| Radio Canada – lun. 30 janv. 2012
L'avocat d'Hamed Shafia a annoncé qu'il fera appel du verdict de culpabilité de meurtres prémédités prononcé contre son client.
Patrick McCann a déposé un avis d'appel lundi matin. Il estime que le juge n'aurait pas dû accepter le témoignage de la spécialiste en crimes d'honneur. Elle n'était pas suffisamment qualifiée, selon lui.
Me McCann croit aussi que le juge n'aurait pas dû accepter les témoignages des copains des victimes, de leurs enseignantes et de leur directrice d'école.
Il dit aussi s'attendre à ce que les avocats de Mohammed Shafia et de Tooba Yahya déposent également un avis d'appel.
La Cour d'appel pourrait refuser d'entendre la cause. Le juge Maranger a été très méticuleux au cours du procès pour qu'il n'y ait pas de motifs d'appel basé sur les procédures.
De plus, selon la professeure Marie-Pierre Robert, qui étudie les crimes d'honneur, « il ne faut pas s'inquiéter outre mesure de la question de l'appel ». La jurisprudence montre que les appels dans les précédentes affaires de crimes d'honneur n'ont fait que confirmer les verdicts de culpabilité des jurys, explique-t-elle.
Mohammad Shafia, son épouse, Tooba Yahya, et leur fils Hamed ont été reconnus coupables des meurtres prémédités de trois des filles du couple, Zainab, Sahar et Geeti et de la première épouse de M. Shafia, Rona Amir Mohammad, au palais de justice de Kingston, dimanche. Ils sont automatiquement condamnés à la prison à vie, sans possibilité de libération avant 25 ans. Ils faisaient face à 12 chefs d'accusation.
Hassibulah Fazel, le cousin de Tooba Yahya, qui est aussi administrateur de la Maison afghane-canadienne de Montréal, accepte le verdict et insiste sur le fait que plusieurs personnes de la communauté afghane sont troublées par les crimes commis par les Shafia. « On ne veut pas que ce cas-là ternisse l'image de la communauté, parce que ça ne fait pas partie de nous. »
Plusieurs leaders de la communauté islamique ont pris la parole, lundi, notamment pour dénoncer la violence contre les femmes.
Pour la présidente de Centre culturel Noor de Toronto, Samira Kanji, il ne faut pas mettre trop d'accent sur le motif présumé de crime d'honneur. Il convient mieux, selon elle, de parler de violence domestique. « Honneur ou pas, ce sont des meurtres et ils seront traités comme des meurtres ».
Mme Kanji se dit par ailleurs offensée par les commentaires du juge Maranger, qui a estimé que le jugement confirmait les valeurs canadiennes. « Je ne crois pas que le respect de la vie est une valeur essentiellement canadienne ou essentiellement occidentale. Je crois que c'est une valeur universelle », dit-elle.
« C'est juste tellement tragique, de tellement de façons », s'est pour sa part désolé l'imam de la communauté de Kingston, Sikander Hashmi, qui a eu une pensée pour les plus jeunes enfants de la famille Shafia.
Quant à l'activiste des droits des femmes musulmanes Djemila Benhabib, auteure du livre Ma vie à contre-Coran, le jugement de dimanche représente « l'échec de tous ceux quoi se cachent derrière leur religion, derrière leur culture, derrière leur tradition pour aliéner les femmes. »
Interrogée sur l'hypothèse de certains commentateurs qui estiment que Tooba Yahya aurait pu souffrir elle-même d'aliénation par rapport à son époux, Mme Benhabib estime que la mère des victimes « a sûrement joué un rôle actif » dans leurs meurtres. « Ce n'est pas la première fois qu'on assiste à ce genre d'actions. Les femmes sont, en général, également gardiennes des traditions. Je vous rappellerai qu'en Afrique, ce sont elles qui excisent. Je vous rappellerais que ce sont également des femmes qui organisent les cohortes anti-avortement », nuance Mme Benhabib.
Le juge tiens des propos très durs à l'endroit des coupables
Les jurés ont rendu leur verdict dimanche au terme de 15 heures de délibérations, commencées samedi matin. Ils devaient choisir entre trois verdicts : coupables de meurtres prémédités, coupables de meurtres non prémédités ou non coupables.
En rendant la sentence, le juge Robert Maranger a déclaré : « Il est difficile de concevoir un crime plus ignoble et plus haineux. La raison apparente de ces honteux meurtres commis de sang-froid est que ces quatre totalement innocentes victimes avaient outragé votre concept complètement tordu et malade de l'honneur, lequel n'a absolument pas sa place dans une société civilisée. »
Après le verdict, les trois membres de la famille Shafia ont maintenu leur innocence. S'adressant au juge, Mohammad Shafia a déclaré que le verdict était « injuste » et qu'il n'était pas un criminel. Quant à Tooba Yahya, elle a aussi décrété « votre honorable justice est injuste ». Elle a ajouté qu'elle n'était pas une meurtrière mais une mère. Hamed a dit au juge qu'il n'avait pas noyé ses soeurs.
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L'affaire Shafia
Mohammad Shafia, sa seconde épouse Tooba Yahya et leur fils Hamed Mohammad Shafia étaient accusés des meurtres prémédités de trois des filles du couple : Zainab, Sahar et Geeti (âgées de 19, 17 et 13 ans) et de la première épouse de M. Shafia, Rona Amir Mohammad, âgée de 52 ans.
Les quatre femmes ont été retrouvées mortes noyées dans les eaux du canal Rideau, aux écluses de Kingston, dans une Nissan Sentra que la famille avait achetée quelques jours avant le drame, survenu dans la nuit du 29 au 30 juin 2009.
Les trois accusés avaient plaidé non coupables aux accusations portées contre eux.
Le procureur de la Couronne s'est dit très satisfait du verdict : « Il s'agit d'un beau jour pour la justice canadienne. Notre société démocratique est là pour protéger les droits de tous. C'est une journée très triste parce que le jury a déterminé que quatre personnes qui aimaient la liberté ont été assassinées par leur propre famille dans les circonstances les plus troublantes qui soient. Nous pensons à ces quatre femmes merveilleuses qui sont mortes d'une mort inutile. Ce verdict envoie un message très clair concernant les valeurs que nous chérissons au Canada », a déclaré Gerard Laarhuis.
Le ministre de la Justice du Canada, Rob Nicholson, a aussi réagi au verdict. « Notre gouvernement s'est engagé à protéger les femmes et les autres personnes vulnérables contre toutes les formes de violence et à tenir les agresseurs responsables de leurs actes. Nous avons été clairs : ces meurtres, comme tous les autres, sont barbares et inacceptables au Canada », a déclaré le ministre Nicholson, dans un communiqué.
Le motif du meurtre
Selon la Couronne, l'élément qui a déclenché le complot de meurtre fut la fugue de Zainab, en avril 2009. L'aînée des filles Shafia s'était à l'époque enfuie dans un refuge pour femme. Selon la Couronne, il s'agissait de l'ultime acte de trahison aux yeux des Shafia, puisque Zainab avait alors rendu publics les problèmes de la famille, et qu'elle désirait en s'enfuyant pouvoir épouser un homme que son père désapprouvait. Zainab avait ensuite été convaincue par sa mère, Tooba Yahya, de rentrer à la maison, avec la promesse que son mariage avec son petit ami pourrait aller de l'avant. Le mariage avait finalement été annulé le lendemain.
Après cet épisode, Mohammed Shafia avait téléphoné à un membre de la famille de Tooba Yahya pour lui dire qu'il voulait amener Zainab en Suisse, qu'ils iraient faire un pique-nique au bord de l'eau, et qu'il la noierait sur place. Un autre membre de la famille Shafia a également témoigné devant la cour pour dire que Mohammed Shafia lui avait confié que s'il avait été présent au mariage de sa fille, il l'aurait tué.
Tout au long du procès, les avocats de la défense ont plaidé le simple accident. La Couronne soutenait plutôt qu'il s'agissait d'un meurtre prémédité commis pour laver l'honneur de la famille, et mis en scène pour faire croire à un accident.
Le procès a duré près de quatre mois. Quelque 160 éléments de preuve, dont des centaines de photographies ainsi que des dizaines d'heures d'écoute électronique et d'interrogatoires, ont été présentés aux jurés.
Cinquante-huit témoins, dont des enseignants, des adolescentes, des travailleurs sociaux, des policiers, des spécialistes des technologies, des professionnels médicaux, des membres de la famille Shafia ainsi que deux des accusés, ont aussi comparu.