Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

la mort comme issue sociale. Par Mazarine Pingeot

Ce qui nous paraît évident est souvent ce qu'on connaît le moins. Il ne nous viendrait pas à l'esprit de nous interroger, puisque précisément, cela va de soi. Sauf que des évidences, la société et les modes en construisent, et nous sommes pris dans les filets parce que nous sommes les enfants de notre siècle - aujourd'hui on ne compte plus par siècle mais par décennies, et même celles-ci s'amenuisent, dans la culture bling-bling (noter l'oxymore), l'unité de mesure, c'est l'instant. Il y a d'autres unités de mesure qui ont changé : le chiffre a remplacé l'épanouissement personnel et le travail bien fait, on le voit dans de nombreuses catégories professionnelles, la police, l'école, l'hôpital, mais plus spectaculairement à France télécom, où se sont multipliés les suicides, parce que l'individu ne peut pas faire face à la machine de la rentabilité.

Kant avait posé le cran d'arrêt à tout système totalitaire qui a vocation à instrumentaliser l'homme au profit d'autre chose - l'Esprit chez Hegel, la société chez Marx - : « l'homme est une fin en soi », énigmatique formule qu'on peut difficilement expliquer sans la confronter à son contraire, l'homme est un moyen au profit d'une autre fin. C'est ce en quoi Kant a fondé l'indépassable valeur : l'humanité de l'homme. Mais il a dans l'histoire souvent été minoritaire, c'est qu'on a besoin de transcendance, et dans la crise de Dieu, le chiffre a pris place. Notre transcendance est un bilan de fin d'année et il est entendu que chacun participe à le faire fructifier. Mais cette évidence née de la société, n'en est pas une au regard de cette humanité en l'homme qu'on a perdue de vue.

Comment la société est-elle donc parvenu à installer une logique du chiffre au détriment de ceux qui deviennent ses outils, une logique où la vie est sacrifiée, bafouée, minimisée, instrumentalisée au profit d'autre chose : quelle chose mérite qu'on lui sacrifie la vie (je ne vois que la liberté, or ici, il ne s'agit pas de ça, loin de là, plutôt d'un nouveau type d'aliénation) ? Il y a des jalons bien connus qui mènent assez inexorablement vers l'abandon du souci de soi, la soumission à son entreprise et à ses objectifs, et plus insidieusement la soumission au mot d'ordre tacite, l'économie et la rentabilité, et l'on peut difficilement désigner des coupables, le propre de ce système étant précisément que chacun y participe, tout en en étant la victime. La réponse des employés de France télécom a été le suicide : la pression, le harcèlement, la tâche rendue impossible, les horaires et les charges aléatoirement distribuées, les effets immédiats ou progressifs sont la solitude, le doute quant à ses compétences, l'obnubilation du travail, l'impossibilité d'en changer dans un contexte de crise, l'obsession et la peur, et finalement la dernière porte de sortie : la mort.

Comment notre société a-t-elle instauré la mort comme seule issue ? Cette évidence là, pour ces employés qui y ont vu une suite presque naturelle de leur détresse professionnelle, l'évidence des employeurs et des gouvernements : il faut être productif, rentable, performant, ne sont que des évidences construites, sociales, si loin de l'évidence naturelle : tâcher de vivre, coûte que coûte. La culture fait ici un trop grand écart avec la nature, l'individu avec la société. Comment a-t-on pu oublier cette vigilance qui devrait être un devoir en même temps qu'un devoir de mémoire. Cet oubli qui permet de supprimer des postes à l'école et à l'hôpital, à fermer des hôpitaux parce que pas assez rentables !, à employer des professeurs à la retraite ou des étudiants parce qu'ils coûtent moins cher...Ce sont pourtant des choses simples qui constituaient il n'y a pas si longtemps les fondamentaux humains : la santé, le savoir, la vie. Mais peut-être qu'après tout l' « homme » a fait long feu, et avec lui la culture, le bien vivre et le vivre tout court. C'est toujours avec cette conviction ou dans cet oubli que naissent les totalitarismes, ils naissent parce que tous autant que nous sommes participons de cet oubli.