Source: Tribune de Genève
Extrême-gauche, extrême-droite, philosophes, penseurs, écrivaillons de petit et grand talent, l'Europe entière bruisse d'une même rumeur qui s'enfle, année après année, au point d'en devenir la doxa des médias: "La mondialisation est la cause de tous nos maux, et il faut l'enrayer". Le peuple, dit-on, serait sur la même longueur d'ondes. Dès lors, il suffirait de relever les frontières pour tout remettre en ordre.
Pourquoi la mondialisation est-elle un mal nécessaire |
Ce raisonnement n'est pas que simpliste, il est surtout faux. On peut comprendre que "le peuple" regimbe devant ce qu'il ressent avec raison comme des menaces pesant sur son niveau de vie. Les intellectuels et les politologues qui surfent sur la vague pour profiter de la mousse, sont eux impardonnables. Tout d'abord, la mondialisation n'est pas la cause de nos maux, même s'il est vrai que les carences de coordination (= gouvernance) mondiale du phénomène en accentue les effets les plus négatifs.
Plus grave, la mondialisation, il nous serait juste impossible de nous en passer. Indissociable de l'essor industriel depuis au moins deux siècles, elle existait sous d'autres formes jadis, notamment le colonialisme, qui ne sont plus possibles aujourd'hui. Mais cela fait un sacré bout de temps que l'on ne vit plus en autarcie et nous serions totalement incapables de nous passer des matières premières qui nous viennent d'ailleurs. Sans même parler des débouchés que cela crée pour nos entreprises à l'export.
Fermer les frontières, ce serait renoncer au pétrole (bingo: plus d'essence ni de matière plastique) au gaz naturel, aux bananes, à ce minerai indispensable aux téléphones portables que l'on ne trouve qu'au Congo, etc, etc...
Durant près de deux siècles, l'Europe, assise sur sa suprématie militaire, a mis le reste du monde en coupe réglée et pillé joyeusement ses ressources naturelles sans en payer le juste prix. Ce qui lui a permis de financer un système social aussi sophistiqué que coûteux. Puis les Etats-Unis ont pris le relais, sans le système social, en contraignant l'Europe a décoloniser. La Suisse fait évidemment partie de l'Europe en ceci comme en tout, car même sans colonies directes, elle était étroitement imbriquée dans le système au travers de ses structures financières et de ses liens étroits avec les grands pays européens. Aujourd'hui, notre système social a besoin de croissance pour continuer de se financer, alors que la croissance européenne est à la ramasse. Une croissance démographique suffirait, mais sa courbe est au moins aussi plate que celle de la croissance économique.
C'est pour cela que nous ne pouvons nous passer ni de la mondialisation, ni même de l'immigration. Pas question de fermer les frontières, sous peine de récession dramatique à court terme, d'explosion des systèmes de sécurité sociale dans un deuxième temps. La clairvoyance des milieux prônant l'isolationnisme et le repli sur soi se mesure à l'aune des dernières déclarations de Blocher, qui veut obliger les candidats au séjour en Suisse à parler l'une de nos langues nationales (et demain le züridütsch obligatoire pour Bâlois et Bernois à Zürich ?). Ce qui reviendrait à exclure du marché du travail genevois, à la finance et à l'international, un cinquième du personnel... Que l'on pourrait bien sûr sans autre remplacer par des chômeurs genevois ! Ou des frontaliers, tant que le français reste reconnu langue nationale :-)
Pendant ce temps, le reste du monde, pays émergents en tête, continue de croître et de se multiplier. Heureusement, leurs courbes à eux ont cessé de se redresser à grande vitesse et au fur et à mesure de leur développement, ralentissent le rythme. Tôt ou tard, tout cela va s'équilibrer. Mais cela prendra du temps, et si le niveau de vie des autres parties du monde va augmenter de manière exponentielle dans les années à venir, le nôtre a toutes les chances de stagner, voire de reculer. On peut donc comprendre que nos populations soient effectivement sur leurs pattes de derrière à cette idée. Mais il n'y a pas d'alternative. Sauf à recoloniser l'Asie, l'Afrique et l'Amérique latine, ce qui parait pour le moins hasardeux...
Notre situation ressemble, dans les grandes lignes, à celle de l'Empire romain trois siècles après Jésus-Christ, au moment où le christianisme s'impose comme religion d'état et où surtout, les barbares commencent à infiltrer l'Empire, ce qui prendra deux siècles jusqu'à son délitement complet. En même temps il laisse la place au Moyen-âge, qui cette fois sera commun à toute l'Europe, mais émiettera le territoire en communautés de tailles variables, férocement rivales entre elles. La récession sera terrible, les gens abandonnant les villes pour retourner à la campagne trouver de quoi se nourrir.
Nous avons le choix aujourd'hui entre une procédure de type régression médiévale, avec récession économique gravissime à la clef, ou organisation du rééquilibrage de la planète, pour en accompagner les à-coups, ce qui implique non pas moins de mondialisation, mais tout au contraire davantage, pour créer un échelon de gouvernance mondiale de type fédéral et démocratique. La deuxième solution ne nous épargnera pas quelques déchirements dramatiques, car le temps où nous avions tout et eux rien est terminé. Mais la transition vers un nouvel équilibre mondial, plus juste, et plus stable, donc plus durable, d'autant qu'il tiendra mieux compte de l'environnement, serait à coup sûr adoucie. Profitons en, tant qu'il est encore temps de choisir entre la concertation et l'affrontement.