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LIVRE: Randall Robinson, Haïti, l'insupportable souffrance

Les conditions dans lesquelles le président Aristide, son épouse et Frantz Gabriel, un de leurs proches, ont été enlevés d’Haïti en 2004 ont été on le sait particulièrement déshonorantes, tant du point de vue de l’horizon démocratique invoqué que du traitement qui en a été réalisé par les medias. On sait les interventions étatsuniennes et françaises dans cette déconfiture.

Randall Robinson les relate dans un livre publié en 2007 aux Etats-Unis désormais traduit et publié dans la collection Éthiopica dirigée par Claude Ribbe, qui préface également ce livre. L’auteur n’est pas inconnu : avocat né à Richmond en 1941, il a participé aux luttes contre le régime sud-africain de l’apartheid, et plus généralement il milite activement pour la reconnaissance des droits à la réparation des Africains-Américains dispersés sur le continent et la Caraïbe, depuis la traite et l’esclavage (The Debt : What America Owes to Blacks, 2001). En 2004, il publie Quitting America : the departure of a black man from his native land, dans lequel il explique les raisons de son exil dans l’île de Saint-Christophe : la violence raciste endémique, le rapport étroit à l’argent et tendu vers l’acquisition de biens, la consommation à outrance qui ruine les espaces naturels, le caractère nuisible de l’impérialisme. Randall Robinson est également un proche de l’ex-président Aristide, dont il a été un ferme partisan : en 1994, pour protester contre le traitement des boat-people haïtiens qui affluent en raison des conditions de survie inhumaines sous la junte militaire qui a chassé Aristide du pouvoir en 1991, il fera une grève de la faim.

L’insupportable Souffrance revient d’abord sur l’histoire même d’Haïti, depuis son invasion par Colomb jusqu’à son Indépendance le premier janvier 1804. Le décor est planté : l’exemplarité haïtienne est alors en butte aux menées des puissances occidentales pendant le XIXème siècle et ne peut ainsi participer au décollage économique consécutif pour ces puissances mêmes, aux révolutions industrielles : « À l’ombre d’un long passé d’expériences cruelles, les Haïtiens d’aujourd’hui ont d’amples raisons de croire que, pour les nations blanches, les notions de démocratie et autres convenances abstraites pèsent peu face aux invétérées traditions ancestrales du préjugé racial et de l’avidité ». Ainsi, le poids de la rançon infligée par le régime de Charles X en France et les banques auprès desquelles les gouvernements haïtiens depuis 1825 ont été obligées d’emprunter des sommes colossales, joue-t-il un rôle essentiel dans la compréhension du désastre haïtien post-esclavagiste : « L’économie haïtienne ne s’est jamais remise des ravages économiques causés par la France (et l’Amérique), pendant et après la période d’esclavage ».

En cinquante-cinq chapitres, Randall Robinson raconte la dernière semaine à la présidence de Jean-Bertrand Aristide, en la scénarisant, par des aller-et-retour entre la biographie du président, la vie quotidienne dans la résidence de Tabarre, les réunions au Palais, la marche des colonnes militaires de Guy Philippe et Jodel Champlain, la pression de la rue, les indicateurs de la menace qui pèse sur la vie du président et de son épouse, les coups de téléphone et les échanges de courriels entre Robinson, Hazel, son épouse, et le couple Aristide. Le récit est complété par celui du voyage éclair effectué en République Centrafricaine, par Robinson lui-même, la députée au Congrès Maxine Waters, la députée jamaïquaine Sharon Hay-Webster, l’avocat Ira Kurzban –spécialiste du droit de l’immigration et avocat d’Aristide-, ainsi que deux journalistes, pour témoigner des conditions d’enlèvement du couple présidentiel et le ramener à la Jamaïque, qui lui accordait l’asile. Toute la narration est tendue par plusieurs axes argumentatifs, rassemblés sous forme de questions dans le dernier chapitre.

Il s’agit, d’abord, de démontrer que les époux Aristide n’avaient nullement l’intention de quitter le pays, et qu’ils ont donc bien été enlevés, et que leur arrivée à Bangui était le résultat d’un accord entre les gouvernements étatsunien et français ; que les colonnes des insurgés ont été entrainées et fournies en armes lourdes par décision secrète du gouvernement étatsunien, relayé par celui de la République dominicaine ; que l’action de ces colonnes a été un rideau de fumée dans la mesure où il n’était pas question qu’elles investissent directement Port-au-Prince dont la population pauvre soutenait activement Aristide ; que l’opposition dans la rue, les groupes Convergence et du Collectif des 184 étaient financés en sous-main par des menées étrangères. Qu’enfin, le système médiatique a été complice de cet enlèvement, en le neutralisant, le faisant passer pour une décision de fuite du président. Ce dernier point est complété d’une analyse des images transmises, et de la façon dont ce désastre a été accompli : il affirme à plusieurs reprises que la conséquence directe de la mise en scène audiovisuelle ne laissait « guère d’autre choix que d’interpréter la crise haïtienne comme une nouvelle conséquence un peu embarrassante de la folie des noirs opposés aux noirs ». En réponse à cette fabrication de l’implicite, Randall Robinson légitime son ouvrage : « À une circonstance près, tous les événements liés au coup d’État relatés dans ce livre sont fondés sur mon témoignage personnel, les observations scrupuleuses d’autres personnes que j’ai interviewées, ou de la documentation historique ». Il s’agit de démonter les rouages d’un mensonge collectif, ici d’un mensonge d’États, et d’une mise en scène à l’échelle internationale, destinée à estamper de sa marque brutale les velléités démocratiques de peuples maltraités et racisés : « Entre les grandes et les petites nations du monde, c’est-à-dire, les riches et les pauvres, il n’existe pas de système de freins ni de contrepoids. Pas de commission d’enquête, pas de droit applicable, pas de régime d’équité naturelle ou de justice ».

C’est dire aussi combien le cas haïtien dépasse largement le cadre strictement national. Et Randall Robinson de rappeler aux petites nations de la Caraïbe que ce qui est arrivé en Haïti peut aussi les atteindre. On se souvient effectivement, par exemple, de l’invasion de la Grenade en 1983.

Le livre s’insère donc dans un argumentaire que connaît bien, malheureusement, Haïti, et depuis plus de deux siècles. Il témoigne de la pérennité de modes d’action politique qui sont bien identifiés, et, partant, de l’exemplarité haïtienne en la matière, désormais documentée. Il s’insère dans des stratégies de plaidoyers pro domo et de victimisation qui constituent déjà une bibliothèque particulière dans le corpus haïtien, depuis les pamphlets de Vastey, voire même depuis la période plantationnaire, dont tous les acteurs, y compris français, n’ont pas été toujours de fermes soutiens à l’économie plantationnaire. Certes, leurs textes et leurs témoignages demeurent bien souvent occultés, car Haïti est une balise de taille dans la remise en question du regard impérial et occidental, comme une écharde dans le pied. Chacun trouve en Haïti ce qui peut servir à son argumentaire, que ce soit pour le dénigrer, ou bien pour le magnifier. Le problème, aussi, est la constante référence aux héros de l’Indépendance, la plupart du temps mythifiés et dont les écrivains haïtiens actuels s’attachent aussi à déconstruire la réitération des clichés. Lorsque Randall Robinson évoque le « rêve de Toussaint-Louverture », il convient d’aller regarder de très près le projet de société mis en avant par le grand lutteur. Il n’a pas fait l’unanimité, loin s’en faut.

La faille dans ces discours est qu’ils reproduisent avec l’objet Haïti le même dispositif que celui que des analystes comme Gérard Barthélémy, André Corten, ou, récemment Leslie Péan, décrivent comme des syntaxes collectives de raisonnement, et qui déclenche des pratiques de diabolisation. Ainsi le texte de Randall Robinson s’il décrit précautionneusement la montée vers l’éviction et l’enlèvement d’Aristide, n’évite pas non plus souvent l’évitement du hors champ de son propre regard. D’abord, par une essentialisation de la couleur, dont témoignent de multiples moments du texte. Le conflit interne haïtien s’appuie sur l’opposition de couleur, entre des clairs, riches, et des pauvres, dans leur extrême majorité, noirs. C’est la réalité, on le sait et cette évidence tient à l’histoire même du pays, à ces économies de rapine qui ont été la marque quasi emblématique du pays pendant deux siècles, comme à l’essentialisation aussi de la marque phénotypique claire. Mais elle n’est pas complètement exacte aussi. L’histoire d’Haïti a été aussi fertile en retournements et en transferts de richesse.

C’est précisément ce fonctionnement argumentatif par bloc frontaux qui fait problème : Haïti est aussi un espace de la complexité, comme le sont tout autant les espaces politiques et idéologiques étatsuniens et français. L’imposition de l’esclavage comme du préjugé, s’ils sont des formes majoritaires, ne sont pas aussi univoques que ne le laisse entendre le texte. Il y a toujours eu des formes de résistances, parfois très minoritaires, mais audibles. L’auteur lui-même est ainsi redevable de cette catégorie de résistance à des discours majoritaires. Cette bi univocité conduit à un argumentaire radical : Aristide est le défenseur de la démocratie et son action quotidienne est la marque même d’un renversement des postures de pouvoir en Haïti ; ceux qui le critiquent, critiquent son rapport au gouvernement d’un pays ; donc l’opposition à Aristide est anti démocratique. Quand aux noirs qui ne le soutiennent pas, ils sont les victimes crédules de l’assignation.

Sans chercher à entrer dans le continuum de l’histoire récente d’Haïti, qui est d’abord le fait des Haïtiens eux-mêmes, comme dans l’action des pays étrangers sur Haïti, en particulier l’enlèvement et l’action assez brouillonne et malencontreuse de la MINUSTAH, on est aussi en droit de s’interroger sur la forme du gouvernement d’Haïti mise en œuvre par Aristide lui-même, lors de son second mandat. Les critiques ont été sévères, et le soutient populaire assez partagé, on est en droit aussi de le reconnaître, malgré tous les doutes que l’on doit avoir à l’égard des systèmes médiatiques lorsqu’ils couvrent l’actualité haïtienne, comme on le voit encore dans le traitement du séisme, et dans la relance du cliché abject de l’île maudite. L’exercice du pouvoir est certes l’attribut du président. Mais la mise en œuvre est opérée par ses ministres et leurs administrations. La responsabilité des politiques s’étend jusqu’au bout de ce maillage, même si le politique sait souvent se défiler et laisser les lampistes trinquer. Force est quand même de reconnaître que l’administration Aristide ne s’est pas montrée à la hauteur de l’exercice, même si ses moyens ont été limités. On laisse à d’autres, ici, les débats sur les assassinats – celui, par exemple, de Jean Dominique -, sur les narco-trafics, sur les détournements de fonds de la TELECO, et sur la pratique populiste de gouvernement, dont la définition qu’apporte Randall Robinson est très largement insuffisante. On laisse aussi à d’autres de régler la question d’établir s’il y a eu une véritable articulation entre les tueurs dirigés par Guy Philippe et Jodel Champlain et les groupes de manifestants qui faisaient quotidiennement pression sur le gouvernement, ou bien si Aristide a suscité des oppositions différentes, guidées par des préoccupations diverses et contradictoires.

Randall Robinson écrit au nom de la vérité, mais aussi, cette vérité est relative au point de vue de l’origine et de l’emplacement du regard. Le sien est proche de celui d’Aristide. Le principal intérêt de l’ouvrage est d’expliciter le point de vue particulier qui guide ce regard. Écrivant cela, on sait d’avance qu’on s’attirera les foudres de plusieurs côtés. Mais c’est bien là que se joue la posture critique : elle ne saurait céder à une quelconque intimidation, d’où qu’elle vienne. Ce qui est central ici est un récit, et comme tout récit, il doit pouvoir être questionné.

Yves Chemla