître de "l'intérieur" ? Saisir les changements de l'adolescence ?

Une autre piste est dans une mise en perspective de l'imaginaire social entre "être un corps" et "avoir un corps". La connaissance matérielle ne résoudra jamais le questionnement du sens de l'existence. D'où la nécessité d'une place importante laissée à l'imaginaire, aux sciences cognitives et à la psychanalyse pour ne pas réduire le corps à une vision trop positiviste.

La conscience de son corps n'est pas seulement dans l'image, comme le préconise la publicité ! Faire entrer le corps avec ses multiples dimensions dans la culture ne peut que favoriser la transmission à tous de la connaissance biologique. En explorant, en conjuguant et en tissant les apports des différentes disciplines, il devient possible de resituer le corps, son propre corps.

Le croisement de ces approches permet de mettre en tension "l'ordre" scientifique et les dimensions "symboliques", "humanistes". Elle peut relever le défi d'une interprétation plus respectueuse de la complexité de l'humain. Un lieu du corps humain et de ses savoirs sur lui-même est à inventer. Il pourrait être envisagé autour d'une structure de référence, ouverte au grand public et aux scolaires.

Mettant les techniques scénographiques récentes et la numérisation au service de l'ensemble des savoirs corporels humains depuis le moléculaire jusqu'à l'organisme entier, ce "lieu du corps humain" associerait curiosité du fonctionnement du corps, pédagogie et technologie. Un tel lieu présenterait l'actualité des recherches sur le corps humain, il coordonnerait le débat sur les questions éthiques, en particulier les débats à propos des présentations du corps et des expositions à sensation malsaine.

Trois grands champs seraient ainsi couverts. Celui du passé : les collections anciennes de corps humains ; celui du présent : le savoir actuel sur le corps humain, la santé ; celui de l'avenir : les limites de la connaissance sur l'être humain, l'irréductibilité de l'existence humaine à tout discours scientiste, la primauté du questionnement sur le corps.

Ce lieu du corps humain n'a pas nécessairement vocation à être créé en Ile-de-France, mais il devrait être un lieu de référence national, une plaque tournante culturelle et pédagogique. Il semble toutefois nécessaire qu'il soit imaginé en concertation avec les institutions parisiennes qui justement intéressent l'actualité : rénovation du Musée de l'homme, intégration dans une même structure du Palais de la découverte et de la Cité des sciences.

Pour le moins, un regard sur ce qui se fait en Europe paraît indispensable : Wellcome Collection à Londres, Centre Corpus aux Pays-Bas, Musée de l'hygiène à Dresde. On s'apercevra - non sans honte - de notre étonnant retard, de notre archaïsme, sur une question pour laquelle - depuis le magnifique Buffon et son protégé Lamarck - nous devrions être au contraire très en avance.

André Giordan, physiologiste et épistémologue, directeur du Laboratoire de didactique et épistémologie des sciences (université de Genève), ex-président de la Commission internationale de biologie et éducation ;

Didier Sicard, ancien chef de service de médecine interne à l'hôpital Cochin, professeur émérite à l'université Paris-Descartes ;

Eugène Michel, biophysicien, écrivain, membre de la SGDL