Entretien
Par Jérôme Anciberro
Est-il possible de vivre ensemble lorsqu’on est séparés par des cultures, des religions ou des visions du monde différentes ? La tradition juive a réfléchi depuis longtemps au problème et propose quelques règles de base : les sept lois de Noé. Penseur du dialogue interreligieux, le rabbin David Meyer* propose une relecture résolument contemporaine de cette tradition.
Rabbin David Meyer* : L’agacement dont vous parlez se manifeste à deux niveaux. D’abord, s’il y a désormais de nombreuses occasions de se rencontrer et de dialoguer dans des cadres interreligieux, il y a aussi beaucoup de frilosité dans ces dialogues. L’essentiel des efforts consiste souvent à mettre en avant ce qui rapproche les religions les unes des autres. C’est utile et cela ne pose généralement pas de problème car les différentes religions partagent effectivement beaucoup de choses.
Mais à force de mettre ces termes communs en avant, on en oublie une autre réalité : c’est qu’il y a des thèmes qui ne sont pas communs du tout, des approches souvent fondamentalement différentes et surtout des oppositions frontales. Et à mon sens, d’un point de vue statistique, les oppositions frontales sont certainement beaucoup plus nombreuses que les points de convergences et d’accord. Faire abstraction de cette réalité reviendrait à ignorer 80 % de l’enseignement des religions car l’on tient avant tout à assurer un discours agréable et correct, évitant volontairement les points d’accroche et de conflit.
Ensuite, il y a une réalité de terrain : les membres des différentes communautés religieuses savent très bien qu’il existe des problèmes de compréhension et de cohabitation dans nos sociétés liés au moins en partie à la religion. Ils le perçoivent, le vivent, le voient. Or, je suis convaincu qu’il ne faut pas prendre ces observations à la légère sans leur apporter toute l’attention qu’elles méritent. On ne peut pas se satisfaire d’une vision « haute » des religions dans laquelle les idéaux se rejoignent toujours sans conflits ni problèmes. Cela serait trop facile. J’ai une certaine expérience du terrain et je vois bien ce que les uns disent des autres, ne serait-ce qu’à la synagogue : « l’islam dit ceci », « les chrétiens pensent cela », etc.
Ces idées générales toutes faites sont souvent fausses, mais elles contiennent parfois également une part de vérité que nous ne devons pas ignorer. Ce n’est que lorsqu’on est prêt à faire face à ce genre de discours, à écouter ces perceptions de la réalité qu’on peut par la suite essayer d’ouvrir et de présenter une autre perspective, plus apaisante et plus harmonieuse. Le but du dialogue, c’est de toucher les gens là où ils se trouvent, pas simplement de discuter entre « spécialistes ».
TC : Le judaïsme, dites-vous, porte en lui une tension essentielle entre une vision universaliste qui se trouve dans certains textes et un particularisme, voire un séparatisme, particulièrement marqué. On connaît le fameux passage de la prière du matin : « Béni sois-tu, Éternel, notre dieu, roi de l’univers, qui ne m’a pas fait goy »… Cette tension entre universalisme et particularisme ne témoigne-t-elle pas déjà d’une difficulté du judaïsme à envisager la relation à l’autre de manière détendue ?
Rabbin David Meyer : On ne peut pas faire abstraction de cette réalité : la grande majorité des enseignements juifs concerne avant tout les juifs, se préoccupe de l’organisation de la communauté et de la vie juive. Il y a à cela des explications historiques qui sont bien évidemment importantes et que nous devons reconnaître. Mais il faut aussi avoir le courage d’admettre que cette tentation « séparatiste » est aujourd’hui un problème. Tant que les juifs vivaient entre eux, par exemple dans des ghettos, la question de l’aspect universel du judaïsme ne se posait pas vraiment. Les juifs n’étaient pas confrontés au monde ambiant extérieur. Mais aujourd’hui, sauf pour de petites communautés renfermées sur elle-mêmes, la situation a radicalement changé.
En ce qui me concerne, je vis dans un pays où les juifs sont minoritaires. J’écris des articles, je suis interviewé à la radio, à la télévision, pour parler du judaïsme et je ne me limite pas aux médias juifs. Si je fais cela, c’est que je pense qu’il y a dans la tradition juive des enseignements et des sagesses qui peuvent intéresser les non-juifs également. Mais je suis en même temps conscient que ce savoir universel est contrebalancé par une partie importante de la tradition qui précisément refuse cette ouverture que je prône.
On trouve ces deux tendances aussi bien dans la Bible que dans les traditions rabbiniques. Ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, c’est que la tension entre l’universel et le particulier n’était pas faite pour être résolue mais constituait un paradoxe nécessaire pour ne pas se perdre dans un universel uniforme. Le danger de la pensée universelle, c’est l’uniformisation où l’humain devient une sorte de masse magmatique d’individus sans nom et sans visage. Tout le problème est de savoir si l’on est capable, en tant que juif, de lire le particularisme juif comme une condition de l’ouverture à l’universel.
TC : Votre dernier livre porte sur les « sept lois noachides », c’est-à-dire les sept lois qui, selon la tradition talmudique, ont été données à Noé afin de permettre la cohabitation entre ceux qui ne partagent pas la même foi. Cette tradition des sept lois est peu connue en dehors du monde juif.
Rabbin David Meyer : Il s’agit d’un texte effectivement mal connu, un récit talmudique – et non pas biblique – basé sur la fin de l’histoire de Noé dans la Bible. Dans le texte biblique, il y a déjà une sorte d’intuition selon laquelle Dieu redonne une deuxième chance à l’humanité après le Déluge, mais en lui imposant des lois qui vont permettre cette fois-ci de cadrer le fonctionnement social. Le Talmud développe cette intuition et surtout la précise. Se concentrer sur ces lois de Noé que peu de gens connaissent peut sembler dérisoire alors que l’on pourrait mettre en avant dans le but de favoriser le « vivre-ensemble » des passages largement plus connus, comme le Décalogue ou certains textes prophétiques aux envolées universelles remarquables. Le problème, c’est que les dix commandements de l’Ancien Testament sont écrits pour le peuple hébreu et pas vraiment, ou pas immédiatement, pour les autres, c’est-à-dire les non-juifs.
En tout cas, le judaïsme n’a jamais prétendu que ces commandements devaient s’appliquer en dehors du cadre purement juif. Le Décalogue a beau avoir une aura universelle, il n’est pas nécessairement pensé par la tradition rabbinique comme étant partageable avec les autres. Par contre, pour Noé et les soixante-dix tribus qui représentent l’humanité, il y a bien un corpus de lois inventé par la tradition talmudique : les sept lois dites « noachides ». Celles-ci ont explicitement vocation à l’universel, à cause de la personne même de Noé à qui elles ont été attribuées – Noé, à strictement parler, n’est pas juif ! –, mais aussi parce que la tradition rabbinique en a fait quelque chose de précis : un cadre minimum pour une vie dans la diversité, c’est-à-dire une vie où les peuples sont mélangés. Maïmonide le dit clairement : soit les autres acceptent ces lois et vous, juifs, vous pouvez vivre avec eux, soit ce n’est pas le cas et il faut se séparer. Il s’agit donc bien d’une véritable définition d’un minimum humain que propose ici la tradition juive.
Ces lois ont été modifiées au cours du temps. On passe ainsi de trois lois dans le récit biblique à sept lois dans le Talmud. Et avant même le passage talmudique, nous trouvons des traces de ces lois dans le livre des Jubilés où la formulation n’est pas exactement la même. Ces variations montrent que ce sont des lois élaborées par des hommes, même si la tradition juive est attachée à l’idée que Dieu les aurait d’une façon ou d’une autre données à Moïse.
Mais connaître l’énoncé de ces lois n’est pas suffisant. Encore faut-il parvenir à les « faire parler », c’est-à-dire à les rendre audibles et compréhensibles. Le texte est en effet un peu rude, ou en tout cas désarmant pour un esprit contemporain. L’interprétation s’impose.
TC : Ces lois noachides ont-elles quelque chose à voir avec la « loi naturelle » des philosophes, laquelle est censée être la même pour tous, par-delà les appartenances religieuses ou culturelles ?
Rabbin David Meyer : Il existe des textes talmudiques qui évoquent la possibilité de l’apprentissage par la raison ou par l’observation de la nature, ce qui ressemble fort à l’idée de loi naturelle. Mais d’une façon générale, je pense que le judaïsme a un véritable problème avec cette notion. En effet, le judaïsme est une religion révélée et la révélation se traduit par le don d’un corpus de lois. Si ces lois ont été révélées, c’est bien que, par définition, elles ne sont pas « naturelles », sinon la révélation n’aurait pas été nécessaire. Pour les lois de Noé, la chose est encore plus claire. Il suffit de se référer aux versets de la Bible utilisés par les rabbins pour justifier ces lois : ils sont pour le moins elliptiques et permettent toutes sortes d’interprétations. Il est impossible à partir de ces versets de dire que les sept lois du Talmud s’imposent d’elles-mêmes. De plus, lorsque les sept lois sont finalement énoncées, on trouve toujours un sage qui objecte qu’il y en a une huitième, un autre qui dit qu’il y en a une neuvième, et un troisième qui n’est pas d’accord avec eux. Il n’y a donc pas de consensus, même sur ce qui est censé être révélé !
TC : Le christianisme met cependant volontiers en avant cette notion de loi naturelle, notamment dans le domaine éthique. Le dialogue judéo-chrétien ne se ressent-il pas de cette différence d’approche ?
Rabbin David Meyer : Oh que si ! Les approches de la notion de loi, notamment naturelle, sont très diverses. Et il n’y a pas que le christianisme qui pose ici question au judaïsme. Une façon importante de faire face à cette difficulté est de reconnaître que le judaïsme propose une vision éthique de l’humanité très modeste et certainement bien moindre que le christianisme. Pour la tradition juive nous pourrions dire que les valeurs telles que la concorde et la paix ne s’envisagent pas comme étant atteignables grâce à la vision et à l’énonciation d’une société belle, lumineuse et porteuse d’espoir, ce que j’appellerais une vision « par le haut ».
C’est au contraire, dans une vision « par le bas », c’est-à-dire par la recherche d’un minimum qui assurerait une société décente (et non pas un maximum), que de telles valeurs seront peut-être un jour réalisables. La loi naturelle s’imposant aux consciences est une vision idéalisée qui n’intéresse pas beaucoup les penseurs du judaïsme qui sont des individus, sinon pessimistes, en tout cas très prudents sur les capacités de l’humanité à s’amender. Si le minimum d’une société décente peut être dépassé, c’est éventuellement dans un contexte messianique, mais pas dans le contexte actuel de diversité.
TC : Cette idée de « société décente » fait écho à des notions développées actuellement par plusieurs penseurs, notamment ceux qui s’inspirent de George Orwell et de sa common decency.
Rabbin David Meyer : Si le concept de décence revient en force aujourd’hui, c’est que la désillusion est passée par là… La tradition rabbinique a réfléchi sur le fameux commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est une phrase magnifique. Mais c’est un idéal. Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais moi, si je fais un effort pour être tout à fait honnête (en prenant le risque de décevoir et de choquer), je ne pense pas pouvoir affirmer que j’aime mon prochain comme moi-même ! J’ai donc besoin des lois pour me mettre dans le droit chemin. Le judaïsme se place résolument dans cette perspective-là.
On sent bien qu’il y a là une très profonde différence avec d’autres traditions, notamment le christianisme. Il ne s’agit même pas d’une confrontation d’ailleurs, mais de deux plans parallèles. Le judaïsme n’envisage que des lois pour parvenir à la décence alors que le christianisme fait appel à une vision d’un certain idéal humain. À ce titre-là nous pouvons dire qu’il y a presque dialogue de sourds total entre nos deux traditions.
TC : Votre interprétation des lois noachides a de quoi surprendre. Il y a en particulier une grosse différence entre l’énoncé de ces lois dans le texte talmudique et celui, traduit et interprété, que vous en donnez à la fin de vos analyses. Vous ne tordez pas un peu les choses ?
Rabbin David Meyer : Oui, je tords, je tourne les choses et je chipote avec le détail du texte. C’est le principe même de la tradition juive d’interprétation ! J’ai des devanciers illustres en la matière. Il existe un principe d’interprétation talmudique qu’on appelle le Gsérar Shava. Pour simplifier, il s’agit de repérer un même mot ou une même expression dans deux contextes différents dans la Bible et de s’inspirer de ce parallèle pour interpréter le premier passage grâce au deuxième. C’est une sorte de raisonnement par analogie. Pour le passage talmudique concernant les lois noachides, on s’aperçoit que les mots choisis par les rabbins du Talmud pour lancer la recherche interprétative sont des mots qu’on peut retrouver à de multiples endroits dans la Bible.
Soyons clairs : les interprètes avaient déjà en tête ce qu’ils voulaient faire dire au texte et, ensuite, ils sont allés chercher un verset biblique qui pouvait étayer leur idée. Ce n’est pas du tout le verset cité qui a imposé l’interprétation. Sinon le raisonnement par analogie n’aurait aucun sens avec des mots comme « Dieu » ou « Éternel » qui apparaissent des centaines de fois dans le texte ! Par conséquent, il n’est pas déraisonnable de dire que les rabbins du Talmud ont déjà tordu le verset. Dans ce cas, je me sens libre à mon tour de proposer mon interprétation. J’ai donc moi aussi tordu les choses tout en essayant de garder une démarche académique rigoureuse d’un point de vue juif, notamment en repassant par une lecture assez précise des textes et des mots en hébreu. L’objectif de cet exercice interprétatif est de travailler ces textes non pas pour montrer qu’ils sont justes ou vrais, mais simplement pour expliquer en quoi ils peuvent encore avoir quelque chose à nous dire aujourd’hui.
TC : Prenons des exemples concrets. La première loi stipule que soient mis en place des tribunaux (dinim en hébreu). Est-ce à dire qu’elle demande simplement que la justice soit rendue ?
Rabbin David Meyer : On pourrait en effet se contenter de dire que l’on parle ici de justice. Mais le mot utilisé se traduit plutôt par « tribunaux ». Or, les tribunaux, ce n’est pas exactement la justice, c’est une institution humaine, pratique. Ce qui est suggéré par la lecture du texte talmudique, c’est donc d’abord la mise en place d’institutions qui permettent d’instaurer un minimum d’ordre. On vise ainsi une société décente plutôt qu’idéale. On se concentre sur l’aspect pratique.
Même chose pour la deuxième loi qui interdit le blasphème. Si l’on étudie le mot hébreu utilisé pour définir cet interdit du blasphème, on se trouve face à une racine (nakav) qui signifie « trouer ». Blasphémer, c’est donc aussi « trouer », « mettre à nu » le nom, de Dieu en l’occurrence. Une notion porteuse de violence et de certitude. C’est un peu différent du sens premier que l’on attribue à la notion de blasphème. De fil en aiguille, on en arrive à tirer des enseignements dans un langage compréhensible et contemporain. Ainsi, la deuxième loi pourrait avoir un sens plus large : il s’agirait de ne pas utiliser négligemment le langage et de garder à l’esprit que les mots sont chargés, non seulement porteurs de sens mais également capables de violence. La sacralité du langage c’est peut-être avoir conscience de cette vérité-là ?
TC : Qu’en est-il de la troisième loi sur l’idolâtrie ?
Rabbin David Meyer : On ne sait plus vraiment aujourd’hui ce que veut dire le mot « idole ». En quoi me serait-il impossible de vivre avec un voisin qui pratiquerait l’idolâtrie aujourd’hui, si je la comprends dans son acceptation la plus plate du terme, par exemple le fait de se prosterner devant une pierre, un arbre ou le soleil ? Il me semble que cela n’a pas beaucoup de sens pour nos contemporains. C’est une simple intuition. Il fallait donc aller plus loin et rechercher à partir de cette loi quelque chose de plus profond. D’autant plus qu’il y a des textes rabbiniques qui considèrent que la lutte contre l’idolâtrie est l’impératif le plus essentiel de la vie juive. Cette notion est centrale. Il faut donc lui redonner la vitalité qu’elle a eue dans la pensée rabbinique par le passé. C’est en creusant les recherches sur ce thème que l’on découvre que l’idolâtrie avait sans doute quelque chose à voir avec une pensée mono-référencée. En d’autres termes, pratiquer l’idolâtrie, ce n’est pas se prosterner devant une idole physique, mais plutôt se mettre dans une situation dans laquelle se crée une hiérarchie de valeurs où un unique élément est au sommet.
Dans une telle situation, tout est jugé en référence à cet élément qui occupe le sommet de la hiérarchie. Échapper à l’idolâtrie consisterait donc à se créer un système dans lequel plusieurs valeurs joueraient le rôle de référence tout en restant en tension les unes avec les autres. Ce n’est pas qu’il faut refuser toute hiérarchisation. Bien au contraire. Mais s’assurer que le sommet de la pyramide est un plateau composé de valeurs diverses et non pas un sommet à valeur unique Dès qu’on perd le sens de la recherche d’un équilibre entre différentes valeurs importantes, on sombre dans une pensée de type idolâtre.
TC : Vous avez des exemples contemporains de cette pensée de type idolâtre ?
Rabbin David Meyer : Il y en a sans doute beaucoup, cela dépend bien sûr des individus et des contextes. Je m’interroge par exemple sur un type d’obsession écologique qui, dans certains cas, oublie complètement d’autres besoins ou désirs. Je pense aussi à certains discours sur la « vie » qui font de cette dernière un absolu intouchable et empêchent ainsi l’action responsable dans laquelle la valeur de la vie est également sujette à questionnement. C’est l’objet de mon précédent livre sur La Vie hors-la-loi (Lessius, 2009).
TC : La quatrième loi de Noé proscrit les unions illicites. Dans la mesure où le détail de ce qui est licite ou pas est précisé, il n’y a pas d’ambiguïté possible sur le sens de cette interdiction. Ce qui valait à l’époque rabbinique vaut-il donc aussi pour aujourd’hui ?
Rabbin David Meyer : Il n’y a pas d’ambiguïté, en effet. Mais il y a malgré tout des questions qui se posent. Le problème est que les références données dans le texte talmudique à propos de cette quatrième loi pointent vers un chapitre spécifique de la Tora, le chapitre 18 du Lévitique. Ce chapitre met bien en avant la spécificité de ce qui est interdit ou pas. Il s’agit spécifiquement de toute la question des interdits sexuels. Pourtant, la question traitée n’est pas tant celle des pratiques sexuelles que celle des relations de proximité car dans chacun des cas mentionné par la Tora, le partenaire sexuel prohibé est justement un « proche ». L’idée de réfléchir sur notre manière de nous comporter à l’égard de ce qui est immédiatement disponible m’intéresse.
Que pourrait donc nous dire cette quatrième loi ? Tout simplement que ce qui est accessible n’est pas toujours autorisé. Cela ouvre des perspectives fascinantes. Par exemple en matière de consommation ou de bioéthique. L’accessible et le possible n’est pas nécessairement autorisé. N’est-ce pas également cette capacité à réfléchir sur ses propres gestes, à se retenir, qui définit la nature humaine par rapport à la nature animale ? Par ailleurs, ces interdits sur les unions illicites sont étonnants puisque, selon les textes bibliques, l’humanité s’est précisément construite par des unions illicites. Il a bien fallu que Caïn, le fils d’Adam, trouve une femme. Et à part une de ses sœurs…
Même chose pour Lot et ses filles. On se retrouve donc dans une situation où l’humanité est partie sur des bases qui sont considérées aujourd’hui comme interdites. En d’autres termes, les choses ont changé et le retour en arrière n’est plus possible. L’enjeu n’est pas mince. Pensez à tous ceux qui veulent retourner à la « belle époque », à l’ « âge d’or » : les juifs qui cherchent à se re-ghettoïser pour ne vivre qu’entre eux, les musulmans qui veulent revenir au temps des compagnons de Mohammed, les catholiques nostalgiques de l’époque du concile de Trente, etc.
TC : Pour la cinquième loi, « Tu ne tueras pas », on ne peut être plus clair…
Rabbin David Meyer : Rien n’est jamais clair. La tradition juive m’enseigne que le texte de la Tora est la communication de Dieu avec les hommes, c’est-à-dire une communication de l’infini vers le fini. Il y a donc forcément une distance infinie à combler qui rend toute simplicité impossible… Le « tu ne tueras pas » des lois de Noé n’est pas identique au « tu ne tueras pas » des dix commandements. Ce n’est pas le même verbe hébreu qui est utilisé. Le verbe utilisé dans les lois de Noé, c’est à proprement parler « répandre le sang » ; celui des Dix commandements, c’est « commettre un meurtre ». Il y a une différence. Dans le deuxième cas, il est possible de tuer en respectant l’interdit, par exemple en cas de légitime défense.
Il faut peut-être essayer d’aller au-delà des lectures habituelles sur cette interdiction de répandre le sang. Si l’on met en parallèle cette interdiction avec d’autres codes législatifs d’époque reculée, on constate que le code hébraïque est sans doute le seul pour lequel la vie humaine ne se traduit jamais en termes de transaction. Il y a ici quelque chose qui est de l’ordre de l’absolu. Disons les choses simplement : le « Tu ne tueras pas » ne fonctionne pas. Tout le monde tue. Partout. Y compris chez les juifs. Mais on garde tout de même une idée d’un absolu qu’il ne faut pas transgresser. Dans une société qui est capable de systématiquement tout remettre en cause, cette idée d’un « intransgressable » m’interpelle. Je ne sais pas quel est exactement cet « intransgressable », je ne sais pas vraiment comment l’exprimer ni même comment le définir, mais je sens qu’il existe. C’est déjà beaucoup.
TC : La sixième loi interdit tout simplement le vol et vous y voyez une acceptation de l’inégalité…
Rabbin David Meyer : Là, je me suis dit que mes amis chrétiens allaient avoir beaucoup de mal à accepter cette idée. Par définition, pour qu’il y ait vol, il faut qu’il y ait propriété. Et s’il y a propriété, il y a inégalité. Il ne s’agit pas de dire que le judaïsme valorise l’inégalité. Mais en mettant en avant l’interdiction du vol, le judaïsme dit en substance qu’il accepte cette inégalité. Le judaïsme a une vision très particulière de la lutte contre les inégalités. La tsedaka – parfois traduite par « charité » – est un enseignement central de la Tora et de la tradition rabbinique. Mais cet enseignement est très cadré. Il nous est dit qu’il faut limiter les inégalités les plus criantes mais on ne nous dit pas qu’il faut travailler à un monde égalitaire. Une chose m’a toujours frappé : il n’y a pas de Mère Teresa ou d’Abbé Pierre dans le judaïsme, c’est-à-dire des gens qui aident les autres en choisissant pour eux-mêmes le dénuement total. Ce n’est sans doute pas un hasard. D’où cette interprétation de la loi : une société qui pose pour objectif l’absolu de l’égalité fait l’impasse sur une réalité de la nature humaine qui est le besoin de possession, un besoin qu’il faut respecter. Bien sûr, cela ne veut pas dire que tout est permis.
Cette différence avec le christianisme pose question. Cela veut-il dire qu’il n’y a pas d’accord sur ce qu’est le minimum humain ?
C’est que l’intuition du minimum humain présentée à travers les sept lois noachides est une conception juive. Cela ne veut pas dire qu’elle ne vaut que pour les juifs, mais elle correspond à ce que les juifs pensent que les autres devraient au minimum respecter pour qu’une cohabitation soit possible avec eux. Toute la difficulté du travail de dialogue consiste justement à reconnaître que les « autres » ne définissent pas nécessairement ce minimum de la même manière que moi.
TC : Cela n’a donc rien à voir avec l’idée d’un socle minimum commun aux grandes traditions philosophiques et religieuses, une sorte d’éthique mondiale comme celle que tente de mettre en évidence Hans Küng avec sa fondation Weltethos ?
Rabbin David Meyer : Non, ce n’est pas la même chose. Encore une fois, les sept lois noachides sont ce que le judaïsme propose à l’humanité comme minimum commun, mais cette vision universelle est la vision universelle… du judaïsme. Le fait est que cette vision de l’universel n’est pas forcément partagée par les autres. Cette idée est très intéressante dans le contexte actuel de diversité car elle m’oblige à garder un regard critique par rapport à ma propre tradition. Cela devient difficile pour les juifs de constater qu’il y a un biais dans la lecture de tous ces textes, une spécificité juive incontournable.
Doit-on pour autant comprendre les choses comme Maïmonide au Xe siècle et en conclure qu’il n’y a pas de cohabitation possible ? Évidemment non, puisque, de fait, nous vivons déjà ensemble. Bien sûr, tout cela est extrêmement délicat à manier. Vous imaginez bien ce qu’on va me dire si j’annonce par exemple que la vision universelle du monde proposée par le judaïsme intègre l’acceptation des inégalités… Mais en attendant, c’est un fait, c’est dans les textes. Il faut donc réfléchir à ces textes et ne pas chercher à les occulter.
TC : La septième loi de Noé est la plus étonnante. Elle interdit d’arracher et de manger un membre d’un animal vivant…
Rabbin David Meyer : Cette loi m’a beaucoup perturbé. Elle paraît bizarre et presque inutile. Le fait d’arracher un membre d’un animal vivant pour le manger paraît évidemment barbare, mais il ne semble pas que cet acte barbare, plutôt rare il me semble, perturbe l’équilibre du monde. D’un autre côté, des actes barbares, on en voit beaucoup, notamment commis par des hommes à l’égard d’autres hommes. Si l’on avait voulu lutter contre la barbarie, pourquoi avoir choisi de mettre en avant la question de l’animal ? J’ai trouvé quelques pistes de réflexion possibles sur cette septième loi. Cet animal est peut-être le symbole de tout être envers lequel je me rends coupable de violence et que je réduis ainsi à ce statut d’animal.
Dans les génocides de toutes sortes, celui que l’on tue est souvent réduit à l’état de bétail. Mais il y a autre chose. Les lois sur la nourriture – ce qu’on a le droit ou pas de consommer – ont évolué. Selon la tradition biblique, l’homme a commencé par être végétarien. Puis il a consommé de la viande. Mais pas n’importe comment. En précisant les conditions sous lesquelles il est licite ou pas de consommer la chair d’un animal, on met en place des cadres de référence qui permettent d’intégrer une certaine forme de violence à notre quotidien. La réflexion que porte la septième loi de Noé ne s’arrêterait donc pas au constat qu’il existe des actes barbares. Elle dirait aussi ceci : « Voici un acte violent, cet acte est défendu, mais tout ce qui est en deça est autorisé puisque, par ailleurs, vous avez le droit de consommer l’animal, et donc de le tuer. »
Notre société est-elle capable de gérer la violence qu’elle génère par ailleurs ? Voilà un sujet extrêmement sensible pour toutes les sociétés ! Les Romains avaient très bien compris cela en offrant au peuple « du pain et des jeux », une sorte de cadrage très précaire de la violence sociale… Je vous accorde que ce sujet est là encore très délicat, voire tabou. Mais encore une fois, c’est la différence qu’il y a entre une société idéale et une société simplement décente. Et réelle.
* David Meyer est rabbin du mouvement juif libéral et travaille depuis des années sur le dialogue interreligieux. Résidant à Bruxelles, il enseigne dans plusieurs universités, en Belgique et dans d’autres pays, notamment à l’université pontificale grégorienne de Rome. Outre Le Minimum humain, en collaboration avec le pasteur Jean-Marie de Bourqueney, il a aussi publié aux éditions Lessius Les versets douloureux (2008, avec Yves Simoens et Soheib Bencheikh) et La Vie hors-la-loi (2009).
27 décembre 2010