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Internet et la philosophie. Par Mazarine Pingeot

Nathalie Kosciusko-Morizet propose d'étendre les moyens de l'internet à l'école. Cette démarche procède d'une volonté de démocratiser l'accès des jeunes au multimedia et s'accompagne naturellement d'une formation des professeurs qui, paradoxalement, connaissent bien moins l'outil que leurs élèves. Il est vrai qu'en dépit de nos efforts, nous sommes largement dépassés par les compétences instinctives ou empiriques des nouvelles générations.

Si la démarche semble juste, elle soulève une question qui fait écho au virage que depuis quelques années ont pris les copies de philosophie des élèves. La réflexion philosophique, en effet, est une réflexion verticale. Il s'agit de définir un problème, de le creuser, en décortiquant ses contradictions internes, afin de remonter toujours plus loin jusqu'à atteindre l'essence même du problème. Or à cette réflexion verticale s'est substituée chez les élèves de terminale une réflexion horizontale qui n'est pas sans rappeler la logique propre aux moteurs de recherche du net. En guise de pensée, les élèves fonctionnent par association de mots, par une logique externe où une idée en appelle une autre, comme un tag peut en appeler un autre, ou comme une recherche sur google peut amener à d'autres recherches qui pourtant n'étaient pas au départ celles qui étaient visées. Cette façon d'associer les idées, les opinions, ou les savoirs, n'a rien à voir avec la pensée. Les idées n'ont de liens entre elles que l'homonymie ou la proximité contingente ; elles n'ont pas ce lien intime, ce lien organique propre à l'arborescence déductive, si bien que l'élève reste le plus souvent à la surface, où se joue une ronde des idées que seul le hasard tient entre elles, et qui ne définissent pas plus qu'elles ne circonscrivent le problème posé initialement.

L'association libre avait été la technique inaugurée par Freud pour libérer l'inconscient, les mots entre eux avaient une relation dont aucune logique consciente n'était à même de rendre compte, et elle a permis de chercher du sens dans le sous texte, anarchique et réfractaire à toute emprise de la pensée, en vue d'une compréhension du comportement humain. Si elle a permis un renouveau artistique, libérant la création de la contrainte académique - dadaïsme, surréalisme..., si l'association libre révèle les mécanismes inconscients ou fait œuvre de culture, elle n'a en revanche aucun lien avec la réflexion proprement dite.

Or Internet n'a pas d'inconscient, ni de projet artistique formulé en tant que globalité. Sur la toile, pas de sous-texte ou de monde obscur d'où naîtraient dans un magma a priori informe nos visions du monde que pourrait ensuite récupérer la pensée. Internet est pure surface, pur réseau, génialissime et devenu indispensable, stock d'informations faisant office de mémoire collective mais dont la justesse souvent douteuse ne doit pas remplacer ni l'effort de la pensée, ni celui ce la mémoire.

Aussi, avant d'accompagner élèves et professeurs vers ces nouveaux médias, et afin d'éviter le piège qui menacent les jeunes générations face à cette « excroissance cervicale on line », faudrait-il à mon sens renforcer parallèlement le souci de l'effort de la pensée propre, et de la mémoire individuelle, par une initiation dès la classe de première à la philosophie, par des cours de français que menacent les nouveaux programmes, et bien entendu ne toucher en aucune manière aux cours d'histoire qui donnent aux élèves une assise dans un monde où les nouveaux moyens de communication les réduisent à une donnée au coeur d'un réseau sans repère.

Jamais autant la conscience de la relativité n'a pénétré nos mœurs. Relativité spatiale, un clic peut se faire n'importe où, relativité temporelle, l'histoire se dissout dans l'information continue qui fait du présent l'unique dimension et risque de menacer l'idée que c'est dans l'effort et le temps qu'on peut construire une pensée.

La notion même d'effort est plus que jamais éloignée de la démarche de l'élève d'aujourd'hui. Et d'une certaine façon on ne peut l'en blâmer. Encore une fois, la recherche sur la toile se fait presque toute seule, abolissant par là-même l'exigence et la pugnacité du chercheur : pourquoi perdre du temps quand en quelques minutes on obtient les informations que l'on recherche ? Cette facilité reléguant à la préhistoire la démarche qui fonde pourtant toute science humaine et en particulier l'histoire, celle du recoupement des données, de la vérification des sources, et donc de la confiance en son savoir qui est pourtant la base de la connaissance. C'est que même dans le travail, le temps s'est aboli. Quelle vision du monde et de soi-même l'instrument Internet va-t-il laisser aux générations futures ?

Il me semble nécessaire de se poser cette question et de renforcer tout ce qui relève du savoir à l'école - du savoir mais aussi de l'amour du savoir. Ce n'est pas d'époque, j'en ai bien conscience, mais il y a pourtant une urgence « humaniste » à remettre à l'honneur la culture et ses exigences. Offrir aux jeunes élèves cette culture là, qui peut-être, ne leur servira pas concrètement et immédiatement, qui pourra à l'occasion leur sembler une perte de temps (ah le temps, quand on pouvait le perdre...), c'est leur offrir une autre vie, une double vie, en plus de celle qu'ils mèneront entre le bureau et chez eux, c'est leur offrir la possibilité du sens, et cela, ça ne se compte pas, ça ne s'économise pas, l'idée même d'en priver ceux qui ne seraient pas « assez intelligents », « assez forts en classe », « déjà foutus » ou « irrécupérables », n'est pas une faute grave ou un formidable mépris, mais s'apparente à un crime.