Henri Christophe (1767-1820)
Henri Christophe, le troisième des chefs noirs de l'ancienne colonie de Saint-Domingue, naquit dans l'île de la Grenade ( Petites Antilles ) le 6 octobre 1767 ou, plus vraisembleblement, en 1757. Né de parents esclaves, il fut affranchi par un officier de marine français lors de la prise de la Grenade sur les Anglais par l'amiral d'Estaing. Il combattit à Savannah, dans l'État de Géorgie, pendant la guerre d'Indépendance américaine ( 1776-1783 ), et se rendit ensuite au Cap-Français ( actuel Cap-Haïtien ) où, dit-on, il dirigea l'hôtel de la Couronne. Il fut également maître boucher dans la ville du Cap, pratiqua la vente des animaux d'élevage, et exerça les fonctions d'inspecteur des cultures sous Toussaint-Louverture. Mais ses dispositions réelles le portèrent plutôt vers le métier des armes.
Il ne prit aucune part à la première insurrection des esclaves, au mois d'août 1791. Mais quand elle se renouvela, en 1793, son intelligence et son activité lui ayant procuré quelque aisance et du crédit sur les hommes de sa condition, il devint un des chefs et participa aux pillages de la colonie. Car les planteurs, par leur orgueil et leur cruauté, avaient fini par réunir contre eux les Métis et les Noirs. Christophe se fit remarquer de Toussaint-Louverture (1), généralissime des insurgés, en 1797. Il fut élevé au grade de général de brigade, et contribua tout à la fois à l'expulsion des Anglais, qui avaient envahi l'Ouest de l'île ( 1798 ), et à l'expédition qui opéra momentanément la réunion de la partie orientale occupée par les Espagnols ( janvier 1801 ).
Malgré leurs succès, les chefs de l'insurrection avaient conservé une sorte d'attachement et de respect pour la métropole. Si donc sous le Consulat le gouvernement français avait reconnu franchement la liberté des Noirs et les droits politiques des affranchis, il eut été certainement possible d'y faire reconnaître la suzeraineté de la France. Mais les anciens préjugés n'étaient pas dissipés à la cour des Tuileries : on ne croyait pas les Noirs susceptibles d'organisation, et on oubliait la capacité qu'avaient montrée les hommes de couleur depuis 1792. On envoya une armée formidable, composée des bandes de l'Italie et des débris de l'armée d'Égypte, sous le commandement du beau-frère de Napoléon, Victor-Emmanuel Leclerc, avec le titre de capitaine général ( 18 novembre 1801 ). En même temps qu'on faisait inscrire sur les drapeaux : « Braves Noirs, la France reconnaît seule vos droits et votre liberté », le Corps législatif s'apprêtait à décréter l'esclavage dans les colonies restituées par le traité d'Amiens ( 20 mai 1802 ).
L'armée expéditionnaire arriva sur les côtes de l'ancienne colonie le 29 janvier 1802. Elle se présenta immédiatement devant le port du Cap-Français, où commandait Christophe ( 4 février ), qui refusa de céder les forts et la place confiés à son commandement sans la permission de Toussaint-Louverture ( Cf. Thomas MADIOU, Histoire d'Haïti, 1847-1848, t. II, chap. 22, p. 142 ). Il écrivit à Leclerc : « Si vous avez la force dont vous me menacez, je vous prêterai toute la résistance qui caractérise un général ; et si le sort des armes vous est favorable, vous n'entrerez dans la ville du Cap que lorsqu'elle sera réduite en cendres, et même sur ces cendres, je vous combattrai encore ». Lorsque Leclerc débarqua, malgré la résistance qu'opposèrent les habitants et la milice, il donna l'ordre d'incendier la cité ainsi que tous les édifices publics. Cet événement aura un retentissement immense en Amérique et en Europe, et imprimera à la mémoire de Christophe une renommée presque ineffaçable de barbarie ; quoique cinq ans après, devenu souverain de cette partie de l'île, il se soit plu à embellir la nouvelle ville.
Après avoir été mis hors la loi par le capitaine général Leclerc, Christophe lutta les contre les troupes françaises. Mais à la fin d'avril, il accepta de se soumettre, après avoir obtenu d'être maintenu dans son grade ( Cf. MADIOU, op. cit., 1847-1848, t. II, chap. 26, p. 246 ). Cette défection lui sera reprochée par Toussaint Louverture, qui devra lui-même rendre les armes le 6 mai 1802. Il fut alors employé contre les rebelles qui résistaient encore. Il profita cependant de l'affaiblissement de l'armée française, minée par la fièvre jaune, pour rejoindre les généraux Clairvaux et Pétion qui venaient de prendre l'initiative de l'insurrection. Il emporta d'assaut les avant-postes du Cap, assiégea la ville et participa à la campagne victorieuse de l'armée indigène, qui aboutira, le 19 novembre 1803, à la capitulation de Rochambeau, le successeur de Leclerc.
Les Français expulsés, il poursuivit sa carrière militaire au service du nouvel État haïtien dirigé par Dessalines : un décret impérial du 28 juillet 1805 le nomma général en chef de l'armée d'Haïti. Ce qui ne l'empêcha pas, en octobre 1806, d'entrer dans le complot qui renversa et tua l'empereur Dessalines. Les généraux insurgés offrirent de se rallier à lui, sous la condition qu'une constitution limiterait le pouvoir du chef de l'État ( 21 octobre ). Christophe et son état-major adhérèrent à la résolution le 23 octobre, et le 2 novembre il publia une proclamation ( Cf. MADIOU, op. cit., 1847-1848, t. III, chap. 43, p. 244 ). Le 24, il se mit en relation avec les puissances étrangères. Mais le général Pétion, qui commandait dans l'Ouest, ne reconnut pas le gouvernement rétabli dans le Nord par Christophe et convoqua une assemblée constituante à Port-au-Prince. Le 27 décembre 1806, elle adopta une constitution républicaine qui donnait l'essentiel du pouvoir à un Sénat de vingt-quatre membres et confiait l'exécutif à un président élu pour quatre ans ( sur le modèle des Etats-Unis ). Le lendemain, 28 décembre, l'Assemblée nomma Christophe président d'Haïti, malgré les protestations de celui-ci contre la constitution, qui ne laissait au chef de l'État qu'un pouvoir très limité. Le 1er janvier 1807, Christophe attaqua Port-au-Prince, mais il fut aussitôt repoussé. Le Sénat le mit hors la loi ( 27 janvier ) et élut à sa place Alexandre Pétion ( 9 mars ).
Appuyé par son armée, Christophe s'installa solidement dans la partie Nord d'Haïti. Il promulga au Cap un acte constitutionnel, délibéré dans un conseil privé, qui lui déféra la présidence à vie, avec les pouvoirs souverains et le titre de généralissime de toutes les troupes d'Haïti ( 17 février 1807 ). Puis en 1811, non content de ses pouvoirs, il prit le titre de roi d'Haïti et se fit sacrer sous le nom d'Henry Ier. Ainsi, la crise politique de 1806-1807 eut-elle pour conséquence d'opérer la division du pays : au Cap-Haïtien régnait un dictateur, qui représentait le pouvoir des Noirs ; à Port-au-Prince, Pétion gouvernait les parties de l'Ouest et du Sud en président constitutionnel, soutenu par les Métis. Mais si Christophe se conduisait effectivement comme un despote mégalomane, il manifestait par ailleurs d'évidentes qualités d'homme d'État. Son despotisme s'incarnait surtout dans les aspects monarchiques du régime : une cour, une noblesse, un ordre royal et militaire de Saint-Henri. Sa mégalomanie apparaîtra dans sa passion des grandes constructions : citadelles et palais royaux, dont le fameux Sans-Souci.
Son oeuvre est considérable. Désireux d'imiter Napoléon Ier, il promulgua tout un ensemble de codes : civil ( Code Henri, adaptation du Code Napoléon ), maritime, commercial et rural. Il construisit des hôpitaux et organisa une assistance médicale gratuite. Il attacha une grande importance à l'éducation : un réseau d'établissements scolaires fut créé ( écoles particulières d'arrondissement, écoles centrales de division militaire, écoles professionnelles et Académie royale ). Priorité fut accordée à l'enseignement technique : tout élève doit apprendre un métier manuel. Dans cette oeuvre originale, Christophe manifesta une double volonté politique : former des cadres techniques et éveiller à la conscience nationale le plus grand nombre possible de citoyens grâce à l'instruction. Dans le domaine économique, le système agricole était fondé sur la grande exploitation de type féodal : généraux, courtisans et hauts fonctionnaires reçevaient de grands domaines dont ils devaient surveiller avec soin la mise en valeur. Il fit construire des manufactures de cotonnades et des usines d'armement. Mais d'un autre côté, son autoritarisme sans nuance fut de plus en plus mal supporté : il se livra à des exactions, monopolisa l'industrie, et rétablit le servage de la glèbe, avec des moyens de répression bien voisins de l'esclavage. Il avait créé une maison royale et militaire, avec une armée de 24.000 hommes, que ne pouvait entretenir une population pauvre et sans commerce de 240.000 âmes.
La mort de Pétion, en 1818, fit croire à Christophe qu'il pourrait réunir le Sud et l'Ouest de l'île à la partie Nord, trop petite pour contenter son ambition. Mais il échoua une nouvelle fois dans cette expédition, et il fut forcé de rentrer dans ses étroites limites. Il se maintiendra au pouvoir grâce à l'appui de l'Angleterre. Le 15 août 1820, il fut terrassé par une crise d'apoplexie qui le laissa partiellement paralysé, et un soulèvement ne tarda pas à se déclarer. Sa capitale même se révolta, malgré tout ce qu'il avait fait pour la relever de ses ruines et pour l'élever au-dessus de Port-au-Prince et des autres villes des Antilles. Accablé après avoir tenté une défense inutile, trahi par ses chevaux-légers, il se suicida d'une balle de pistolet tirée en plein coeur, dans son château de Sans-Souci, le 8 octobre 1820, en fin d'après-midi. La tradition affirme que la balle était en or. Son deuxième fils, âgé de seize ans, fut massacré quelques jours après, et la partie du Nord sera réunie à la partie du Sud sous la présidence de Boyer. Avec lui le règne des Noirs finit momentanément à Haïti, pour faire place à celui des hommes de couleur. Malgré son état primitif d'esclave, Christophe passe pour avoir eu des manières distinguées. Il parlait aussi facilement l'anglais que le français, et il affectait pour le protestantisme une tendance qui vint peut-être de son insuccès auprès du chef de l'Église romaine