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Il faut oser la Morale Universelle ! Par Léon-Marc Levy

Par Léon-Marc Levy

Le lien dialectique du particulier et de l'universel est la question la plus difficile de toute philosophie. On le sait, au moins, depuis Platon en ce qui concerne la pensée occidentale. C'est qu'elle implique des mouvements fusionnels et divisionnels non pas séparés mais simultanés. L'un et le tout, l'un dans le tout, l'un hors du tout. Mao avait compris (Ecrits, 1964), dans la lignée confucianiste, que la question du monde tournait autour de cet axe : « Un se divise en deux » énonce-t-il face à ceux qui prétendaient (les infâmes idéalistes !) que « Deux fusionnent en un » !

Les oriflammes du « droit à la différence », avatars soixantehuitards du « Un se divise en deux » (dois-je vous rappeler la présence massive des « maoïstes », dont j'étais, dans la « pensée » de l'époque ?), n'ont pas fini de nous produire leurs ravages. On a inventé ça (en tout cas comme slogan surdéterminant) dans la frénésie « libertaire » des années soixante. Enfin, qui se voulait libertaire. Apologie de toutes les différences, sous couvert de « libertés retrouvées » et d' « identités propres » : territoriales, culturelles, ethniques, sexuelles. Et qui de son « Occitanie », de son Pays Basque, de sa Corse, de sa négritude, de sa judéité, de son féminisme...La « différence » devenait, en quelque sorte, une valeur en soi, une valeur ajoutée à la devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité... différence ». Sauf que, à la lumière des Lumières, cette vision du monde tressé de « différences » s'érige simplement en univers insupportable, parfaitement antinomique du monde de justice et d'égalité que nos devises annoncent. La République, et au-delà, nos sociétés libérales (je sais, ce mot se porte mal, il a pris d'autres sens. Il serait bon de le réhabiliter en rappelant qu'à l'origine il ne comporte aucune connotation économique mais désigne des idéaux de liberté, disons ceux qui nous viennent de la Renaissance à la Révolution), nous ont appris, fort heureusement, que le chemin à parcourir, à la fois le plus difficile et le seul nécessaire, c'est celui du droit à la ressemblance !

La différence ? On a d'emblée, merci ! Des riches et des pauvres, des puissants et des miséreux, des blancs et des noirs (avec toutes les nuances), des valides et des invalides, des sachants et des ignorants, avec toutes les inégalités que ces différences induisent !.. Le « droit à la différence » revendique de « suturer », d'avaliser ce monde d'intolérables différences, sources d'encore plus intolérables inégalités !

Et il y en a qui savent faire assurément ! Prenez les racistes par exemple : voilà les chantres parfaits du droit à la différence ! L'Arabe n'est pas comme le Juif, qui n'est pas comme le Breton, qui n'est pas... Chacun a droit à sa spécificité ! Le point d'arrivée inéluctable de cet énoncé est qu'il ne faut surtout pas tout mélanger : chacun chez soi, ou, en tout cas, chacun à sa place. Même avec la différence sexuelle : les femmes à la place des femmes (c'est quoi la place des femmes ? La cuisine ou le pouvoir ?). Il n'y a pas de « place des femmes », pas plus que des Bretons ou des juifs. Il y a des places sur la place publique et toutes ont vocation à s'ouvrir à tous, à toutes. « Selon son mérite », c'est la définition même de la République.

Ce que Saint-Just et Robespierre opèrent, c'est un renversement sans précédent dans l'histoire des droits humains : au droit de chacun (« droit à la différence ») ils substituent non pas le droit de tous, mais le droit de chacun comme égal à tous (droit à la ressemblance). La chanson n'est pas la même ! Les différences sont bien là, mais nos pères républicains nous invitent à les dépasser, à les reconnaître certes, mais pour les transcender au sein d'un concept qui constitue le contrepied absolu de l'obscurantisme : l'égalité humaine !

L'exemple le plus éclatant de cette dialectique : Un/Tous c'est la manière dont les Lumières se sont emparé de la question juive. Le 23 décembre 1789, Robespierre : « On vous a dit sur les Juifs des choses infiniment exagérées et souvent contraires à l'histoire. Comment peut-on leur opposer les persécutions dont ils ont été les victimes chez différents peuples ? Ce sont au contraire des crimes nationaux que nous devons expier, en leur rendant les droits imprescriptibles de l'homme dont aucune puissance humaine ne pouvait les dépouiller. On leur impute encore des vices, des préjugés, l'esprit de secte et d'intérêt les exagèrent. Mais à qui pouvons-nous les imputer si ce n'est à nos propres injustices ? Après les avoir exclus de tous les honneurs, même des droits à l'estime publique, nous ne leur avons laissé que les objets de spéculation lucrative. Rendons-les au bonheur, à la patrie, à la vertu, en leur rendant la dignité d'hommes et de citoyens ; songeons qu'il ne peut jamais être politique, quoiqu'on puisse dire, de condamner à l'avilissement et à l'oppression, une multitude d'hommes qui vivent au milieu de nous ». Le propos a un fondement : la spécificité (religieuse, culturelle) juive. Il a aussi et surtout un objectif : construire la République sur le socle essentiel qui le fonde, l'égalité.

J'ai déjà eu l'occasion d'écrire, ici et ailleurs, qu'on s'est gravement trompé de combat sous les drapeaux du « droit à la différence ». On a fait le lit de la vague communautariste qui nous asphyxie.

Il faut aussitôt dire clairement que les identités individuelles ou communautaires sont néanmoins vitales. Les nier serait à la fois naïf et dangereux. Elles donnent aux individus des assises à un bien-être culturel et psychique irremplaçable. Elles sont le lien de l'homme avec ses sources, ses ancêtres, son histoire propre, sa « dette » symbolique aux pères (à « ce qui perdure de perte pure » disait Lacan), celle qui pétrit le ciment de l'être. Il y a un « droit à la différence ». Mieux, il y a un devoir de différence ! Oui, ça respire bien un monde où les Arabes sont arabes, les Juifs sont juifs, les Bretons sont bretons. Ca veut dire qu'ils se font les gardiens d'une mémoire, les témoins d'une histoire, les continuateurs d'une culture. Là où le dérapage survient, mortifère, c'est quand cela mène aux étendards, à la « surdétermination » différentialiste. Nos identités propres s'arrêtent là où commencent nos libertés publiques et toutes doivent abdiquer devant la loi commune, elle-même issue de la morale commune !

Face à l'invocation des valeurs des sociétés traditionnelles autorisant des mutilations sexuelles sur des jeunes filles, ou le maintien en sous-citoyenneté d'une ethnie (ou d'une religion) minoritaire sous pseudo légitimité « d'ordre ancestral », ou l'asservissement des femmes, il faut avoir l'audace radicale de se réclamer de valeurs éthiques universelles. Au prétexte d'une mauvaise conscience de l'Occident, souvent héritée de notre histoire coloniale, il nous arrive trop souvent de nous tétaniser de culpabilité devant le reproche qui nous est adressé de prétendre universelles des valeurs auxquelles nous croyons. Or, ce ne sont pas des valeurs « occidentales » : de tous temps et sous toutes les latitudes les valeurs humaines fondamentales sont partagées par tous les hommes, qu'il s'agisse de la liberté, de l'égalité ou de la justice.

Je me battrai sans hésiter pour les droits de chacun, individus ou communautés, s'ils sont mis en cause le moins du monde. Je n'en oublierai pas pour autant que ce combat n'aura de sens que s'il s'inscrit dans l'idéal suprême de toute philosophie républicaine : l'universalité indivisible du genre humain.