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Haiti-Histoire : Les alliances de classes comme fondement de la révolution haïtienne

Quatrième de sept segments d’un dialogue de Leslie Péan avec Vertus Saint Louis [1]

Ils ont échangé des notes à l’occasion de la sortie de l’ouvrage de ce dernier « Mer et Liberté : Haïti 1492-1794 ». Ces entretiens de janvier 2010 abordent un certain nombre de questions essentielles pouvant aider à contribuer à augmenter la capacité à penser ce qui se passe en Haïti.

Soumis à AlterPresse le 9 janvier 2010

Leslie Péan : Vous mettez en lumière deux technologies politiques essentielles du colonialisme qui sont des bases de la colonialité en Haïti : a) se rendre aux étrangers pour vaincre ses rivaux haïtiens et b) la trahison de ses alliés comme cela se voit sous sa forme inaugurale dans l’affaire des Suisses. Mais ces technologies politiques ne sont-elles pas en fait les instruments pour s’attaquer au droit inscrit dans la matrice, dans l’ADN de l’Haïti des origines ? Car le principe de la philosophie du droit porté à son plus haut point par les révolutionnaires français de 1789 pose problème au monde entier dès sa formulation. D’abord, ce principe du droit pose problème aux Français qui ne veulent pas l’appliquer en Haïti. Ensuite, il pose problème aux Européens dont les Anglais qui se hâtent de tenter de le circonscrire en Haïti pour qu’il ne se propage pas dans la Caraïbe. Et enfin, il pose problème aussi aux dirigeants haïtiens qui mettront vite le cordon sanitaire autour des masses afin de pouvoir jouir du pouvoir. La négation des droits n’est-elle pas l’essence des pouvoirs conservateurs voire réactionnaires en Haïti ?

Vertus Saint Louis : J’ai déjà montré le rôle capital de la philosophie des droits de l’homme dans le déclenchement de l’insurrection d’août 1791. J’ose en conclure que les questions de droit sont inscrites dans le code génétique de la nation haïtienne. Pour cette raison même Haïti est le pays où l’on devrait prêter la plus grande attention aux questions de droit. Mais l’on se plaît à répéter « bayonèt se fé ». Les chefs ne se soucient de fabriquer ni ce fer ni cette baïonnette, ils se contentent de l’acheter de l’étranger dont ils dépendent. Compte tenu de ce mépris du droit et de cette dépendance à l’égard du commerce maritime des étrangers, j’ai choisi de donner pour titre à l’un de mes ouvrages : « Aux origines du drame d’Haïti : droit et commerce maritime ». En écartant les principes de droit, on a éliminé la possibilité de mobiliser le peuple en vue de construire la nouvelle société. On va le confiner dans le travail de la terre sous le commandement de l’armée. Or, la construction navale a été la première industrie en Haïti. Les bateaux arrivés en octobre 1495 qui devaient ramener Christophe Colomb en Espagne ont été détruits par un ouragan et il a fallu en construire d’autres pour son départ en mars 1496. Haïti a été une base pour la conquête de l’Amérique du Sud par l’Espagne pendant qu’elle pratiquait la traite des Indiens et les asservissait dans les travaux des champs des mines, et dans l’exploitation des perles sous-marines. En renfermant les nouveaux libres dans les travaux des champs, les chefs indigènes appliquaient de façon spontanée la politique de Jefferson suivant laquelle il suffit pour contenir les nègres de les priver de marine, car appliqués uniquement à la culture du sol ils ne donneront rien.

Leslie Péan : Les espoirs des peuples ont été écrasés par les nouveaux maitres des territoires conquis qui assassinent les hommes et les idéaux. Mais l’écœurement ou encore l’amertume que provoque la mer donne parfois naissance à des succès comme ce fut le cas pour la proclamation de la liberté générale des esclaves à Haïti en 1794. La mer établit-elle le cap des espérances ? A-t-elle du goût pour les libertés ? De l’arrivée des conquistadores espagnols en 1492 à l’expédition Leclerc en 1802, de l’imposition par l’Angleterre, le premier narco-état du monde, du trafic de l’opium à la Chine en 1857 aux multiples armadas envahissant encore les contrées et imposant la colonisation devenue maintenant la globalisation, la mer n’apporte-t-elle pas définitivement un goût amer aux peuples de la planète ?

Vertus Saint Louis : La mer n’est qu’un simple élément naturel indifférent à notre sort. C’est nous qui éprouvons le sentiment de la nature et recherchons des correspondances. Les Européens qui, depuis 1415, commencent à dominer la haute mer, sont fiers d’être des conquistadors. Les liens entre maîtrise de la mer et liberté, assimilée à la puissance et à la grandeur des Etats, ont été ressentis dès le XVIe siècle par Claude de Seyssel, conseiller de François Ier, par des responsables espagnols, par Walter Raleigh … par Grotius et, vers la fin du XIXe siècle, par Mahan, théoricien de la puissance navale américaine. En lisant leurs thèses, j’ai pensé à la mer perçue par Dessalines comme un obstacle invincible, j’ai pensé aussi à l’avalanche des forces terrestres de Mao-Tsé-Toung arrêtées en 1949 par la Septième flotte américaine. Je me suis donné la mer comme grille de lecture pour penser l’histoire du couple esclavage/liberté en Haïti. Vous parlez de goût amer qui peut venir de la mer. Pour moi la mer est finalement un symbole, celui de l’espace. Aujourd’hui, j’ai une autre inquiétude : les hommes sauront-ils aménager l’espace naturel comme un bien commun ou continueront-ils de se battre pour en avoir le monopole ?

Leslie Péan : Les révoltes des esclaves ont eu lieu à Saint Kitts en 1639. Au Brésil avec l’état noir indépendant de Palmarès de 1630 à 1667. À Saint John en 1733 où ils gardèrent l’ile indépendante pendant six mois avant d’être vaincus par une coalition de soldats danois, français, anglais et hollandais. À la Jamaïque où il y eut de nombreuses révoltes d’esclaves dont celle de Nanny entre 1728 et 1733 et également à Haïti avec Padréjean en 1676 et Mackandal en 1757. Comment expliquez-vous que ce soit en Haïti en 1793 que le racisme anti-noir, inventé par les Blancs, soit devenu le plus grand obstacle au maintien de la plus riche des colonies européennes ?

Vertus Saint Louis : Il nous faut distinguer dans le processus révolutionnaire de Saint-Domingue les facteurs internes de ceux d’ordre extérieur. Il faut relever le poids écrasant de la masse servile à l’intérieur de Saint-Domingue. Elle a pu, en dépit de la diversité des tribus venues d’Afrique, se donner un moyen de communication : le créole, langue de toute la société, à côté du français, langue de l’administration, de quelques colons et lettrés. Elle a pu se créer à travers le vaudou un lieu de communication échappant à l’emprise des maîtres. Mais ces facteurs n’auraient pas pu jouer en l’absence du grand craquement de l’ordre international provoqué par la révolution en France. En demandant la convocation des Etats généraux, les Notables en France ont enclenché un processus qui devait aboutir à une révolution qualifiée de bourgeoise mais dont le commerce et l’industrie de France n’avaient pas l’initiative politique. Les colons de Saint-Domingue en demandant et obtenant une représentation aux Etats généraux de France ont enclenché le processus qui conduira à une révolution anti-esclavagiste. Les colons demandaient la liberté du commerce. Leur obstination à refuser non seulement l’abolition de la traite mais encore le principe de l’égalité avec les libres de couleur leur privera de base politique pour conduire leur mouvement contre le commerce de la métropole. Ces derniers ont plus ou moins fait alliance avec les esclaves. La guerre internationale a ranimé en 1793 une insurrection des esclaves qui alors battait de l’aile. A partir de ce moment, les armées indigènes se sont constituées qui échappaient au contrôle de la France à laquelle le négoce américain enlevait le commerce des Antilles.