Les catholiques allemands, sonnés par les révélations en série d’affaires de pédophilie, attendent avec une crainte mêlée d’espoir le grand rassemblement œcuménique qui s’ouvrira mercredi 12 mai.
Sur son bureau, dans la cure flambant neuve de Solln, un quartier résidentiel de Munich, des enveloppes posées par la secrétaire, que le P. Wolfgang Neidl compte, une à une. « Quatre, annonce-t-il, rien que ce matin. » Quatre, c’est le ombre de demandes de « sorties d’Église » reçues aujourd’hui par la paroisse Saint-Jean-Baptiste. « Il en arrive chaque jour », soupire le jeune curé ; rien qu’au cours des quatre premiers mois de 2010, le nombre de sorties d’Église a déjà dépassé celui de l’année dernière.
Cette possibilité donnée aux Allemands de rayer leur nom des listes fiscales – de façon à ne plus payer l’impôt d’Église – est devenue le cauchemar des prêtres allemands. Depuis le début de la crise, née de la révélation de cas de pédophilie dans l’Église, ces départs se multiplient.
Chaque diocèse fait ses comptes : pour le seul mois de mars, l’évêché de Bamberg (Bavière) en a reçu 1 400, contre 200 à 300 les mois précédents. Celui de Fribourg (Bade-Wurtemberg) en recensait, mi-avril, trois fois plus qu’en 2009. À Augsbourg (Bavière), où Mgr Walter Mixa, accusé de maltraitance sur mineurs et de malversations, a présenté sa démission, c’est une hémorragie : 4 300 départs depuis janvier…
"Verra-t-on enfin une image positive de l’Église ?"
De tels chiffres témoignent de l’ampleur de la crise que traverse aujourd’hui l’Église catholique. Dans ce contexte, chacun attend avec un espoir mêlé de crainte le début de l’Ökumenische Kirchentag qui devrait rassembler à partir de mercredi près de 200 000 chrétiens catholiques et protestants dans la capitale bavaroise.
« Verra-t-on enfin une image positive de l’Église ? » s’interroge Johannes Hagl. Cet assistant pastoral de la paroisse Saint-Ansgar, marié et père de deux enfants, ne cache plus son dégoût. « Deux, trois pages chaque jour dans les journaux, jamais on n’aura autant parlé de l’Église qu’avec ces histoires d’abus sexuels », observe-t-il, amer. La semaine dernière, quand il fut en plus question des malversations dont se serait rendu coupable l’évêque de la ville voisine d’Augsbourg, là, « c’était trop, j’ai arrêté de lire »…
Comme lui, les catholiques allemands sont sonnés. À la hauteur, sans doute, du rôle que joue encore l’institution ecclésiale dans le pays. Michael Kroll, la quarantaine, responsable à la Caritas locale, est depuis son plus jeune âge très impliqué dans l’Église : au sein de l’Association de la jeunesse catholique, dont il fut président, puis du Comité central des laïcs (ZDK).
"Mon premier réflexe, ce fut de partir"
Depuis trois mois, il tourne et retourne dans sa tête ces histoires : « On savait qu’il y avait eu ces choses-là dans certains internats. Mais à ce point ! » Comme tous ici, c’est l’étendue des scandales d’abus sexuels qui l’a étonné.
Meurtri, également, le P. Jan Roser, tout jeune jésuite, philosophe, qui se décrit lui-même comme un « produit » des collèges jésuites : « Mon premier réflexe, ce fut de partir, comme on quitte une famille dont on a honte. Puis j’ai voulu comprendre. » La crise marque pour lui la fin d’une certaine naïveté : « Jusqu’ici, j’étais persuadé que les jésuites avaient le meilleur système d’éducation… »
L’horreur devant de tels actes s’est rapidement doublée d’un étonnement devant les réactions de l’opinion publique. « Il s’agit quand même souvent d’affaires relativement anciennes et qui ne concernent pas seulement les institutions catholiques », note-t-il. Mais c’est l’Église catholique qui s’est rapidement retrouvée au cœur de la tempête.
"Ils ont cherché à tout prix à préserver l’appareil"
Dans son bureau, face à la Marienplatz, le centre religieux de la ville, le professeur Alois Baum gartner essaie de comprendre la « vague médiatique ». Ce laïc, théologien, président du très puissant conseil diocésain des catholiques du diocèse, évacue d’un geste la théorie du complot, dans un pays pourtant encore marqué par le Kulturkampf, le combat culturel mené autrefois par Bismarck contre les catholiques. Il attribue avant tout cette « concentration » sur l’Église à « la hiérarchie elle-même, qui a très mal géré le scandale car elle l’a d’abord caché. Puis elle a refusé de voir le problème, a menti et a répondu en ordre dispersé. »
Partout, les évêques sont montrés du doigt. Notamment par les prêtres, qui tentent de limiter les dégâts dans l’opinion publique. Dans le quartier branché de Saint-Maximilien, sur les rives de l’Isar, le P. Rainer Maria Schiessler est célèbre dans toute la ville pour savoir porter, lors de la fameuse fête de la bière, cinq chopes dans chaque main…
Cet homme à la stature imposante ne manie pas la langue de bois. « Enfin, s’exclame-t-il, l’Église va peut-être en finir avec cette tradition du silence ! » Le curé n’a pas de mots assez durs pour fustiger des responsables « qui ont d’abord été au service d’un système, et non du Christ ». « Il faut retrouver l’humilité, suivre l’exemple du Christ », tonne-t-il.
Les laïcs ne sont pas en reste. Hanns Peters, ancien président du conseil de doyenné, a consacré quasiment toute sa vie à l’Église. « Tous mes enfants ont grandi sous les crucifix des écoles de Bavière », précise ce laïc. Aujourd’hui, le vieil homme tremble d’indignation : « La sainteté de l’institution a été considérée comme plus importante que celle du peuple de Dieu ! Ils ont cherché à tout prix à préserver l’appareil. Tout le monde savait, personne ne disait rien… »
"Personne n’ose faire la vérité sur cette époque"
En cause, les évêques, et… le pape, dont c’est l’ancien diocèse. « Personne n’ose faire la vérité sur cette époque », marmonne encore Hanns Peters. Ici, chacun regrette que Benoît XVI n’ait pas écrit une lettre aux catholiques allemands, comme il l’a fait avec les catholiques irlandais.
« La crise que nous vivons n’est pas une crise de la foi, mais une crise de la crédibilité de l’institution », constate le P. Neidl, à Solln, en jouant sur la racine allemande glauben (croire, au sens de foi et de crédible). Même un évêque comme Mgr Franz Joseph Baur, l’un des responsables du séminaire de Munich – fondé par le cardinal Ratzinger – en convient : « Nous devons être professionnels. Il faut en finir avec les structures autoritaires où les décisions viennent d’en haut, sinon jamais l’Église ne pourra reconquérir la confiance des catholiques. »
Le catholicisme allemand est appelé à vivre ce que le jeune père jésuite Jan Roser nomme un « tournant copernicien » : « L’Église doit faire le choix de la victime, lui donner la priorité à elle, et non à l’institution. » Dans la très catholique Bavière, voilà qui ne va pas de soi.
Fort de son expérience d’ancien ministre de l’éducation de ce Land, Hans Maier, qui fut aussi président du Comité central des catholiques, y voit lui aussi un tournant historique : « Traditionnellement, l’Église catholique, après le Kulturkampf, s’est mise dans une position de défense de l’institution, avant tout. Nous devons désormais en finir avec cette priorité, car ce n’est plus tenable. »
"La société est plurielle, la foi ne va plus de soi"
Mgr Baur va plus loin : « Jusqu’ici, les catholiques allemands se considéraient naturellement comme “bien-pensants”, apportant une contribution majeure à la culture », raconte-t-il. Une certitude qui aurait culminé avec l’élection de Benoît XVI. « Avec cette crise, poursuit le responsable de séminaire, est apparue brutalement avec force dans l’opinion publique des courants remettant en cause la place du christianisme : la société est plurielle, la foi ne va plus de soi… » C’est bien le rôle de l’Église dans la société qui est en jeu, désormais.
« Que va devenir l’Église ? » Eva-Maria Heerde pose carrément la question. Directrice du centre Misereor de Munich, cette ancienne volontaire en Bolivie se bat, en Amérique latine comme à Munich, pour les plus pauvres. « Ici, les catholiques sont partout, dans l’assistance sociale, les hôpitaux, les maisons de retraites... Va-t-on perdre cette tradition de coopération avec la société ? », s’interroge-t-elle.
Elle sait que ce rôle est d’abord fondé sur l’argent : « Si tout le monde quitte l’Église, il n’y aura plus d’impôt, donc plus d’argent. » Ancien banquier, le P. Wolfgang en est presque malade, qui, chaque jour, reçoit des avis de départ. « J’ai fait les comptes pour tout le diocèse avec les premiers chiffres, le manque à gagner va être considérable », déplore-t-il.
« Si nous n’avons plus de place, plus de rôle, plus de légitimité, qui portera la voix de l’Évangile dans la société ? », s’inquiète aussi Michael Kroll. Le jeune employé de la Caritas ne baisse pas les bras. Au contraire, il voit dans l’Ökumenische Kirchentag la possibilité pour les chrétiens, avec plus de 2 900 ateliers proposés au long de ces trois jours, de manifester tout ce que le christianisme fait de bien dans le pays. « Nous devons montrer que, comme chrétiens, nous avons l’espoir, encore d’améliorer le monde », affirme-t-il, avant de corriger, pensif : « d’améliorer le monde… et d’améliorer aussi l’Église ».
Isabelle de GAULMYN, à Munich