Une fièvre gourmande s'est emparée des Français. Plus gourmets que jamais, ils épluchent et mitonnent comme des chefs ! Hier corvée, la cuisine rime désormais avec plaisir. Même à la télévision, elle fait recette. Et si le parfum du bonheur mijotait au fond des marmites ?
La cuisine, nouvelle passion hexagonale? Assurément. Les Français étaient gourmands; ils sont devenus fin gourmets, prêts à dépenser des trésors d'énergie pour concocter de véritables œuvres d'art culinaires. La télévision surfe avec allégresse sur cette fièvre gourmande qui transforme le plus anonyme des cadres moyens en chef d'un soir rêvant, plein d'espoirs, à une nouvelle vie peuplée d'étoiles ! Des émissions comme «Un dîner presque parfait» (M6) ou «Masterchef» (TF1) réalisent de véritables cartons en termes d'audience (5,9 millions de téléspectateurs pour la finale «Masterchef» le 4 novembre 2010...) tandis que, dans les librairies, les rayons croulent sous les livres de recettes - plus de 4000 nouveaux ouvrages publiés l'an dernier. Et ces derniers n'ont plus grand-chose à voir avec ceux de nos grands-mères: rien de plus mode, de plus créatif et design que la cuisine d'aujourd'hui. Même le très tendance concept store de la rue du Faubourg-Saint-Honoré,Colette, s'est mis au tempo de cette nouvelle «gastromania». Dernièrement, une séance «cooklette» consacrée à la confection des soupes de saison était proposée au Water Bar, traditionnel rendez-vous des fashion victims parisiennes.
L'art de réussir ses calamars a la plancha
Rue de Penthièvre, dans le VIIIe arrondissement. A l'Atelier des chefs, la soirée «Cocktail attitude» du vendredi soir vient de commencer. Au programme: cocktails à volonté et leçon de tapas. La formule connaît un vrai succès auprès des célibataires, avec une centaine d'inscrits à chaque fois : rien de tel, pour briser la glace et rencontrer l'âme sœur, que d'échanger sur l'art de réussir ses calamars à la plancha ou ses papillotes de daurade au lait de coco sauce soja ! «Au restaurant, les gens ne se parlent jamais, mais, dans un cours de cuisine, la conversation vient naturellement », observe Nicolas Bergerault, qui a fondé l'Atelier des chefs avec son frère, en 2004. Diplômé d'HEC, costume sombre à rayures et look de jeune premier, ce « pro » du marketing a fait ses classes chez L'Oréal et Nestlé avant de se lancer dans l'aventure. Avec succès: 150.000 heures de cours ont été dispensées en 2010 (contre 100.000 un an plus tôt et 50.000 en 2008) tandis que l'Atelier des chefs a ouvert des antennes en province (Lyon, Bordeaux, Nantes, Lille, Dijon, Aix...) mais aussi à Londres et Dubaï, en attendant le Japon. «On a 80% du marché », se réjouit Nicolas Bergerault, que les grands noms de la gastronomie commencent à regarder un peu de travers. Car la spécificité de l'Atelier des chefs est de rendre la grande cuisine accessible à n'importe quel quidam équipé d'un robot mixer, ou presque ! Macarons, tiramisu de marrons glacés au whisky, gambas rôties flambées au cognac, tatin de désirées au boudin landais et autres douceurs... «Nous proposons des recettes réalisables avec des ingrédients que l'on trouve partout, mais qui sont valorisantes pour celui qui est aux fourneaux. Il faut que ça en jette.», lance Nicolas Bergerault.
Est-ce l'effet des 35 heures, ou celui de la crise, qui éveille chez les Français un sévère besoin de réconfort, ouvrant la porte à toutes les formes de régimes antidéprime? Toujours est-il que la cuisine à la maison connaît actuellement un succès phénoménal, tant, d'ailleurs, auprès des femmes que des hommes. Hier corvée, elle rime désormais avec plaisir. C'est là un vrai changement. Dans les années 70, les femmes en quête d'émancipation finissaient par voir dans les casseroles le pire des symboles de leur aliénation. Rejetant pêle-mêle aspirateur et ustensiles culinaires au placard, elles se sont ruées sur les plats cuisinés proposés par l'industrie alimentaire qui, depuis lors, a connu un essor spectaculaire.
Toujours très tendance, Colette, le célèbre «concept store», anime des séances «cooklette». La dernière était consacrée aux soupes de saison au Water Bar.(Colette) |
C'est cette même soif de convivialité qui explique l'incroyable succès du site internet Marmiton.org, spécialiste des recettes conçues par des non-chefs pour des amateurs. Numéro un de l'internet culinaire francophone, avec 9,4 millions de visiteurs uniques par mois - 11 millions en décembre, en raison des fêtes. -, ce site permet aux internautes d'échanger recettes, astuces et expériences personnelles. «Nous avons créé un outil de partage et fait du web2.O avant que cela n'existe, se réjouit Christophe Duhamel, l'un des fondateurs de Marmiton.org, racheté 7,5 millions d'euros par Aufeminin.com en 2006. Ce qui motive les gens, c'est la possibilité que nous leur offrons de pouvoir dialoguer. Nous avons créé de nouveaux schémas de transmission des savoir-faire pour remplacer ceux qui existaient autrefois au sein des familles.»
«Quand je pense qu'on s'imaginait tous, enfants, qu'après l'an 2000, on ne se nourrirait plus que de pilules», s'amuse un quadra, gourmet à ses heures. Il n'en est rien, fort heureusement. Les enfants des enfants du baby-boom sont des mangeurs beaucoup plus avertis que leurs parents : en quête de saveurs bien réelles et soucieux comme jamais de leur bien-être (si l'on doit vivre plus longtemps, autant vivre bien, c'est logique), ils plébiscitent les « vrais » produits - ceux des marchés et des rayons bio des supermarchés -, mais aussi la « vraie » cuisine qui sait révéler toute leur majesté. Quoi de plus élégant qu'un filet de saint-pierre tout bête posé, en équilibre parfait, sur sa fantaisie de légumes de saison? Le goût du vrai mais aussi le culte de la simplicité (bien que la présentation des mets soit de plus en plus sophistiquée) n'ont jamais été à ce point plébiscités. «On peut faire des choses merveilleuses avec une betterave rouge, une carotte des sables, un chou pointu ou un navet boule d'or», explique Luc Dubanchet, rédacteur en chef de la revue Omnivore.
«Cuisiner, c'est une manière de se retrouver soi-même»
Le phénomène intéresse au plus haut point les sociologues qui voient dans cet engouement pour la « cuisine-vérité » une quête de sens quasi désespérée. Dans un monde sans repères où tout va toujours plus vite, et parfois trop loin, le retour en force de l'acte de cuisiner serait-il la clé du bien-être, voire du bonheur? «Cuisiner, c'est une manière de se retrouver soi-même, résume Perla Servan-Schreiber, auteur du Bonheur de cuisiner (Editions de la Martinière) et éditrice avec son mari, Jean-Louis Servan-Schreiber, du magazine Clés. Quand je rentre chez moi après une journée de travail, je ressens au plus profond de moi le besoin de me mettre aux fourneaux. C'est une manière de quitter le monde de la représentation pour me ressourcer intérieurement. Cela me remet dans la matérialité. Nous passons notre temps dans le virtuel, devant des écrans d'ordinateur ou de télévision; cela fait du bien de toucher des aliments, des légumes frais qui sont autant de morceaux de vie. Il faut réhabiliter le contact sensoriel, mais aussi la vraie temporalité. Dans la cuisine, le maître absolu, c'est le temps. Vous ne pouvez pas négocier avec lui. Un œuf à la coque, c'est entre 3 et 4minutes. Si c'est plus, ce n'est plus un œuf à la coque!»
L'autre nouveauté, c'est que les chefs sont devenus des stars, des quasi-gourous qui donnent le la de la tendance comme s'ils délivraient la parole divine. «La profession de cuisinier a connu une véritable ascension, en termes de prestige, depuis deux ou trois décennies, note Claude Fischler, directeur de recherche au CNRS. Tout a commencé avec la nouvelle cuisine. Des chefs se sont mis à leur compte, refusant de se plier aux ordres d'un patron pour exprimer plus pleinement leur talent personnel. Cela a donné le coup d'envoi au phénomène de starisation des chefs. Quelqu'un comme Bocuse a fait littéralement sortir les cuisiniers de la domesticité. C'est devenu une vraie profession, qui attire aujourd'hui de plus en plus de jeunes après le bac.» A Lyon, l'Institut Paul-Bocuse compte ainsi 400 étudiants (20 % sont titulaires d'un bac S) qui, outre une formation aux techniques de la restauration, reçoivent un enseignement poussé en marketing, finance, ressources humaines, stratégie... A la sortie de l'Institut, 30 % des étudiants créeront leur entreprise.
Autre signe du changement de statut de la cuisine: sa position dans la maison n'est plus la même. Hier reléguée en coulisses, elle fait désormais pratiquement partie des pièces de réception ! Souvent ouverte, la cuisine est un lieu de vie, c'est parfois là que les enfants font leurs devoirs, c'est aussi là que les confidences s'échangent. Et puisque la cuisine se montre désormais au grand jour, les Français soignent son look. «Elle est devenue l'une des pièces les plus importantes pour afficher sa réussite sociale mais aussi son sens de l'esthétique, remarque Jean-Claude Kaufmann. Il y a d'ailleurs un vrai paradoxe entre la tendance froide, intégrée et métallique qui prévaut de nos jours, et le désir de faire de la cuisine un endroit chaleureux et caressant, lieu de réconfort et de plaisir.» Placards laqués, four high-tech dernier cri, réfrigérateur américain, écran plat, plan de travail en granit du Zimbabwe couleur noir, taupe ou chocolat... Les Français dépensent des sommes folles pour parer leur cuisine-laboratoire des plus beaux atours. Décidément, ils sont bel et bien toqués.