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Art et Éthique - Le théâtre peut-il nuire à la moralité? Par Anne-Caroline JAMBAUD

Source: libération.fr

« Violence des dialogues », « perversité sous-jacente de la pièce », « atteinte à la moralité ». C’est sur ces motifs qu’un arrêté préfectoral a interdit à une enfant de dix ans d’interpréter Far away de l’auteure britannique Caryl Churchill. La grenobloise Pascale Henry, metteuse en scène de ce spectacle qui doit être joué dans deux semaines à Saint-Priest, a bataillé pendant des semaines. Jusqu’au revirement – inexpliqué et trop tardif - de la commission « emploi des enfants dans le spectacle ». Alerté, le public n’en revient pas…
« La création de cette pièce a été profondément perturbée par une décision de la préfecture de l’Isère (…) ». Cette information, glissée dans leur programme, n’en finit pas de susciter la perplexité des spectateurs venus assister à une représentation de Far away de Caryl Churchill, mis en scène par la grenobloise Pascale Henry. Le public apprend en effet qu’un arrêté préfectoral a refusé l’autorisation à la compagnie de théâtre de faire jouer dans le spectacle une enfant de 10 ans. Motifs invoqués par les autorités (médecin, juge pour enfant et représentant de la préfecture) : « la violence des dialogues », « la morbidité de la scène », « la perversité sous-jacente » de la pièce seraient de nature à « porter atteinte à la santé et à l’équilibre psychologique de l’enfant ». Intervenu à six jours de la première, un revirement soudain des autorités, sans la moindre explication, n’a pas permis de réintégrer l’enfant dans le spectacle. Son rôle a donc été repris par une adulte.

Interloqués, les spectateurs le sont plus encore à l’issue de la pièce, qui a déjà été jouée dans de nombreux pays, notamment en France dans une mise en scène de Peter Brook. Certes, cette fable sur le chaos du monde contemporain, qui oscille entre un réalisme troublant et un surréalisme débridé, demeure énigmatique. Mais elle ne comporte rien de choquant du point de vue de la « moralité », contrairement à ce que dénonce le médecin inspecteur de la santé publique – et puis comment juger de la moralité, ou l’immoralité, d’une pièce, d’une œuvre ? Les paroles les plus « violentes » prononcées par l’enfant sont en effet : « pourquoi il y avait tant de sang ? » ou encore : « pourquoi mon oncle les frappait-il ?».

« L’acte 1 met en scène une petite fille qui interroge sa tante sur une scène étrange, puis violente, qu’elle a vue au milieu de la nuit, explique la metteuse en scène, Pascale Henry. Mais il n’y a aucune violence sur scène, c’est la petite fille qui dit avoir vu cela et qui demande des explications. Chacun d’entre nous a dû, un jour, répondre à la question d’un enfant qui demande pourquoi il y a la guerre, pourquoi des gens meurent, pourquoi des gens souffrent, font du mal aux autres. C’est pour Caryl Churchill le moyen d’interroger sensiblement le spectateur sur ce « pourquoi ? » et de nous placer devant la difficulté de répondre, de trouver des arguments à la violence du monde » poursuit-elle.

Dans un courrier à la commission « emploi des enfants dans le spectacle », les parents de l’enfant avouent ne pas comprendre qu’un médecin stigmatise « la moralité » d’une pièce de théâtre. « Nous sommes choqués de comprendre de fait que la santé mentale de notre enfant n’est pas de notre ressort mais d’une commission qui édicte sans apporter aucun élément, aucune argumentation » poursuivent-ils, regrettant que leur fille ait été privée de la totalité d’une expérience théâtrale qu’ils jugent « extrêmement enrichissante ».

S’adressant elle aussi à la commission, Pascale Henry s’est trouvée dans l’étonnante obligation d’expliquer ce qu’est le théâtre. « La petite fille qui va travailler avec les acteurs est au centre d’une parole et non d’actes, d’une tentative d’explication du monde, parce que le théâtre (…), ce sont des personnes réunies pour parler, jouer (donc faire semblant) dans le but d’éclairer quelque chose et non de le subir ou de le faire subir ». Le théâtre, c’est aussi le détour de la fable, du mensonge, pour approcher une vérité de l’homme, repliée dans son intimité, sa nécessaire opacité. Or on vit dans « une société où l’on ne cesse de nous jeter la vérité, la réalité, la télé-réalité, en pleine figure ; c’est d’une obscénité totale ! » s’insurge Pascale Henry.

Car c’est bien cette « confusion entre le jeu et le réel », ce « dictat de la vérité » qui préoccupent la metteuse en scène. Dans une société qui prône la transparence, la surveillance et le contrôle, « c’est comme s’il n’y avait plus d’espace métaphorique, symbolique, poétique » s’inquiète-t-elle.

L’équipe de création a été éprouvée par cette mésaventure, ces longues semaines à expliquer leur démarche, faire valoir leurs arguments. En vain. Jusqu’à ce que tout à coup, les autorités changent d’avis trop tard. « Cette histoire nous a épuisés raconte Pascale Henry. C’était tellement bizarre… Comme si l’espace de la métaphore s’était bouché. On nous a plongés dans le noir ».

Anne-Caroline JAMBAUD