Mots-clés: aristote, sens, confiance, trompé, conscience
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Né dans la région de Tours en 1596. Mort en Suède en 1650. Ses cendres, par décision prise au nom du peuple français, auraient dû être transférées au Panthéon. Cette promesse n'a toujours pas été tenue.
Le Discours de la méthode, publié en 1637, tient lieu de préface à trois ouvrages scientifiques:
la Dioptrique (que l'on appellerait aujourd'hui Optique) exprime notamment la loi de la réfraction, découverte par Descartes peu de temps après l'Anglais Snell;
la Géométrie (Descartes invente la géométrie analytique: il applique l'algèbre à la géométrie, représente les courbes par des équations);
les Météores (où le philosophe explique divers phénomènes atmosphériques).
Le livre IV du Discours contient, en résumé, la philosophie de Descartes. Elle est développée 4 ans plus tard dans les Méditations métaphysiques, publiées en latin. La méditation est l'exercice philosophique par excellence, l'exercice de la pensée, le dialogue de l'âme avec soi-même dont Platon fait la définition de la pensée. Quant à la métaphysique, elle est cette partie de la philosophie qui étudie les principes des autres sciences, les fondements sur lesquels reposent les autres sciences. Le nom de "philosophie première", qui apparaît dans le sous-titre des Méditations, était le nom donné par Aristote pour désigner la métaphysique. A l'époque de Descartes, on emploie encore le mot "philosophie" pour désigner la science. Newton parle de la philosophie naturelle pour désigner la science de la nature, c'est-à-dire la physique. La philosophie première, c'est celle qui étudie ce qui est premier: les principes, les fondements. C'est de ceci qu'il s'agit: l'époque de Descartes est un bouleversement sans précédent; les sciences se développent et progressent comme jamais auparavant. Cette révolution, à côté de laquelle la révolution du savoir par internet paraît dérisoire, est initiée par Galilée[Notice], et par Descartes lui-même. Elle est déclenchée par la décision audacieuse - un véritable pari - de tenir les mathématiques pour la clé (au sens où l'on parle d'une clé en cryptographie, celle qui livre un code) de la compréhension de l'univers. C'est osé, car les mathématiques, particulièrement abstraites, semblent impuissantes pour nous aider à connaître notre monde. C'est pourquoi Descartes cherche à justifier cette méthode nouvelle, dont il est question dans le Discours. Pour cela, il appelle la philosophie et la métaphysique à la rescousse. Ses méditations sont métaphysiques mais l'enjeu, lui, est scientifique. "Je m'avance masqué", a dit le philosophe. Aucune trace de participation à un quelconque complot là-dedans: simplement, la métaphysique et la référence à Dieu servent à justifier cette entreprise qu'est la science moderne. Avec prudence, car le procès fait à Galilée ne date que de 1632.
Méditation première
I. Position du problème
§1. Le problème: nous avons des préjugés. Les premiers remontent à l'enfance. "Comme nous avons été enfants avons que d'être hommes, ..." (Principes de la philosophie,I, 1; même constat dans le Discours de la méthode, III). Ces premières opinions ne sont pas de véritables connaissances: elles ont été admises bien qu'elles fussent incertaines, seulement probables. L'opinion n'a qu'une apparence de vérité, une vraisemblance. Une connaissance, on peut la justifier, en donner la raison. Or ces premières opinions ont servi de sol, de base, à nos opinions ultérieures. Du coup, nos connaissances sont mal fondées. Les principes étant mal assurés, tout ce qui repose sur eux est sans solidité. Les fondements étant fragiles, c'est tout l'édifice de la connaissance qui est affecté.
Ces opinions dont parle Descartes, ce sont les savoirs de son temps, qu'on lui a enseignés au cours de ses études. Il les juge avec sévérité. Le Discours de la méthode, III, en dresse une critique détaillée. Seules les mathématiques ont trouvé grâce à ses yeux, et c'est un point important. "Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons[note]" (Discours, I). Les savoirs que Descartes rejette, c'est la philosophie scolastique, celle du Moyen Age, fortement inspirée d'Aristote. On se souvient que Molière aussi a raillé la fausse science des médecins de son siècle, et leurs références constantes au maître Aristote, dont le nom seul semble constituer un argument: Aristoteles dixit - Aristote l'a dit. C'est ce que l'on appelle un argument d'autorité: faute de preuve, on se réfugie derrière le nom d'un personnage qui fait autorité, mais qui peut se tromper. On a reproché aussi à la philosophie scolastique (la philosophie de l'Ecole) de se perdre dans des subtilités bien trop complexes et sans rapport avec l'expérience humaine concrète. Enfin, elle a développé des exercices purement dialectiques, les controverses, où l'on fait s'affronter deux opinions contradictoires. Un tel exercice est seulement rhétorique, destiné à développer l'éloquence, le sens de la répartie, mais non à progresser vers la vérité. Il ne peut inspirer que le scepticisme, le constat que, sur toute question, il est possible de trouver une opinion contraire, qu'à toute opinion on peut en opposer une autre, et que finalement aucune n'est vraie. C'est justement contre ce scepticisme que Descartes va se battre.
La science du début du XVII ème, c'est encore la physique d'Aristote. C'est précisément elle qui est ébranlée par la révolution scientifique dont Descartes est l'un des acteurs. La physique d'Aristote est en train de s'effondrer pour laisser la place à la science moderne. Cet événement est d'une ampleur considérable, et il faut bien de la prétention pour juger, sans recul, qu'une autre révolution lui est comparable. Les points de rupture entre la science d'Aristote et celle de Galilée ne concernent pas des points de détail, mais instituent une nouvelle vision du monde.
Source: Université Louis Pasteur
Aristote distinguait deux régions dans l'univers: le monde sublunaire, et le monde supralunaire. Le premier, à l'intérieur de l'orbite de la Lune, où nous sommes, est imparfait, marqué par le changement, la naissance et la corruption; rien n'y est éternel, tout y a un commencement et une fin. Au contraire, au-delà de la Lune, la région des astres fixes est celle de la perfection, de l'éternité, de l'incorruptibilité. Or, Galilée, grâce à la lunette qu'il est le premier à braquer vers le ciel, découvre les taches solaires. Donc une imperfection qui met en question la division aristotélicienne. Galilée va supposer, contre Aristote, que l'univers est homogène, uniforme. Les lois de la nature, pense-t-il, sont les mêmes partout; ce qui vaut ici vaut dans toutes les parties de l'univers. C'est l'un des grands principes de la science moderne, l'un de ses plus audacieux paris, car il n'est pas facile de le justifier. Descartes a l'ambition d'y parvenir grâce à ses Méditations: les lois de la nature sont les mêmes partout parce qu'elles sont l'œuvre d'un seul et unique législateur - Dieu.
La physique scolastique explique les phénomènes (ce qui apparaît) sensibles par des vertus cachées, des qualités invisibles, des forces occultes. La physique moderne refuse ce type d'explication. D'abord, le recours à de tels principes n'explique rien. Expliquer l'action de l'opium par sa "vertu dormitive", c'est ne rien dire. De plus, ces principes sont invérifiables puisqu'il est impossible, par définition, de les soumettre à l'expérience. La physique moderne prétend, elle, tout expliquer par les éléments de la matière, leur organisation et leur mouvement. Elle refuse le recours à des qualités, et s'appuie sur des éléments quantifiables, mesurables, et donc susceptibles d'un traitement mathématique. C'est là que réside la révolution galiléenne: la mathématisation de la physique, qui apporte la précision aux résultats. Galilée parie que l'univers peut être mieux connu grâce aux mathématiques. Cependant, cette décision pose une difficulté. En effet, comment se fait-il que les mathématiques, abstraites de l'expérience, soient cependant conformes à la réalité sensible? Descartes veut justifier l'ambition de la science moderne grâce à la métaphysique. L'essence de la matière, va-t-il montrer, consiste dans son étendue, c'est-à-dire sa spatialité. Or l'espace est mesurable, il est l'objet de la géométrie.
Note:
1. Il faut comprendre: "raisonnements".
II. Le doute
Il s'agit, pour fonder le savoir, et en particulier les nouvelles connaissances acquises en physique, de détruire ses anciennes opinions. Mais comment détruire toutes celles qui sont erronées, sans risquer d'en oublier? Le moindre oubli risquerait de ruiner toute l'entreprise. Descartes, dans la 7 ème réponse aux objections[Note], propose cette image: si, dans un panier de pommes, une seule est gâtée, il faut retourner tout le panier afin de faire le tri. Admettre une seule connaissance seulement probable, c'est prendre un risque - qu'elle soit fausse et contamine les autres. Mais les examiner toutes, une par une, ne serait pas seulement une tâche fastidieuse, ce serait impossible à mener à terme. Il faut donc une manière de procéder à la fois plus méthodique et plus radicale. C'est pourquoi Descartes décide de considérer comme faux tout ce qui n'est pas absolument certain. Ainsi, il lui suffit qu'une opinion soit seulement probable pour la rejeter, il s'épargne la peine de démontrer qu'elle est fausse. Descartes va s'obliger à considérer comme faux tout ce qui recèle le moindre degré d'incertitude - mais qui pourtant est peut-être vrai, mais c'est ce "peut-être" qui comporte un risque. Il décide de faire comme si "incertain" était synonyme de "faux". Descartes applique ici la première règle de sa méthode, énoncée dans le Discours, II, et inspirée des mathématiques: "ne jamais recevoir aucune chose pour vraie, que je la connusse évidemment être telle". C'est la règle de l'évidence. Le succès des mathématiques vient de ce qu'elles reposent sur des principes évidents (axiomes), dont on déduit des conséquences selon des règles purement logiques, donc sans aucun risque. Le mathématicien a l'exigence de tout démontrer, de ne jamais rien supposer qui ne soit démontré, ou évident. C'est le modèle à imiter. Descartes ne veut admettre que ce qui est évident. Les deux critères de l'évidence sont la clarté et la distinction. Est évident ce qui est clair et distinct. Clair s'oppose à obscur. Une idée claire est "présente et manifeste à un esprit attentif". C'est une idée qui s'impose par sa présence, comme est présent, par exemple, un objet que l'on a sous les yeux. La clarté est liée à la présence de l'idée. On la voit, comme on perçoit un objet. Distinct s'oppose à confus. Une idée distincte est "précise et différente de toutes les autres". On ne la confond pas. Elle n'est pas mélangée à une autre. La distinction implique la connaissance de la source de cette idée, c'est-à-dire de l'objet qui lui correspond. Les impressions sensibles sont confuses. Une douleur est une idée claire, mais confuse - il est évident que je l'éprouve, mais elle ne suffit pas à me donner une connaissance de sa cause. La méthode de Descartes va donc consister à mettre en doute tout ce qui n'est pas clair et distinct, tout ce qui n'est pas évident.
Le doute naturel
Le doute cartésien est à distinguer du doute naturel, ou du doute ordinaire, en ceci qu'il est méthodique et volontaire. Méthodique: il diffère en cela du doute ordinaire, dont on est saisi lorsque ce que l'on croyait vrai se révèle incertain. Le doute naturel est suscité par l'objet, il vient de ce que l'objet est douteux. En général, on doute parce que l'on a un motif de douter. Le doute philosophique, lui, est actif, il vient du sujet, il relève d'une décision. Je me demande si j'ai bien fermé le gaz: j'ai un motif de douter, c'est que je n'ai pas vérifié, et en plus je me connais - je suis distrait. C'est le doute ordinaire. En revanche, lorsque Descartes s'interroge sur la réalité du monde qui l'entoure, il met en œuvre une méthode qui n'a rien de naturel. Au contraire, ce qui est naturel, c'est de croire, spontanément, à la réalité du monde. C'est la tendance normale de chacun. Le doute cartésien est donc volontaire: il doit être l'œuvre de la volonté, car il va à l'encontre de la pente naturelle de l'esprit, qui consiste à prendre pour vrai ce qui est vraisemblable. Ce doute-là n'est donc possible que pour un être doué d'une volonté libre, c'est-à-dire de libre arbitre. La possibilité de ce doute méthodique suppose la liberté de la volonté, la capacité de vouloir sans y être déterminé par une cause étrangère. Douter, comme le fait Descartes, sans motif particulier de douter, n'est possible que grâce à notre libre arbitre - une faculté grâce à laquelle je peux considérer comme faux ce qui pourtant est probable, grâce à laquelle je peux résister à la tendance naturelle et à l'habitude. Je peux refuser ce que pourtant tout me porte à croire vrai. Nous sommes libres de ne pas donner notre assentiment, même à ce qui à le plus de chances d'être vrai, et même à ce qui paraît évident. En ce sens, nous sommes libres devant le vrai. Mais cette liberté a sa contrepartie, c'est la possibilité de l'erreur. Je peux refuser d'admettre ce qui est vrai. La liberté de ma volonté me rend aussi capable de précipitation.
Le doute sceptique
Mais on doit aussi distinguer le doute cartésien du doute sceptique. Le doute sceptique, plutôt qu'une source d'interrogation, plutôt qu'une invitation à la réflexion, est un résultat. Il repose sur l'idée que l'interrogation ne peut aboutir à aucune réponse certaine, que la vérité ne peut pas être connue avec certitude. La pensée sceptique a été représentée par Montaigne. Descartes entend dépasser le scepticisme. Méthode, en grec, signifie "chemin". Le doute de Descartes est un chemin, un moyen, non un terme. Il est destiné à être provisoire. Dans le Discours de la méthode, III, Descartes affirme qu'il n'a pas l'intention d'imiter les sceptiques, "qui ne doutent que pour douter". Le doute, pour lui, n'est pas une fin en soi, mais un moyen en vue de cette fin qu'est la connaissance. Il n'entend pas s'installer dans le doute, attitude qu'il juge stérile; il a la ferme résolution d'en sortir. Le scepticisme n'est pas seulement insatisfaisant d'un point de vue théorique, il a en plus des conséquences pratiques redoutables. En effet, si rien n'est certain, comment juger la valeur morale d'une action? Faut-il tout accepter? C'est intenable. Descartes n'adopte la position des sceptiques qu'à titre provisoire, et dans le but de la retourner contre eux. Il va utiliser leur arme, le doute, pour finalement réfuter le scepticisme en montrant que la science est possible. Il va rejeter, dans un premier temps, toute sa connaissance, mais c'est pour la rebâtir mieux. Son dessein est de "rejeter le terre mouvante et le sable pour trouver le roc et l'argile" (DM, III).
Pour rejeter ses connaissances, il n'est pas utile de démontrer qu'elles sont toutes fausses. Il suffit de montrer qu'elles ne sont pas certaines. Cependant, s'il faut les examiner une à une pour établir leur incertitude, ce sera fastidieux, et même impossible. Mais une telle entreprise sera inutile. Pour rejeter ses connaissances, il suffira de saper les fondements sur lesquels elles reposent. Descartes va se contenter d'examiner les sources de ses connaissances pour voir si elles sont absolument dignes de confiance, ou si elles peuvent nous induire en erreur. Or, ces sources sont en nombre fini. Elles sont au nombre de deux: les sens et la raison. Toutes nos connaissances peuvent alors être réparties en deux catégories: les sensibles (qui proviennent de nos cinq sens) et les rationnelles (qui ont pour source la raison seule, comme les connaissances mathématiques). La tâche que s'est fixée Descartes est désormais réalisable. La suite de son argumentation est réglée sur cette distinction entre les deux types de connaissances.
Note:
GF p. 477. Descartes, avant de publier ses Méditations, en a fait parvenir un exemplaire aux philosophes et savants de son époque, afin de mettre ses idées à l'épreuve. Il leur a demandé de lui soumettre toutes les objections qu'ils pourraient soulever contre ses thèses.
III. La connaissance sensible
Descartes se livre d'abord à un examen critique de la connaissance sensible. Celle-ci est tenue pour fiable et certaine par le sens commun: dans un procès, la déposition d'un témoin oculaire a une influence importante sur l'opinion du jury. L'affirmation "je l'ai vu" semble posséder la valeur d'une preuve. Descartes va cependant chercher s'il n'existerait pas, même ne serait-ce qu'une petite raison de douter de ce genre de connaissance. Si c'est le cas, il la considèrera comme tout entière suspecte. Il va développer trois groupes d'arguments.
1. L'argument des illusions des sens.
Source: cours de Vincent Guyot sur la réfraction
Par exemple, les illusions d'optique. Ces exemples, Descartes néglige de les citer, car ce sont des arguments sceptiques très classiques. Dès l'Antiquité, les Pyrrhoniens ont recours à ce type d'argument pour tenter de prouver l'impossibilité de la connaissance. Ces exemples : celui de la rame, ou du bâton, qui, plongée dans l'eau, semble brisée; celui de la tour carrée qui, de loin, semble ronde (cité dans la méditation sixième); l'exemple de certaines maladies qui altèrent le sens du goût. Chacun a déjà vécu l'une de ces expériences où nos sens semblent nous tromper. Mais Descartes donne une portée radicale à son argument: "j'ai quelquefois éprouvé que ces sens étaient trompeurs, et il est de la prudence de ne se fier jamais entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés". Mes sens m'ont trompé quelquefois; donc je fais comme s'ils me trompaient toujours. Je ne peux pas être sûr qu'ils ne me trompent pas plus souvent, à mon insu. Il faut donc rejeter toute connaissance sensible. Mais Descartes est exigeant, il ne va pas se contenter de cet argument. En effet, la portée de cet argument est limitée à certains cas: dans ces divers exemples, soit l'on a affaire à une situation particulière, où l'on est régulièrement trompé, et qu'il est donc facile de repérer; soit à un objet "peu sensible ou fort éloigné" (comme la tour carrée vue de loin); soit à une situation anormale (la maladie). Les sens sont faillibles, mais les illusions sont régulières - elles se produisent dans des circonstances bien déterminées - donc repérables et prévisibles. Descartes expliquera lui-même l'illusion du bâton brisé, en formulant la loi de la réfraction. Par conséquent, l'existence d'illusions n'est pas une raison suffisante pour généraliser le doute à toute connaissance sensible. Descartes ne se contente pas de son argument. Il va en chercher un encore plus redoutable, qui mette les sens en cause en toute occasion, et pas seulement dans des situations prévisibles.
2. L'argument de la folie
En effet, à l'argument de la maladie qui peut affecter les sens, on peut objecter: mais moi, je suis sain; je n'ai donc pas de raison de douter de ce que je ressens. Descartes va donc radicaliser son argumentation. Il veut nous inspirer ce soupçon: et si nous étions tous, en permanence, comme le malade, sans le savoir? Il veut bousculer cette certitude de la santé, de la normalité; il met en question la distinction entre maladie et normalité. En effet, après tout, qu'est-ce que la normalité? Sommes-nous si sûrs de savoir les distinguer? Celui qui affirme "c'est normal" saurait-il définir la norme dont il parle? Et si la santé n'était qu'une maladie déguisée? Une maladie normalisée? L'argument que Descartes invoque est plus précisément celui de la maladie mentale, celui de la folie. Le "fou", comme on l'appelle, faute d'un concept plus précis, est susceptible d'hallucinations. Et si nous étions tous fous? Et si la raison elle-même était folle? Descartes formule le soupçon d'une proximité inaperçue entre raison et folie, d'une relativité de la raison et de la folie. Bien sûr, nous sommes persuadés d'être sains d'esprit. Mais cette conviction d'avoir raison, cette supériorité que nous éprouvons à l'égard du pauvre fou, n'exprime-t-elle pas autant d'orgueil que de sagesse? Car le contraire de la folie, c'est la sagesse. Or, les hommes "normaux" ne sont-ils pas justement très loin d'être des sages? Cette relativité des notions de raison et de folie a déjà été montrée par St-Paul; pour lui, la raison des hommes est folie au regard de Dieu. Erasme développe ce thème dans son Eloge de la folie: la folie, dit-il, est plus proche de la vérité et du bonheur. C'est le savant qui est finalement le véritable fou, par sa prétention démente de percer les secrets de la Création.
L'inquiétante étrangeté de la folie traverse tout l'art et la littérature du Moyen Age. Le fou est "bizarre"; en même temps, il nous ressemble. La folie est vue comme une possibilité, comme une menace, d'autant plus qu'elle est mal définie et inexpliquée. En mettant en doute la raison elle-même, Descartes propose un argument plus fort que le premier - celui des illusions. En effet, il ne vaut pas seulement dans certains cas particuliers. Et il concerne la plus vive, la plus claire de toutes nos sensations: celle que nous avons de notre propre corps, objet sensible le plus proche de nous; il ne s'agit plus seulement d'un objet qu'on voit de loin. Si même la perception de mon propre corps peut être erronée, alors a fortiori (à plus forte raison) celle de tout autre objet est douteuse. Or, certaines formes de folie fournissent des exemples d'hallucinations quant à son propre corps. Descartes cite des exemples de gens qui se prennent pour ce qu'ils ne sont pas, comme un homme qui se croit en verre (c'est sans doute angoissant, on doit se sentir bien fragile).
Ce second argument, apparemment très efficace, Descartes va pourtant le rejeter: "Mais quoi! Ce sont des fous." L'argument est écarté d'une façon brusque, qui a de quoi surprendre. L'objection faite implicitement par Descartes, qui ne prend pas le temps de développer, est celle-ci: je sais bien, moi, que je ne suis pas fou. Mais justement, qu'est-ce qu'il en sait? Il vient lui-même d'évoquer la possible relativité de la raison et de la folie. Ce manque apparent de rigueur est étonnant de la part de Descartes. Michel Foucault l'explique comme l'expression d'un préjugé de l'époque de descartes. Dans l'Histoire de la folie à l'âge classique, I, 2, il décrit le geste par lequel Descartes balaie l'argument de la folie comme une illustration de l'attitude classique à l'égard de la folie. En effet, au XVIIème, on se met à enfermer les fous, à les exclure de la société "normale". Auparavant, les fous constituaient une sorte de population errante. Ils se mêlaient à la population des villes. D'où l'omniprésence du thème de la folie dans l'art. Quand ils devenaient trop nombreux et encombrants, on les chassait. On les embarquait sur un fleuve, dont ils descendaient le courant jusqu'à la prochaine ville. D'où le thème de la "nef des fous", très présent dans la peinture (Foucault cite l'exemple de la Nef des fous de Bosch). Les fous sont donc relativement tolérés. En revanche, à partir du XVIIème, on les enferme. C'est le titre du chapitre 2 de la première partie de l'Histoire de la folie: "Le grand renfermement". Au Moyen Age, les fous étaient présents dans la vie sociale, même si de temps en temps on les chassait. A l'âge classique, on les enferme, on les exclut, on ne veut plus les voir. Foucault interprète alors ainsi la démarche de Descartes: le philosophe serait tributaire de son temps; son refus d'accorder droit de Cité à la folie n'est que le reflet de l'attitude générale de son époque.
Cependant, l'interprétation de Foucault a été discutée. Si l'on regarde bien la Nef des fous de Bosch, on y voit, plutôt que des malades mentaux, des hommes d'Eglise en plain festin. Son but est manifestement, dans la tradition d'Erasme, de mettre en doute la sagesse des soi-disant hommes de foi. C'est une satire du clergé, dont la conduite est en désaccord avec les règles du christianisme. Surtout, Descartes a une bonne raison d'écarter l'argument de la folie. Une raison qui n'a rien d'un préjugé, qui est en parfaite adéquation avec sa philosophie. Le problème, c'est qu'il ne peut pas l'énoncer maintenant: c'est trop tôt, il ne pourrait pas encore la justifier. Ce qui autorise Descartes à rejeter l'argument de la folie, c'est qu'implicitement, il définit la raison comme pensée, ou rapport à soi-même. L'exercice même de la méditation lui prouve que sa pensée est à l'œuvre, ce qui exclut la possibilité de la déraison. La pensée, pour Descartes, est la réflexion, la possibilité du retour sur soi-même, la possibilité de se penser soi-même. Je pense que je pense; donc je ne suis pas fou. On remarquera que les cas de folie cités par Descartes concernent tous des gens qui se prennent pour quelqu'un d'autre, voire pour une chose. Des gens qui ont un problème d'identité, qui n'ont plus conscience de ce qu'ils sont eux-mêmes. Or, la raison, c'est la pensée, ou la conscience de soi-même. Tant que j'ai conscience de moi-même, tout va bien. C'est pourquoi Descartes ne se satisfait pas de l'argument de la folie.
3. L'argument du rêve
Descartes renonce à l'argument de la folie, mais celle-ci est tout de même intégrée sous une autre forme, celle du rêve, qui est aussi une figure de la déraison. Le rêve est tout aussi extravagant que la folie. L'argument consiste à éveiller le soupçon d'une possible confusion entre le rêve et la réalité. Certes, le rêve est plus confus que la réalité. Mais, pendant que je rêve, je crois fermement que mon songe est réel. Au moment où je le vis, le rêve se présente comme réel, même si après coup je peux découvrir qu'il était imaginaire. Le rêve se donne pour réel, au point qu'au réveil, il arrive de douter qu'on ait simplement rêvé. L'illusion produite par le rêve est puissante, sans quoi le cauchemar ne serait pas si terrifiant. On manque de critères pour distinguer avec assurance la veille du sommeil. Par conséquent, la vie elle-même ne serait-elle pas un rêve? Ce que je crois percevoir: et si, en réalité, je ne faisais que l'imaginer? Et si le monde était mon rêve? Dans le sommeil, j'ai des sensations qui ne renvoient à aucune réalité présente; et s'il en allait de même à l'état de veille? Il ne me suffit pas de me pincer pour m'assurer que je ne rêve pas: il peut bien arriver que l'on éprouve une douleur en rêve. Le monde pourrait bien ne pas être tel que je le vois. Et c'est justement le cas: l'herbe n'est pas verte: la couleur n'est qu'un effet de la lumière sur notre système sensoriel; la couleur est relative à notre système perceptif. Une autre espèce perçoit le monde autrement. Le ciel n'est pas bleu. La couleur bleue ne lui appartient pas, elle n'est qu'une qualité seconde, résultant de la présence de vapeur d'eau, dans l'atmosphère, qui réfracte la lumière du soleil. D'ailleurs, le soir, le ciel tourne au rouge. Le monde pourrait même ne pas exister du tout, se dit Descartes. Quand je perçois un objet, je crois qu'un objet réel est cause de ma perception; tandis que quand je l'imagine, c'est moi seul qui construis une image. La perception pourrait être semblable à l'imagination, sans corrélat extérieur. Ce thème de la confusion entre le rêve et la réalité est classique, c'est presque un lieu commun à l'époque de Descartes. L'écrivain espagnol Calderòn, notamment, a écrit la Vie est un songe. Ce sujet a été repris par Borgès, dans son récit les Ruines circulaires, où le personnage se rend compte qu'il n'est que le rêve d'un autre. Ceux qui trouvent ce sujet improbable se sont peut-être pourtant pris au jeu du film Matrix[Note]. Rappelons encore que Descartes ne veut pas nous convaincre que nous vivons dans un monde d'illusion; le scepticisme n'est pour lui qu'une étape. Mais la possibilité de cette illusion pourtant bien ordinaire qu'est le rêve est inquiétante: elle met en question la fiabilité de la connaissance sensible dans son ensemble - y compris des sensations qui se rapportent aux objets les plus proches, comme mon propre corps. L'argument du rêve est redoutable, car il met en question la connaissance sensible dans son ensemble, même dans les situations les plus quotidiennes. Et l'on ne peut pas l'écarter comme l'argument de la folie; car le rêve est une hallucination normale. L'argument de Descartes peut sembler extravagant, mais peut-on prouver que l'on ne rêve pas toujours? Si ce n'est pas possible, alors le doute est permis.
Le doute, si minime soit-il, Descartes s'en empare pour faire s'effondrer toute la connaissance sensible. Son but n'est pas de prouver que notre connaissance est fausse. Il montre seulement que ce n'est pas absolument impossible, même si c'est improbable. Il faut rappeler que le but est de pousser le doute à l'extrême, pour en faire jaillir une certitude. Si Descartes reprend et radicalise les arguments des sceptiques, c'est afin de justifier cette entreprise qu'est la connaissance. En effet, si une vérité résiste à l'entreprise cartésienne de débusquer toute trace, même infime, d'incertitude, alors elle pourra à bon droit être tenue pour indubitable. Si une opinion résiste à tous les arguments de Descartes, alors sa vérité sera garantie.
Note:
Un autre film a examiné ce thème: Des nouvelles du bon Dieu, sorti en 1996, de Didier Le Pêcheur, avec Jean Yanne dans le rôle de Dieu - il fallait oser!
IV. Limites de l'argument du rêve
L'argument du rêve révèle que la connaissance sensible n'est jamais absolument certaine. Mais cet argument suffit-il à mettre en doute toute connaissance, en général, y compris la connaissance rationnelle? Non: Descartes apporte une restriction à la portée de cet argument.
Le philosophe examine les idées ou images que nous avons des choses. Ces images sont peut-être le fruit de l'imagination, non de la perception. Mais il faut distinguer les images des choses et leurs éléments, les éléments simples qui les composent. Les images des choses (que ces images soient le fruit d'une perception ou du rêve) sont des représentations des choses réelles, comme des tableaux que nous aurions dans l'esprit. Avec la chose même, l'idée a une relation de copie à modèle. Descartes fait ici référence à l'art du peintre. L'artiste peut peindre des objets imaginaires, qui n'existent pas dans la réalité, mais il ne peut pas inventer complètement. Descartes nous livre ici une réflexion sur la création: il n'y a pas de création ex nihilo, pas de nouveauté absolue. L'artiste ne peut créer qu'à partir du réel, à partir de ce qu'il connaît, à partir d'éléments réels combinés de façon à composer un objet nouveau. L'originalité réside alors dans la combinaison, dans la composition; mais les éléments combinés sont empruntés à la réalité. L'image est inédite, mais ses éléments existaient déjà. Descartes cite des exemples de créatures fabuleuses inventées par les poètes, comme les sirènes, les centaures ou les satyres. Ces êtres fantastiques sont des hybrides, ils résultent d'un mélange (la sirène est mi-femme, mi-poisson, le satyre mi-homme, mi-bouc). Ces êtres sont des produits de l'imagination des poètes, mais ils sont composés par combinaison d'éléments réels. De même, en rêve, on peut imaginer des êtres irréels. Mais ce qui est faux, dans le rêve, c'est le composé; en revanche, les éléments ne peuvent qu'être empruntés à la réalité. Descartes veut dire ceci: l'imagination n'a pas le pouvoir d'inventer absolument, il lui faut inventer à partir d'éléments réels. Donc elle a le pouvoir de nous tromper, mais il faut que les éléments dont elle compose son mensonge, eux, soient réels. L'imagination n'est pas toute-puissante. Par conséquent, l'erreur peut s'introduire dans la composition; mais les éléments simples, eux, résistent au doute. L'imagination n'a pas le pouvoir de tout inventer, de même que le peintre n'invente pas tout: même dans la peinture dite abstraite, les lignes, les formes et les couleurs sont empruntées à la réalité. Donc il doit y avoir des éléments simples, qui entrent dans la composition des images que j'ai des choses, que ces images soient vraies ou fausses.
Quels sont ces éléments simples des idées, qui correspondent aux formes et couleurs pour le peintre? Ces éléments, communs à toute idée d'une chose matérielle, sont: l'étendue (spatialité), la figure (forme), la grandeur, le nombre, le lieu et le temps. Ces idées simples intelligibles sont indubitables. Il y a aussi des idées simples sensibles, comme la couleur. Sont-elles aussi indubitables? Elles pourraient bien, en fait, ne pas être simples, mais composées: Descartes soupçonne que la couleur pourrait s'expliquer en termes de mouvement et de nombres (on sait aujourd'hui qu'elles correspondent à une longueur d'onde). Descartes se sert de l'exemple de la couleur, mais seules les idées simples intelligibles (rationnelles) sont vraiment simples; l'idée de couleur est d'une simplicité relative. Les idées simples intelligibles sont indubitables, précisément parce qu'elles sont simples. Ce n'est que dans la combinaison que peut s'introduire l'erreur. D'où la possibilité de distinguer deux catégories de sciences: celles dont les objets sont composés; celles qui portent sur des idées simples. Les premières sont l'astronomie, la physique et la médecine. Leurs objets sont complexes; donc leurs connaissances ne sont pas certaines. Une seule science échappe au doute, une seule paraît absolument certaine: la mathématique, parce qu'elle porte sur des idées simples (l'arithmétique sur les nombres et la géométrie sur les figures)[Note].
Il suffit pour le moment d'avoir obtenu ce résultat: la mathématique échappe aux arguments soulevés contre la connaissance sensible pour deux raisons: Elle porte sur des éléments simples; ces éléments sont des idées, des éléments intelligibles, et non sensibles. Ils sont pensés, et non sentis; ils sont perçus par l'esprit, non par les sens. La mathématique est indépendante de l'expérience, du monde sensible, comme l'a démontré Platon [République, VII]. Elle échappe à l'argument d'une possible confusion entre la perception sensible et l'imagination, parce qu'elle n'a rien à voir avec la perception sensible. La mathématique est théorique et abstraite [Voir Logique et mathématiques]. La démonstration mathématique ne concerne pas seulement ce triangle tracé au tableau, mais le triangle en général, l'essence du triangle. De même, les nombres sont considérés indépendamment des objets qu'ils servent à compter. 2+2=4, quels que soient les objets dénombrés. La somme des angles d'un triangle est égale à 180 degrés, cela resterait vrai même si le monde n'existait pas. Par conséquent, ces propositions mathématiques sont vraies même si le monde n'est qu'un rêve. Elles sont indépendantes de la réalité, vraies dans n'importe quel monde possible. Il est possible de retrouver ces propositions les yeux fermés et les oreilles bouchées. "Que je veille ou que je dorme, 2 et 3 joints ensemble feront toujours 5". Je peux bien rêver un monde avec trois lunes et deux soleils; 2 et 2 y feront nécessairement quatre. Il ne peut en être autrement. Le contraire n'est même pas pensable: on ne peut pas penser 2+2 différent de 4. "S'il arrivait, même en dormant, qu'on eût quelque idée fort distincte, comme, par exemple, qu'un géomètre inventât quelque nouvelle démonstration, son sommeil ne l'empêcherait pas d'être vraie" (Discours de la méthode, IV). Les vérités mathématiques ne peuvent pas ne pas être vraies. C'est pourquoi, de toutes les sciences, seule la mathématique paraît certaine.
Pourtant, le doute va être poussé encore plus loin par Descartes. Il va mettre en doute même les vérités mathématiques. Pourquoi aller si loin? Une telle radicalité peut sembler excessive. Descartes veut pousser le scepticisme jusqu'à ses derniers retranchements. Il vaut pousser le scepticisme aussi loin qu'il est pensable, afin de le réfuter plus efficacement. Il ne veut pas laisser de côté la moindre raison de douter, et découvrir une certitude qui résiste aux arguments, même les plus extravagants. Ici, pour mettre en doute les connaissances rationnelles, Descartes ne reprend pas l'argumentation qu'il avait développée dans le Discours de la méthode, IV, à savoir l'argument des erreurs de raisonnement, qui faisait pendant à celui des illusions des sens: il arrive que nous nous trompions dans un raisonnement mathématique. Cet argument est peu convaincant, il ne suffit pas à mettre en question les fondements des mathématiques. En effet, en mathématiques, les erreurs de raisonnement peuvent être facilement repérées (pas forcément identifiées, mais repérées): en math, l'erreur est visible, elle se traduit par une absurdité. Elle peut être corrigée par un surcroît d'attention, comme au jeu d'échecs. C'est le sujet lui-même qui est responsable de l'erreur, qui ne met pas en cause la mathématique elle-même. Dans les Méditations, Descartes met en œuvre une argumentation plus radicale. La mathématique étant le modèle de toute science, c'est toute la rationalité qui va être mise en cause.
Note:
Descartes a pour but de justifier les résultats de la physique moderne. Il va découvrir, plus loin, l'essence des objets matériels: l'étendue. Les corps vont pour lui se réduire à l'étendue, idée simple, objet de la géométrie. La physique pourra alors être mathématisée, elle pourra étudier la matière en termes d'espace et de nombre, et être exonérée du doute. Mais Descartes ne peut pas encore affirmer cela.
V. Critique de la connaissance rationnelle
L'argumentation se déroule en trois étapes. Descartes commence par examiner toutes les hypothèses possibles au sujet de l'existence de Dieu et de ses conséquences sur la connaissance rationnelle.
Première hypothèse, celle de la tradition chrétienne et du monothéisme: Dieu existe; il est tout-puissant. La toute-puissance est l'un des attributs de Dieu, selon le christianisme, mais aussi le judaïsme et l'Islam. Admettons cette hypothèse. Si Dieu est tout-puissant, il peut donc me tromper, et me faire prendre le faux pour le vrai. S'il est omnipotent, il est assez puissant pour faire paraître vraies des erreurs mathématiques. De plus, toujours selon les religions monothéistes, Dieu nous a créés. Il a donc pu nous créer tels que nous nous trompions toujours, et notamment lorsque nous calculons. Il a pu brider notre intelligence. Notre faculté de connaissance pourrait souffrir d'une perversion originelle. Descartes n'affirme pas que Dieu soit trompeur. C'est seulement une hypothèse. Descartes ne le démontre pas. Il suffit que ce ne soit pas impossible pour que le doute soit permis. "Toutes les fois que cette opinion (...) de la souveraine puissance d'un Dieu se présente à moi, je suis contraint d'avouer qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je m'abuse, même dans les choses que je crois connaître avec une évidence très grande" (Méditations métaphysiques, III).
Dieu pourrait avoir fait en sorte que 2+2=4 ne soit pas vrai. En effet, pour Descartes, c'est Dieu qui a tout créé, y compris ces vérités éternelles que sont les vérités logiques et mathématiques. Grâce à sa toute-puissance, il aurait pu les créer autres qu'elles ne sont. Cette thèse est expliquée dans la Lettre à Mersenne de 1630: "Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu". Elles ne sont donc pas éternelles; elles n'ont commencé d'être vraies que lorsque Dieu les a créées. Cette idée scandalisera Leibniz. Mais aux yeux de Descartes, considérer que Dieu est soumis, comme nous, aux lois de la logique et de l'arithmétique, qu'il est contraint de les accepter, c'est réduire sa puissance et sa liberté, c'est un blasphème. Newton aura le même genre d'argument. Leibniz répond qu'il repose sur une fausse conception de la liberté. La liberté ne consiste pas à s'opposer à toute règle, mais plutôt à accepter les règles nécessaires. Or, les règles mathématiques sont non seulement éternellement vraies, mais nécessairement vraies. Nécessaires, c'est-à-dire qu'il ne peut pas en être autrement. Leur négation implique contradiction, leur négation est impossible. Et nul n'est tenu à l'impossible, pas même Dieu[Note].
Descartes se fait à lui-même une objection: selon sa définition, Dieu est tout-puissant, mais il est aussi absolument bon; donc l'argument précédent ne peut pas tenir. Descartes soulève ici un problème de théodicée (ce mot sera inventé par Leibniz, il signifie:"justification de Dieu"): si Dieu existe, comment l'erreur et le mal sont-ils possibles? Comment concilier l'existence d'un Dieu bon et créateur de toute chose avec la réalité du mal et de la souffrance? Il faudra attendre la Méditation quatrième pour que Descartes donne sa réponse au problème. Pour le moment, cette objection peut être dépassée. L'argument qui permet à Descartes de passer outre, c'est le fait de l'erreur. De fait, il nous arrive de nous tromper. Si je me trompe parfois, Dieu permet donc que je me trompe. Il permet que je me trompe parfois, même dans les matières les plus évidentes. Donc, même si cela paraît contraire à sa bonté, peut-être me trompe-t-il toujours? Certes, ce serait incompréhensible que Dieu puisse me tromper alors qu'il est bon. Mais le fait est là: je me trompe parfois. Donc Dieu me laisse me tromper au moins parfois; pourquoi pas toujours? Si Dieu existe, il est capable de toujours me tromper. CQFD.
Mais si Dieu n'existe pas? C'est la seconde hypothèse. Descartes envisage toutes les hypothèses afin de montrer que, quel que soit le point de vue auquel on se place, l'incertitude dans la mathématique elle-même n'est pas inconcevable. Cette fois, il se place donc dans la perspective des athées: "ne leur résistons pas", dit-il, admettons leur opinion, pour en calculer les conséquences. Descartes est prêt à examiner toutes les hypothèses, mais il veut obliger chacun à penser ses propres idées jusqu'au bout. S'il n'y a pas de Dieu, quelle est la cause de mon être? Si ce n'est pas un Dieu infiniment puissant, c'est donc une cause moins parfaite, dont la puissance est limitée. Il ne reste que trois possibilités: le destin, le hasard et la nécessité. L'idée que l'univers serait le fruit du hasard se trouve dans la philosophie épicurienne[Lettre à Ménécée]: le monde doit son apparition à la rencontre fortuite des atomes. Le destin est l'idée centrale du fataliste, pour qui l'univers poursuit un but écrit d'avance. La nécessité, c'est le concept central du déterminisme: l'existence du monde s'explique par les lois de la nature; tous les événements s'enchaînent selon des relations de cause à effet. La différence avec le destin, c'est que la nécessité est aveugle: elle ne poursuit aucun but, elle n'a aucun dessein. Ces causes sont moins parfaites que Dieu, toutes les trois. Pourquoi? Parce que, dans les trois cas, on refuse l'idée d'une intelligence créatrice du monde. Le hasard, en effet, est sans intelligence. Le plus souvent, il fait mal les choses. La nécessité est sans intelligence par définition, puisqu'elle contient l'idée d'une causalité qui s'exerce de façon aveugle. L'idée de destin, en revanche, contient l'idée d'un but et d'une organisation, mais pas celle de perfection. En refusant l'idée d'un Dieu créateur, on admet donc que l'homme est le produit d'une cause imparfaite; donc l'homme est lui-même imparfait (l'effet ne saurait être plus parfait que sa cause), et il se peut qu'il se trompe tout le temps. Plus mon créateur est imparfait, plus je suis moi-même imparfait, et moins il est probable que je sois capable de connaître quoi que ce soit.
Bilan: Si Dieu existe, il est impossible de lever le soupçon que peut-être il me trompe toujours, puisqu'il en a le pouvoir. Si Dieu n'existe pas, ma finitude n'est guère rassurante quant à ma capacité à atteindre le vrai. Arrivé à ce point, Descartes fait quelques remarques. Il exprime la difficulté qu'il éprouve à maintenir le doute. Il y a en effet de la difficulté à considérer comme faux ce qui est pourtant très probable. Le doute va contre la pente naturelle de l'esprit, il est un acte de la volonté qui demande un effort. Les vérités mathématiques ont tendance à s'imposer à l'esprit. Il est difficile de suspendre tout jugement à leur égard malgré l'évidence de leur vérité. Quant aux anciennes opinions, elles ont acquis la force d'habitudes. Comment lutter, et persévérer dans la méthode que Descartes a fixée? Le Traité des passions l'indique: pour lutter contre une passion, le remède, c'est la volonté. Il s'agit de créer une nouvelle habitude, opposée à la précédente. Pour ne plus avoir peur, il faut s'habituer à ne pas fuir devant le danger. De même, l'exercice du doute exige une accoutumance; il faut s'habituer à considérer ses anciennes opinions comme fausses. Il faut faire comme si tout était faux. Une telle attitude est possible parce qu'ici, il n'est pas question d'agir, mais de connaître. La méditation est purement théorique. Du point de vue de l'action, le scepticisme est intenable. D'ailleurs les sceptiques ne sont pas conséquents: ils sont sceptiques en théorie, mais pas en pratique; il est impossible de vivre si l'on pense que tout est faux; par son existence quotidienne, le sceptique contredit ses propres principes. La nécessité de l'action rend impossible une telle suspension du jugement. C'est ce qui pousse Descartes, dans le Discours de la méthode, III, à définir des règles de morale provisoire. Mais ici, il ne s'agit que de méditer. Un tel doute est possible, tant qu'il reste méthodologique.
A cause des difficultés soulignées précédemment, Descartes ajoute une troisième hypothèse, destinée à rendre le doute plus crédible, à faciliter l'exercice du doute. Cette hypothèse est faite pour mieux satisfaire à la fois le croyant et l'athée. Pour le croyant, l'idée d'un Dieu trompeur est par trop problématique: la tromperie est incompatible avec la bonté divine. Descartes montrera dans la troisième Méditation que Dieu ne peut pas être mauvais. Pour le moment, il va seulement supposer l'existence d'un "malin génie". "Malin" vient de "mal" et signifie mauvais (le Malin, c'est le Diable). Cette hypothèse est plus facile à admettre, car il ne s'agit pas de Dieu lui-même. On ne demande plus à l'athée d'admettre l'existence de Dieu, ni au croyant d'imaginer un Dieu mauvais. Le malin génie n'est ni bon, ni tout-puissant, ce qui écarte tout problème de théodicée. Il est supposé juste assez puissant pour pouvoir agir sur notre esprit. Pour les besoins de la démonstration, il n'est pas nécessaire de recourir à Dieu. Une créature à laquelle on accorde juste assez de pouvoir pour pouvoir nous induire en erreur fait l'affaire.
Le doute a désormais atteint son paroxysme: tout est douteux, y compris l'existence du monde autour de moi, et même la vérité des énoncés mathématiques. Le seul moyen de s'opposer au malin génie est la suspension du jugement. Le seul moyen de ne pas tomber dans l'erreur est de faire comme les sceptiques: ne pas juger, ne rien affirmer. "Nous ne laissons pas d'éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu'il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d'être jamais trompés" (Principes de la philosophie, I, 6). Mais cette attitude n'est pas tenable longtemps. Il est indispensable que le doute finisse par être levé.
Note:
Leibniz, Monadologie, §46.
Méditation deuxième
Descartes va découvrir une première vérité qui résiste au doute hyperbolique: j'existe. Puis il examine notre nature (que suis-je?) et l'essence de notre esprit (la pensée).
Descartes compare son état à celui d'un noyé, entre deux eaux. Il n'a plus de repères, plus de point d'appui, plus aucune certitude. Descartes propose d'appliquer la deuxième règle de morale provisoire définie dans le Discours de la méthode, III: comme le voyageur perdu, il faut décider d'un chemin et s'y tenir fermement afin d'éviter de tourner en rond. De même, le noyé doit choisir une direction; au pire, il atteindra le fond et pourra y trouver à la fois un repère et un appui. Descartes doit maintenant découvrir une vérité irréfutable, dont l'évidence l'autorisera à en faire le principe sur lequel il pourra rebâtir la science. Descartes se réfère à Archimède, qui se disait capable de soulever le monde pourvu qu'on lui fournisse un point d'appui et un levier suffisamment long. De même, Descartes pourra reconstruire la connaissance que ses arguments ont abattue, pourvu qu'il découvre une première vérité.
I. Découverte d'une première vérité
Descartes formule une première hypothèse et fait une première tentative pour sortir du doute. Ce qui est certain, c'est peut-être précisément que tout est incertain? Ce serait au moins une certitude. Mais non, même cela n'est pas certain: il se peut que Descartes ait omis une vérité. Il fait alors une deuxième tentative: si je me trompe toujours, alors il y a un être transcendant qui me trompe. Donc Dieu existe. J'ai en moi des représentations dont il est douteux qu'elles renvoient à une réalité objective. D'où me viennent ces idées? Dieu peut les avoir introduites en mon esprit. Mais l'existence d'un tel être n'est pas nécessaire, elle est seulement possible, elle n'est donc pas certaine. Elle est possible, ce qui a suffi à introduire le doute; mais elle n'est pas nécessaire, ce qui ne suffit pas pour rejeter le doute et fonder une certitude.
Cette tentative est un échec, mais c'est elle qui va indiquer la voie. Si l'existence d'un dieu qui agirait sur moi est incertaine, en revanche il est nécessaire que moi j'existe. Qu'un mauvais génie introduise en moi des idées fausse ou que ces idées soient le fruit de mon imagination, il faut bien que le sujet de ces idées (moi) existe. Descartes se fait une objection, car il faut mettre à l'épreuve cette certitude: mon existence semble tomber sous le coup du doute, puisque l'existence de mon corps et de mes sens est suspecte. Mais n'ai-je d'existence qu'en tant que corps? Le moi dont l'existence est certaine n'est pas réductible au corps. Ce moi dont l'existence est certaine, c'est moi comme sujet de mes pensées. Si je doute, c'est donc que je suis quelque chose, pour douter. Une chose au moins est sûre: si je pense que tout est douteux, alors je pense (cogito, en latin); or, pour penser, il faut exister. Quel que soit le contenu de mes pensées, même si elles sont fausses, il est certain que je les pense. Il faut bien qu'elles aient un sujet, elles ne peuvent pas flotter en l'air toutes seules. La première des vérités, c'est celle de l'existence du sujet pensant. Même la pire des hypothèses, celle du malin génie, est devenue insuffisante. L'évidence de la proposition "je suis" résiste même à l'argument du malin génie: s'il me trompe, alors j'existe. Le renversement espéré s'est enfin produit: c'est en poussant à l'extrême le doute qu'on atteint une certitude. C'est de l'examen de l'objection la plus redoutable (Dieu me trompe) que jaillit la certitude la plus inébranlable (je suis). Comme quoi, ce n'est pas en fuyant les problèmes qu'on les résout. Que je pense que tout est faux, ou que je pense que 2 et 2 font 5, ou que je me trompe, ou que j'aie des hallucinations, le sujet de ces pensées est toujours Je, moi. Ce qui est certain, c'est l'existence du "Je", du moins comme sujet de pensée, sinon comme corps. "Cette proposition: je suis, j'existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit".
II. Raisonnement et intuition
Cette découverte de l'évidence de l'existence du sujet pensant n'est pas la conclusion d'un raisonnement logique, mais le fruit d'une expérience intérieure. Je fais l'expérience de mon existence, j'éprouve mon existence, à chaque fois que je pense. Il ne s'agit pas d'une démonstration. Dans le Discours de la méthode, Descartes avait formulé sa découverte ainsi: "Je pense, donc je suis" (cogito ergo sum), c'est-à-dire sous la forme d'un raisonnement logique - ce que révèle l'usage de la conjonction "donc". Plus précisément, on a affaire à un syllogisme (un raisonnement en trois étapes, codifié par Aristote) dont une prémisse est implicite:
Tout ce qui pense existe;
Or je pense;
Donc j'existe.
Cette formulation est restée célèbre, et pourtant Descartes ne l'a pas conservée dans les Méditations, postérieures au Discours de la méthode. C'est que ce type de raisonnement tombe sous le coup d'une objection, que n'ont pas manqué de soulever les lecteurs du Discours: si la science dans sa totalité est suspecte, comme le suppose Descartes par méthode, pourquoi accorder du crédit à ce raisonnement-là? Pourquoi la logique d'Aristote échapperait-elle au doute? Pourquoi faire une exception pour ce raisonnement, alors que toute la science est tenue pour incertaine? Pourquoi le syllogisme échapperait-il à l'universalité du doute, pourquoi ce privilège? En réalité, il ne s'agit pas d'un raisonnement. C'est pourquoi Descartes, dans les Méditations, en modifie la formulation. Nul besoin de la logique, ni même du langage, pour comprendre la démarche de Descartes: il suffit d'éprouver, de sentir, de prendre conscience que je pense, pour m'assurer, aussitôt, de mon existence. Cette expérience, c'est celle de la réflexion. Pour définir la réflexion, on peut penser à celle de la lumière sur un miroir: c'est en se réfléchissant lui-même que le sujet découvre qu'il existe. C'est le retour de la pensée sur elle-même (je pense que je pense) qui permet de découvrir l'évidence de la réalité du moi. Le "cogito" n'est pas un raisonnement, mais une intuition. Une intuition est, selon l'étymologie, une sorte de vision, mais une vision par l'esprit. L'intuition se caractérise par son immédiateté. Elle est directe, sans étapes, instantanée. On distingue l'intuition du raisonnement, qui est discursif: il procède par étapes (un enchaînement, une succession de propositions). "Discursif" est de la famille de "discours". Le raisonnement s'exprime par des mots. Tandis que l'intuition se passe du langage. Du coup, elle peut être difficile à exprimer. Il ne s'agit pas d'une démonstration. Je ne peux pas prouver à un sceptique que j'existe, il peut toujours trouver des arguments, comme ceux de Descartes, pour me contredire. L'évidence du "je suis" est subjective, intérieure: elle ne peut être vécue qu'à la première personne. En fait, on ne peut pas démontrer sa propre existence; mais on éprouve qu'on existe de façon évidente. Le cogito n'est pas de nature discursive, mais intuitive, Descartes le souligne lui-même dans une lettre à Silhon de 1648: "Je pense donc je suis? Cette connaissance n'est point un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée mais (...) une connaissance intuitive".
III. Conscience ou pensée
Ces termes d'expérience intérieure et d'intuition désignent la conscience. Ce qui rend probant le "cogito", c'est la conscience qui accompagne mes pensées. C'est parce que j'ai conscience de penser, de douter etc. que j'éprouve l'évidence du fait de mon existence. La conscience de penser m'assure que j'existe. La conscience, chez Descartes, apparaît comme le mouvement ou l'acte par lequel l'esprit saisit ses propres opérations. Jusqu'au XVII ème siècle, le mot "conscience" désignait exclusivement la conscience morale (la conscience du bien et du mal, dont la voix se fait entendre lorsque l'on éprouve du remords, qui incite à faire son examen de conscience, qui donne bonne ou mauvaise conscience). C'est sous la plume de Descartes que le terme de conscience apparaît pour la première fois avec son sens moderne. D'autres expressions courantes peuvent donner une idée de ce sens nouveau, "perdre conscience" ou "prendre conscience"; la conscience s'oppose désormais à l'inconscience. Elle désigne la conscience de soi, la faculté de faire retour sur sa propre "vie intérieure", sur sa propre activité intellectuelle. C'est bien la conscience en ce sens, comme appréhension de l'esprit par lui-même, qui est impliquée dans le cogito. On rencontre pourtant rarement le mot "conscience" dans l'œuvre de Descartes. C'est que Descartes a le plus souvent écrit, comme les savants de son époque, en latin. Et les traducteurs, embarrassés par la nouveauté du sens donné au mot "conscientia" par Descartes, afin d'éviter au lecteur tout amalgame avec la notion de conscience morale, ont choisi des périphrases, telles que "connaissance intérieure".
Les textes de Descartes où l'on trouve le mot "conscience" sont rares. Par exemple, la réponse de Descartes aux troisièmes objections contre les Méditations: les actes intellectuels "ne peuvent être sans pensée, ou perception, ou conscience et connaissance". Pour éviter toute confusion avec la conscience morale, le seul mot latin "conscientia" est traduit par deux mots: conscience et connaissance. Il s'agit, non de conscience morale, mais d'une conscience qui est une sorte de connaissance - une connaissance intérieure, une connaissance de l'âme par elle-même. Dans la phrase citée, Descartes définit la conscience en établissant son équivalence avec deux autres notions: la pensée et la perception. D'abord la perception. Il ne s'agit pas de la perception au sens de la perception d'un objet extérieur au moyen des sens. Il ne s'agit pas de perception sensorielle (c'est Leibniz qui mettra en honneur cette notion de perception). C'est une perception tout intellectuelle, la perception par l'esprit de ses propres actes. Descartes pose aussi l'équivalence de la conscience et de la pensée. Qu'est-ce que la pensée, pour Descartes? C'est justement l'ensemble des "actes intellectuels". Tout acte intellectuel implique la conscience de cet acte. Les actes intellectuels désignent tout ce qui se passe dans l'esprit, toutes les opérations des facultés de l'âme, y compris les actes sensoriels, puisqu'ils impliquent un jugement[Note]. Ainsi: douter, entendre (comprendre), vouloir, imaginer, rêver, mais aussi sentir et voir. Tous ces actes intellectuels sont des pensées. Tout acte intellectuel, c'est-à-dire toute pensée, est nécessairement accompagné de conscience. Toute pensée est donc nécessairement consciente d'elle-même. En conséquence, il n'y a pas d'inconscient pour Descartes. Du moins, pas d'inconscient psychologique, au sens où l'entendra Freud. Car Descartes distingue les actes intellectuels d'une seconde sorte d'actes: les actes corporels. Ceux-là ne sont pas nécessairement accompagnés de conscience; ils peuvent s'effectuer sans que l'on y pense. L'inconscient, pour Descartes, c'est le corps. Descartes établit cette distinction lors de sa réponse à une objection de Gassendi (5èmes objections). Gassendi reproche à Descartes d'avoir édifié un système, un artifice bien complexe - le doute hyperbolique - pour finalement aboutir à cette vérité si simple: j'existe. Descartes aurait pu faire l'économie du malin génie, l'évidence de mon existence aurait pu être découverte à partir de n'importe laquelle de mes actions, comme se promener ou respirer. Gassendi donne comme exemple: je me promène donc je suis. Gassendi commet une erreur grossière. La proposition "je me promène", sous le règne du doute hyperbolique, n'a pas plus de valeur que "2+2+4". Descartes a mis en doute l'existence même de son propre corps. Le fait de se promener est un acte corporel qui n'implique pas la conscience. Je peux me promener sans y penser. En revanche, la proposition subjective "je pense que je me promène" conduit à l'évidence du "je suis", car ici l'acte corporel est accompagné de conscience, ce qui n'est pas nécessairement le cas. Or, c'est la conscience, la pensée, qui importe, qui est décisive et probante.
On comprend désormais ce que Descartes entend par conscience ou pensée. La conscience est ce qui définit la pensée. La conscience est l'essence de la pensée. Est une pensée tout acte accompagné de conscience. "Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est en nous de sorte que nous en sommes immédiatement conscients" (2ème réponse aux objections)[Note 2]. Les deux notions s'impliquent si bien qu'elles sont synonymes. Quand Descartes écrit "je pense que je me promène", cela signifie: "j'ai conscience que je me promène". Je pense que je pense signifie: j'ai conscience de penser. Tout acte intellectuel enveloppe la conscience de cet acte. La pensée implique la conscience, c'est-à-dire qu'elle s'implique elle-même. Toute pensée est en même temps consciente d'elle-même, retour sur soi-même, par un effet de réflexion. Toute pensée est nécessairement pensée, il ne peut y avoir de pensée inconsciente; pour Descartes, c'est une contradiction dans les termes.
Leibniz, bien avant Freud, met en question la thèse cartésienne selon laquelle toute pensée est toujours consciente. Leibniz introduit le terme de perception pour désigner aussi bien la perception d'une idée, ou la représentation sensible d'une chose. Il rompt avec Descartes en prétendant qu'il existe des perceptions insensibles ou des perceptions inaperçues, c'est-à-dire inconscientes. Exemple: lorsque j'entends une vague s'écraser contre un rocher, j'ai conscience d'un bruit unique - un bruit sourd, un grondement. Or, ce bruit est lui-même composé d'une multitude de bruits minuscules provoqués par l'infinité des particules d'eau qui composent la vague. Ces tout petits bruits, je n'en ai pas conscience. Pourtant, je les entends; car, si je ne les entendais pas, leur somme ne pourrait pas produire ce grondement qu'est le bruit de la vague. Comme le dit Leibniz, une infinité de riens ne peut pas faire un bruit. Je les entends donc, mais sans en avoir conscience, sans m'en apercevoir. Il y a donc des perceptions inconscientes. Descartes a inclus les sensations parmi les actes intellectuels. Or, une sensation peut s'imprimer dans l'esprit sans que l'on en ait conscience.
Notes:
1. Mais cela, Descartes ne va le montrer que dans la suite, à l'occasion de l'analyse de la perception, avec l'exemple de la perception d'un morceau de cire.
2. Aussi Principes de la philosophie, I, 9: "Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes; c'est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même chose que penser". Tandis que ce qui a lieu dans le corps n'est pas forcément immédiatement connu de nous.
II. Que suis-je?
Il m'est impossible de penser, serait-ce un instant, que je n'existe pas. C'est impensable. Toute pensée implique la conscience de soi et me ramène à moi. Je peux toujours dire "je n'existe pas", mais je peux pas le penser sérieusement une seconde. Je suis, cela est donc certain. Mais que suis-je?
Il s'agit d'étudier notre nature. Descartes a découvert une première vérité. Mais elle est limitée. Descartes a ouvert une sphère d'évidence absolue, mais limitée aux propositions subjectives, celles qui se rapportent au sujet et décrivent le point de vue du sujet. Certes, il est possible que tout ce que je pense soit faux; mais on ne peut pas nier que je le pense. En revanche, dès que je quitte le niveau de l'expression de la subjectivité, je cours le risque de prononcer une erreur. La proposition "je vois le ciel bleu" ne peut être mise en doute; il n'en va pas de même pour la proposition "le ciel est bleu", qui prétend à l'objectivité. Si l'on en reste au champ des propositions subjectives, le domaine du vrai est étroit. Il faut parvenir à le dépasser, à étendre notre connaissance, mais toujours sans rien accepter comme vrai qui soit seulement probable. En effet, nous n'avons découvert qu'une première vérité, nous sommes donc encore sous le règne du doute.
1ère définition: Je suis un homme, c'est-à-dire un animal raisonnable. Il s'agit de la définition de l'homme par Aristote. Définition conforme aux règles fixées par Aristote, par genre (animal) et différence spécifique (raisonnable). Cette définition présente un inconvénient: elle fait référence à deux concepts dont nous ne pouvons, pour le moment, rien dire avec certitude. Le terme "animal" suppose des connaissances biologiques, tenues pour douteuses depuis la première Méditation. Cette définition dépasse la zone d'évidence définie par le cogito.
2éme tentative de définition: Je suis une âme jointe à un corps. Qu'est-ce que l'âme? Descartes en propose une définition qu'il emprunte à Aristote. L'âme est définie par ses fonctions. Aristote attribue à l'âme quatre fonctions, et distingue quatre espèces d'âmes, que Descartes énumère:
1° La fonction végétative. Son rôle est d'assurer la survie ("je me nourrissais") et la croissance. Tous les êtres vivants, y compris les végétaux, possèdent une telle âme. L'âme, en ce sens, désigne un principe vital, ce qui pousse tout être vivant à conserver sa vie. 2° Ame motrice: elle est facteur de mouvement. 3° La fonction sensitive procure à certains êtres des sensations, de plaisir et de douleur. 4° Fonction cognitive ou rationnelle (connaissance et pensée). Seule l'âme humaine, pour Aristote, assure cette fonction. On le voit, l'âme pour Aristote n'est pas forcément un principe intellectuel, mais avant tout un principe d'animation. L'âme est ce qui anime le corps (en latin, âme se dit anima; être animé, c'est posséder une âme; l'animal, c'est l'être animé par une âme). L'âme pour Aristote est un principe vital, un quasi-synonyme de vie. Cette définition de l'âme n'est qu'une simple opinion, qu'il faudra vérifier. L'âme est ce qui explique que l'organisme soit animé et non inerte, vivant et non mort.
Le corps, par lui-même, n'est pas animé. Il n'est qu'un assemblage de matière. Le corps sans l'âme n'est qu'un cadavre. Descartes énumère les caractères des corps - de tout corps: non seulement des organismes vivants, mais aussi des corps au sens où l'on parle de corps chimiques ou de corps célestes, c'est-à-dire de tout objet matériel. Il définit ainsi tout objet physique. 1° Un corps est déterminé, délimité par une figure (une forme), il occupe de l'espace (en termes cartésiens: il est étendu). 2° Il est sensible (mais non sensitif, comme l'âme): il peut être senti par l'un ou plusieurs de nos cinq sens, et seulement par ce moyen. Un corps est un objet empirique, non intelligible. 3° Il est mobile. Non pas moteur, comme l'âme, mais mobile: il peut être mû. Il peut être mis en mouvement par une cause extérieure, mais pas se mouvoir spontanément, de lui-même. Il est passif, inerte. Descartes formule implicitement le principe d'inertie, que Galilée a supposé sans l'expliciter: un corps, s'il ne subit aucune action, reste dans l'état où il se trouve, soit en repos, soit en mouvement. Cette définition du corps, comme celle de l'âme, doit être vérifiée.
En effet, l'hypothèse du malin génie n'a toujours pas été réfutée. Elle ne le sera que dans les Méditations III et IV, où Descartes prouve l'existence et la véracité[Note] de Dieu. La définition de l'homme comme un être doué d'un corps et d'une âme doit donc être examinée d'un point de vue critique. Est-elle absolument certaine? Descartes examine successivement les notions de corps et d'âme.
1° Tout ce qui relève du corps est douteux. Tout ce qui est sensible est incertain. Or, le corps, comme tout objet physique, est un objet sensible, connu par les sens. La définition de ce que je suis ne peut pas reposer sur l'idée de corps. Le moi, dont j'éprouve l'existence de façon indubitable, ne peut pas être de nature corporelle. Je ne connais pas mon corps avec certitude; pourtant je sais avec certitude que j'existe; donc ce Je ne peut être corporel. 2° L'examen de la définition scolastique révèle que celle-ci tombe sous le coup de l'objection du malin génie et qu'en plus elle est confuse, en ce sens qu'elle mélange ce qui relève du corps et ce qui appartient à l'âme. Descartes examine les facultés de l'âme pour voir s'il est absolument certain qu'elles m'appartiennent. La nutrition et la motricité (âme végétative): ces attributs renvoient au corps, dont la nature est douteuse. De même, les sensations peuvent être rêvées, et non réelles. Il n'est pas certain que ces propriétés soient réelles.
Donc, que suis-je? Un corps, ce n'est pas sûr. Mais au moins, un âme, c'est-à-dire quelque chose qui sent et pense? La sensation, bien qu'il s'agisse d'un acte sensoriel, a besoin du corps. La sensation est bien une pensée, elle implique la conscience. Mais une pensée d'une espèce particulière: elle n'est pas purement intellectuelle, mais liée au corps (aux organes sensoriels). Il n'est pas certain que je possède des sens, peut-être que mes perceptions ne sont que des illusions. Et je n'ai pas besoin de la sensation pour éprouver la certitude du Je suis. Il ne reste donc qu'une seule fonction de l'âme, dont je peux être absolument sûr qu'elle m'appartient, c'est la pensée. Que suis-je donc enfin? Une Res cogitans, une chose qui pense. Descartes choisit le mot chose parce qu'il est le plus vague possible; il faut le prendre comme synonyme de "quelque chose", sans nuance péjorative. Cette définition n'est finalement rien de plus qu'une réaffirmation du cogito, elle ne nous apprend rien de nouveau - en dire plus serait s'avancer dangereusement. De la définition aristotélicienne, par l'âme et le corps, Descartes ne retient que l'âme. Et encore, parmi les facultés de l'âme, il ne conserve que la pensée. Pour Descartes, l'âme n'est plus un principe vital, mais un principe rationnel. Descartes retire aux animaux l'âme que leur accordait Aristote, mais c'est qu'il ne définit pas l'âme de la même façon. Il ne retient que ce qui procède de l'évidence du cogito: la pensée. Ce que je suis, ce qui m'est essentiel, ce qu'il est inconcevable que je ne possède pas, c'est une âme. L'âme est plus essentielle que le corps. Même en supposant que mon corps n'existe pas, j'éprouve cependant l'évidence de mon existence. L'idée que j'ai de moi-même, comme res cogitans, ne dépend d'aucune réalité corporelle. Donc l'âme et le corps sont distincts, c'est-à-dire: sont deux choses différentes.
Que l'âme et le corps soient distincts ne signifie pas, bien sûr, qu'ils soient séparés. Il y a union de l'âme et du corps. Descartes ne peut encore rien dire du corps. La seule chose sûre pour le moment, c'est mon existence en tant que pensée. C'est dans la sixième Méditation que Descartes examinera la question de la liaison de l'âme et du corps. Descartes y reconnaît que l'âme et le corps, au cours de cette vie, sont unis, et même intimement, puisque l'âme "n'est pas dans le corps comme un pilote dans son navire". Le marin ne fait pas corps avec son navire, tandis que l'âme ressent ce qu'éprouve le corps. Ame et corps sont liés, mais distincts du point de vue de leur essence: ils sont de nature différente. L'idée de l'un est indépendante de l'autre. "Il suffit que je puisse concevoir clairement et distinctement une chose sans une autre, pour être certain que l'une est distincte ou [="c'est-à-dire"] différente de l'autre" (Méditations métaphysiques, VI). Par conséquent, il est possible de concevoir que l'âme se sépare du corps, qu'elle survive à la mort du corps. Descartes reconnaît que l'immortalité de l'âme est concevable. Puisque l'âme et le corps sont distincts, l'âme peut subsister après la mort du corps. L'immortalité de l'âme est possible. Mais il ne la démontre pas. Il prouve seulement qu'il est permis d'espérer que l'âme est immortelle. Dieu a pu faire que l'âme subsiste après la mort du corps, puisque ces deux substances sont indépendantes. Mais c'est impossible à démontrer; l'immortalité dépend de la volonté de Dieu. L'affirmation de l'immortalité repose sur la foi, non sur la raison. Dans les deuxièmes réponses aux objections, Descartes reconnaît l'impossibilité de cette démonstration, qui dépasse les possibilités du savoir humain. Quoi qu'il en soit, elle dépasse largement le propos de la deuxième Méditation, puisque seule l'existence de l'âme est pour le moment certaine.
Ma seule connaissance évidente est que je suis une chose qui pense. Je ne peux même pas dire "nous", parce que l'existence des autres, de mon point de vue, n'est pas aussi évidente que la mienne. L'évidence du cogito ne peut être éprouvée que par le sujet lui-même. N'est-il pas possible d'étendre un peu plus loin le domaine de la certitude, pour l'instant bien limité? "Qu'est-ce qu'une chose qui pense?" Il est possible de préciser: "une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent". Ici apparaît une difficulté: l'imagination et la sensibilité sont attribuées à l'âme; or, Descartes avait rejeté la sensibilité de la définition de l'âme, comme relevant du corps. L'imagination et la sensibilité sont comptées parmi les attributs de l'âme, comme des facultés intellectuelles; pourtant, lorsque Descartes recherchait ce qui est essentiel à l'âme, il a rejeté la sensibilité. Quant à l'imagination, elle n'est pour Descartes qu'une modalité de la connaissance sensible ("imaginer, c'est contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle"). Y a-t-il une contradiction? La sensibilité et l'imagination sont bien des modes de la pensée, mais des modes un peu particuliers, à part. Eclaircissons cela. La philosophie de Descartes est dualiste: il distingue deux substances, l'âme et le corps. Une substance, c'est ce qui se tient sous les apparences et les explique, ce qui demeure identique malgré les changements. Une substance possède des caractères essentiels, d'autres accidentels. L'essence, c'est ce dont une chose ne peut être privée. L'essence de l'âme est de penser. Il est impossible de concevoir l'âme sans la pensée. En revanche, l'imagination et la sensibilité sont deux modes inessentiels, accidentels, de la pensée. Il est possible de concevoir une âme sans imagination ni sensibilité. La sensibilité et l'imagination ont besoin du corps pour s'exercer, elles sont liées aux organes des sens; or l'âme et le corps sont distincts; donc on peut concevoir un esprit dépourvu de sensibilité et d'imagination.
Note:
Vérace est le contraire de trompeur. La véracité est synonyme de sincérité plutôt que de vérité.
III. Que l'esprit est plus facile à connaître que le corps
Descartes entend vérifier le titre de la deuxième Méditation. Il s'agit de prouver, contre l'opinion naturelle, que l'esprit est plus facile à connaître que le corps - et que tous les corps - et de justifier la mathématisation de la connaissance de la matière. La nature de l'âme nous paraît obscure, parce qu'elle n'est pas sensible. De plus, nous avons un penchant naturel à nous persuader de la réalité du monde extérieur. Cette croyance dans l'existence du monde est nécessaire aux exigences de la vie et de l'action. Pour se défaire de cette tendance, Descartes accepte de lui donner satisfaction. Il consent à examiner la façon dont nous connaissons les corps.
Pour cela, il choisit l'exemple d'un objet qu'il a sous la main: un morceau de cire. On pourra objecter: l'existence même de cet objet est incertaine, selon les termes de la méthode de Descartes. Mais l'analyse porte moins sur le morceau de cire lui-même que sur la perception que nous en avons. Comment le percevons-nous? Il possède diverses qualités sensibles, qui mettent en jeu nos cinq sens: couleur et forme, parfum... Qu'on approche la cire d'une flamme, et toutes ces qualités sont changées. Malgré ce changement, qu'est-ce qui reste identique? Qu'y a-t-il de permanent dans ce corps? Ce qui demeure identique, selon la définition donnée par Aristote, c'est la substance. La question est donc: quelle est la nature de la substance corporelle? Celle de la substance spirituelle, nous la connaissons, c'est la pensée. L'essence des corps ne consiste pas dans une qualité sensible, puisqu'elles sont toutes changeantes, tandis que la substance est, par définition, ce qui ne change pas. Comment la connaissons-nous? Descartes examine trois hypothèses.
1° Les sens. La substance corporelle n'est pas de nature sensible. Manifestement, nos sens ne nous donnent à constater que la mutabilité du morceau de cire, que l'instabilité du monde sensible, et rien de stable. Si quelque chose demeure inchangé, nous ne le percevons pas. Si l'on fait abstraction de ces différents états changeants, quelles qualités appartiennent à la cire? Il reste quelque chose d'étendu et muable.
2° La première qualité que conserve la cire, au cours de ses changements, c'est précisément d'être changeante ("flexible et muable"). Le point commun aux divers états successifs de l'objet serait précisément cette capacité à changer d'aspect. L'essence des corps, ce qui ne change pas en eux, ce serait justement la mutabilité elle-même. Comment cette mutabilité nous est-elle connue? Hypothèse 2: par l'imagination. L'imagination est la faculté de se représenter le possible. Elle permet de se représenter les différents états possibles de l'objet. Mais, si l'on y réfléchit, l'imagination n'est capable de représenter l'infinité des formes possibles que une à une, successivement, indéfiniment. La totalisation des formes possibles de l'objet est inachevable par l'imagination. Descartes distingue infini et indéfini. L'objet peut prendre une infinité de formes; l'imagination ne peut que les représenter comme une série indéfinie, qui n'en finit pas. L'imagination n'est pas capable de dominer l'infini.
3° Seul l'entendement peut dominer l'infini en concevant la mutabilité. Il est impossible de se représenter, en image, la mutabilité, c'est-à-dire l'infini. Mais il est possible d'en concevoir l'idée. Descartes fournit un exemple qui aide à comprendre ces distinctions dans la Méditation VI: il est impossible de se tracer en imagination un chiliogone (figure géométrique à mille côtés). Pour l'imagination, il est impossible de discerner 999 ou 1000 côtés. En revanche, je peux concevoir l'idée, c'est-à-dire le concept, la définition du chiliogone. Or le concept de chiliogone enferme l'idée de mille côtés. De même, parcourir la série des entiers naturels est inachevable, c'est une série indéfinie; mais l'idée de l'ensemble N permet de cerner, de circonscrire l'infinité des nombres naturels. L'étude de la géométrie a pu fournir ces idées à Descartes: une courbe est composée d'une série indéfinie de points; les découvrir et les tracer tous, un à un, serait une tâche indéfinie; mais l'équation de la courbe, dans la simplicité d'une formule unique, renferme toute l'infinité des points de la courbe. La série des états que la cire peut adopter est inépuisable; mais le concept de mutabilité les comprend toutes, de même que la totalité des mille côtés du chiliogone est inscrite, supposée, de façon implicite, dans le concept de chiliogone. La mutabilité de la cire n'est pas perçue, elle n'est pas imaginée, elle est pensée: c'est l'entendement seul qui permet de saisir l'infini.
La mutabilité est un attribut de cette autre qualité essentielle que la cire conserve dans tous ses changements: l'étendue, l'extension, la spatialité, le fait d'occuper un espace. Quels que soient ses changements de dimensions, la cire occupe toujours un espace. Tous les changements qui l'affectent ont lieu dans l'espace. Si l'on analyse le morceau de cire, si on le décompose, si on le dépouille de tout ce qui change, il reste l'étendue. L'essence de tout objet physique, c'est d'être dans un lieu. Descartes a défini les deux substances: l'âme, dont l'essence est de penser; le corps, dont l'essence est d'être étendu. La conséquence est capitale: la réalité va pouvoir être étudiée par le moyen des mathématiques. Descartes justifie la révolution galiléenne. La volonté de mathématiser la physique est légitime, puisque l'essence de la réalité, c'est la spatialité, objet de la géométrie.
Descartes termine par une réflexion sur la perception des corps. La perception semblait un acte simple et bien connu, à savoir purement sensible. En réalité, jusque dans la perception, il y a une activité de l'esprit. Quand je perçois un objet, je ne me contente pas de le sentir: je le pense. On ne se contente pas de voir, mais on pense ce qu'on voit. On ne connaît pas la cire par les sens, mais par l'esprit. Dans la cire, comment sait-on que quelque chose demeure identique? Par l'esprit. On ne voit pas, mais on juge que c'est la même. Descartes donne un second exemple: de ma fenêtre, je vois des hommes passer. Comment est-ce que je sais que ce sont des hommes? Est-ce que je le vois? Non: d'en haut, je vois seulement des chapeaux et des manteaux. Je juge que ce sont des hommes. L'entendement intervient pour compléter une perception imparfaite. La plus simple des perceptions implique une interprétation. L'esprit intervient dans chacune de nos perceptions pour la compléter en fonction de notre expérience et de nos habitudes. Dans l'exemple fourni par Descartes, l'interprétation a de fortes chances d'être juste. Alain reprendra la thèse de Descartes en soulignant que cette interprétation, lorsqu'elle est précipitée ou repose sur des données insuffisantes, peut être à l'origine des illusions.
Toute perception est l'occasion de réaffirmer l'évidence de l'existence du sujet pensant. L'existence de la cire est douteuse, il n'est pas certain qu'elle soit réellement telle qu'elle nous apparaît. Mais moi, j'existe, puisque je la perçois. La pensée est impliquée dans toute perception, c'est pourquoi toute perception est bien un acte intellectuel, une pensée. La connaissance de tout objet me renvoie à moi-même. Par conséquent, il n'y a rien de plus facile à connaître que moi-même (entendons: moi dans mon essence, non en tant qu'individu). Ce qui est facile à connaître, c'est l'essence de l'âme; la psychologie, c'est une autre affaire.
Conclusion: matière et esprit
La philosophie cartésienne est dualiste: elle distingue deux substances. Tout ce qui existe dans l'univers relève ou bien de l'esprit, ou bien de la matière. Sub-stans: ce qui se tient sous (les apparences); ce qui reste identique malgré les changements. Je change, je mûris, je vieillis, j'ai une multitude de traits de caractères qui évoluent. Qu'est-ce qui fait l'unité de tout cela? Mon âme. L'essence de l'âme, c'est la pensée. L'essence des corps, c'est l'étendue. Ces deux substances sont distinctes, c'est-à-dire de nature différente. L'âme n'est pas étendue, elle est immatérielle. La matière ne pense pas. Un être ne peut penser que s'il possède une âme. Le corps, par lui-même, n'est qu'une machine. Les animaux, dépourvus d'âme selon Descartes, sont donc des machines, certes plus complexes que celles fabriquées par l'homme. Certains contesteront ce refus du philosophe d'accorder une âme aux bêtes. Mais on peut tout aussi bien refuser d'accorder une âme à l'homme. En effet, les savants jugent la notion d'âme trop floue, subjective et impossible à appréhender dans les conditions de l'expérience scientifique. C'est pourquoi certains sont tentés par le matérialisme. Pour un matérialiste, il n'y a qu'une substance: la matière. La Mettrie, disciple de Descartes, reprend la philosophie de son maître mais en la poussant plus loin: de la théorie de l'animal-machine, il passe à celle de l'homme-machine. Il fait l'économie de la notion d'âme, et pense que l'on doit pouvoir expliquer la pensée elle-même en termes purement mécanistes, à partir de l'organisation et du mouvement des parties minuscules du cerveau, qui échappent à notre connaissance. Les progrès dans la connaissance du système cérébral pourront sembler lui donner raison. Au XIX ème, Broca parvient à localiser la fonction du langage (dans la troisième circonvolution frontale de l'hémisphère gauche du cerveau). Les diverses fonctions intellectuelles sont donc bien dépendantes de ce substrat matériel qu'est le cerveau. Les progrès ultérieurs font découvrir le rôle des neurones et leur fonctionnement électro-chimique. En 1929, on enregistre le premier électro-encéphalogramme. L'activité du cerveau devient visible. Aujourd'hui, on fait encore mieux avec l'IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). On voit la pensée à l'œuvre. On peut demander à un patient d'exécuter une tâche intellectuelle et observer sur un écran quelles zones de son cerveau sont sollicitées par cette opération. Le cerveau, comme le corps, ne serait qu'une machine. Bien sûr, plus complexe que celle fabriquées de main d'homme. Avec sa centaine de milliards de neurones, le cerveau dépasse en complication les ordinateurs. Mais la différence ne serait qu'une différence de degré de complexité, non une différence de nature. Des tentatives sont en cours pour créer des cerveaux artificiels, des machines capables de penser (intelligence artificielle), constituées de réseaux neuronaux sur le modèle du cerveau humain. Dès 1954, l'informaticien Alan Turing, qui a participé à l'invention des tout premiers ordinateurs, a confié qu'il croyait à la possibilité qu'une machine puisse penser dans les cinquante années. Il faut reconnaître que son anticipation était optimiste. C'est qu'il y a des différences entre le cerveau et un processeur, qui ne tiennent pas seulement au nombre des composants. Un neurone est à plusieurs entrées: chacun est relié à 104 autres neurones[Note]. De plus, les scientifiques ont découvert récemment le rôle de la matière gliale, qu'ils avaient jusqu'à présent négligée. Il s'agit de la "glue" dont on considérait qu'elle servait simplement à lier les neurones entre eux. Mais il s'avère qu'elle joue elle aussi un rôle dans la transmission de l'information. Enfin, il n'est pas dit que le modèle de l'information et de la communication soit le bon quand il s'agit de décrire les processus intellectuels et affectifs. La notion d'information, telle qu'elle a été définie par Shannon, renvoie à celle de calculabilité. La machine traite de l'information: elle ne peut traiter que ce qui peut être mis sous forme d'algorithme, que ce qui peut faire l'objet d'une procédure en un nombre fini d'étapes. Il n'est pas certain que toutes nos pensées répondent à ce modèle. La pensée n'est peut-être pas réductible à un calcul. Il n'est pas évident que la pensée mathématique elle-même soit réductible à un calcul logique. L'idée d'âme, l'idée d'un "fantôme dans la machine", est contestable sur le plan scientifique, car elle ne se laisse pas expérimenter. Le dualisme cartésien rend difficile la compréhension de la liaison de l'âme et du corps. Celle-ci constitue une évidence, que Descartes ne songe pas à nier. Mais le pur machinisme n'est guère satisfaisant. Le corps n'est pas une simple machine, parce qu'il est un corps vivant. Et en plus, le corps humain est un corps pensant. Plutôt que séparer l'âme et le corps, ou considérer que tout n'est que matière, il sera sans doute plus fécond de voir le corps en tant que corps vivant et conscient, et la pensée comme incarnée. Car nous pensons avec notre corps. L'expérience quotidienne nous apprend que le corps et la pensée sont étroitement unis, au point qu'il est difficile de faire la part de ce qui revient à l'un ou à l'autre. |
Note:
Zanella et Ligier, Architecture et technologie des ordinateurs, 1989.