Citation du jour:

N'oubliez pas de faire un don. Nous avons besoin de votre aide en ces temps difficiles.Faire un don.

Le singe, l'âne et l'Holocauste - entretien avec Yann Martel

Après « l'Histoire de Pi », immense succès mondial en 2001, le Canadien Yann Martel raconte l'Holocauste sous la forme d'une allégorie animalière. C'est le livre-scandale de la rentrée

« Béatrice et Virgile », par Yann Martel, traduit de l'anglais par Nicolas et Emile Martel, Flammarion, 230 p., 19 euros

Il n'est pas si fréquent qu'un auteur qui, ayant battu tous les records de vente aux quatre coins de la planète avec un livre aussi séduisant qu'agaçant dans sa forme, soit tenté, plutôt que d'utiliser les mêmes recettes pour remporter avec le suivant un succès comparable, de désorienter ses lecteurs, de les décevoir voire de les écoeurer complètement. Autant « l'Histoire de Pi », machine joliment huilée, généreuse en raccourcis philosophiques en tous genres, avait pu séduire l'équivalent, pour la clientèle, de la population suisse, autant « Béatrice et Virgile » va surprendre par sa noirceur, ses effets rébarbatifs de texte dans le texte, son habile (mais trop appuyée) démonstration fondée sur une allégorie qui, par sa référence contestable à la Shoah, risque en plus de réveiller un Claude Lanzmann qui dort. Inventant de nouvelles règles narratives et oubliant, au moment de glisser le machin dans la boîte, de fournir le mode d'emploi, Yann Martel a pourtant écrit un roman fascinant.

Il dresse le portrait de Henry, un romancier à succès qui travaille à un livre expérimental, moitié roman, moitié essai, sur l'Holocauste. En l'absence d'éditeur prêt à le suivre, Henry est sur le point d'abandonner la carrière d'écrivain quand il reçoit par la poste, d'un mystérieux taxidermiste qui en appelle à ses lumières littéraires, les morceaux d'une pièce de théâtre mettant en scène une ânesse, Béatrice, et Virgile, un singe hurleur. Survivants d'un massacre incommensurable perpétrés par les humains sur les animaux, Béatrice et Virgile dialoguent sur une sorte de grande chemise rayée (on reconnaîtra aisément l'uniforme des déportés). Peut-on mélanger à ce point les genres, « Mein Kampf » et « le Livre de la jungle » - Mein zoo ? La Fontaine, s'il avait connu Hitler, aurait-il tiré une fable de ses exactions, aurait-il aussi choqué en réduisant le malheur des juifs au supplice d'une ânesse ? Yann Martel, enfin, est-il dans son droit lorsqu'il donne à son imagination les pleins pouvoirs pour décrire la plus grande tragédie des temps modernes ? Réponse de l'auteur.

Nouvel Observateur.- Comment avez-vous vécu le succès de « l'Histoire de Pi » ?

Yann Martel.- Je ne l'ai pas vu venir. C'est un roman qui traite de la religion de manière sympathique, qui donne de la foi une image positive. C'est aussi un roman qui défend les zoos. Or s'il y a bien deux choses que les québécois détestent, ce sont les zoos, et la religion. J'avais donc le sentiment d'avoir écrit un roman démodé, très dix-neuvième siècle dans sa thématique. Un excellent livre, mais dont je pensais qu'il rebuterait les lecteurs. D'ailleurs, le succès n'a pas été foudroyant au Canada. C'est quand le livre est sorti au Royaume Uni, et aux Etats-Unis, que ça a vraiment décollé. J'ai passé deux ans à sillonner le monde. J'ai été dans tous les pays d'Europe à l'exception de la Roumanie, de l'Albanie, et de la Turquie. J'ai été en Asie. Les gens m'écrivaient, me parlaient. Ils étaient touchés. Parce que l'histoire finissait par faire partie de leur vie personnelle.

N. O.- Avec « Béatrice et Virgile », vous n'avez pas été tenté de reproduire, sous une autre forme, le succès du précédent ?

Y. Martel.- Non, c'est plutôt le contraire. « Pi » fut un bel épisode, mais il est clos. D'ailleurs chacun de mes livres est très différent. Mon premier, « Self », qui n'est pas paru en France, est l'histoire d'un garçon qui part en voyage au Portugal et qui se transforme en femme. C'est un livre où j'explore la question de l'identité sexuelle. « L'Histoire de Pi » est un livre sur la raison et la foi. Pourquoi j'ai écrit ce livre ? Parce que j'étais en train de devenir quelqu'un de trop raisonnable. La raison est un outil très puissant, mais ne mène qu'au néant s'il n'y a rien d'autre. Je me suis rendu compte que j'étais en train de devenir un être aigri par la raison. J'étais en Inde, par chance, et j'ai ouvert les yeux et j'ai vu ce continent plein d'animaux et plein de dieux. Quant à « Béatrice et Virgile », c'est ma tentative de comprendre l'Holocauste par le biais de l'imaginaire. On est donc chaque fois dans une problématique différente.

N. O.- Sauf que « Béatrice et Virgile » répond à plus d'un titre à « l'Histoire de Pi », sur un mode plus noir et pessimiste...

Y. Martel.- Disons qu'on tourne autour de la même question qui est celle des histoires. Dans « l'Histoire de Pi », je me suis attaché à montrer que les histoires, à commencer par celles que nous racontent les religions, peuvent nous aider à comprendre la vie. Dans « Béatrice et Virgile », j'ai essayé de raconter la plus effroyable réalité qui soit, la Shoah, mais sans être littéral, factuel ou anecdotique. En utilisant simplement les pouvoirs de l'imaginaire.

N. O.- « Béatrice et Virgile » est beaucoup moins linéaire que « l'Histoire de Pi ». Pourquoi cette construction complexe, ces emboîtements d'histoires, ces zones d'ombre et de flou ?

Y. Martel.- Je n'ai pas tenté d'être complexe. J'aime la simplicité. J'aime la peinture de Rothko. C'est vrai que l'un de mes héros est un écrivain, et qu'on pourrait donc croire que j'ai cherché à me glisser clandestinement dans le livre. Mais non. Je n'aime pas l'autobiographie. J'aime me tourner vers les autres. S'il y a ce personnage, qui écrit des livres, c'est simplement que je ne voulais pas que ce récit sur l'Holocauste puisse paraître objectif. C'est l'histoire de quelqu'un qui essaie de raconter une histoire, avec son regard à lui sur les choses. En réalité, « Béatrice et Virgile » est un roman sur la quête du roman.

N. O.- Pourquoi faire de l'échec littéraire que vivent vos deux héros une parabole sur l'Holocauste ?

Y. Martel.- Ca ne pouvait pas être autrement. Parce qu'on dit toujours que la Shoah est indicible, indescriptible. Curieux, d'ailleurs, qu'on le dise de la Shoah et pas de la guerre. Pourtant, une mort violente est une mort violente. Un soldat qui meurt du gaz moutarde dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, et dont les poumons fondent littéralement sous l'effet de cette substance, qui commence à vomir du sang, ne connaît pas une fin moins douloureuse qu'un déporté dans une chambre à gaz. Alors pourquoi telle mort est indicible, telle non ? C'est que, selon moi, la guerre est indicible mais n'engendre pas de honte. Il y a de la tristesse, peut-être, à tuer un soldat allemand, mais il n'y a pas de honte. Surtout qu'il y a des guerres justes, battre Hitler était juste, même si les tragédies engendrées par cette guerre étaient inimaginables. Avec la Shoah, l'Europe a honte. Honte à cause de la collaboration pour certains, honte de n'avoir pas fait assez pour les autres. La honte engendre le silence, et c'est avec ce silence, de honte ou de révérence, que j'ai voulu commencer. Je ne voulais pas d'un roman bavard. Je voulais, petit à petit, tenter d'en arriver à des mots, à une histoire.

N. O.- Et ce sont les animaux, une nouvelle fois, qui vous permettent de prononcer ces mots que les humains ne peuvent arriver à émettre.

Y. Martel.- Oui, ça m'a libéré. Ca fait des années que je voulais parler de l'Holocauste, mais je ne suis pas juif, je ne suis pas européen, et même si ça m'intéressait, même si j'avais lu des dizaines de livres sur la Shoah, je n'avais pas de légitimité pour le faire. Ca a été déjà fait mille fois, et mille fois mieux. C'est grâce aux animaux que j'ai pu imaginer une nouvelle manière d'aborder la question. Béatrice et Virgile, l'ânesse et le singe, représentent les juifs d'Europe. Il me fallait deux animaux qui incarnent les stéréotypes juifs de manière positive : les juifs sont entêtés, ils ont duré des siècles et des siècles en dépit de siècles et de siècles d'antisémitisme. Quel animal pouvait représenter l'entêtement ? L'âne. C'est un animal sympathique, honnête, têtu. Les juifs ont aussi contribué énormément à la culture mondiale, à la littérature et à la science, en dépit de leur petit nombre. Plusieurs écrivains de Weimar étaient juifs, les grands ténors du socialisme sont juifs. Quel animal me fait penser à l'intelligence ? Le singe. Et pourquoi un singe hurleur ? Parce que l'holocauste me fait hurler. Un singe hurleur bolivien, précisément, parce que rouge, et souvent les juifs étaient de gauche ou de centre gauche. Et l'appellation scientifique du singe hurleur bolivien est « Alouatta seiculus sara ». Sara est un nom juif, ça tombait bien.

N. O.- Mais l'allégorie n'est pas seulement animalière : Henry est aussi représentatif des juifs d'Europe...

Y. Martel.- Parfaitement : multilingue, très impliqué dans les arts, et ne montrant qu'incompréhension face à l'ennemi. L'ennemi qui, en l'occurrence, est incarné par le taxidermiste, un personnage bourru, déplaisant, qui dit qu'il a besoin de son aide sans vraiment révéler ce qu'il attend de Henry. Or Henry est fasciné, il ne le voit pas venir. Tout comme les juifs d'Europe n'ont pas vu venir les nazis. « Mein Kampf » est publié en 1925 et 1927, en deux volumes, Hitler est élu en 1933, Dachau est ouvert deux mois après en 1933, mais les juifs d'Allemagne attendent jusqu'à la Nuit de Cristal en 1938 pour se rendre compte que leur situation est intenable. Pourtant cela faisait quinze ans que Hitler rôdait dans la conscience nationale. Il y a un manque de lucidité qui ressemble à celui de Henry face au taxidermiste.

N. O.- Est-ce que vous ne craignez pas, au travers de ces allégories, inévitablement réductrices, de choquer ? D'ailleurs, le livre, sorti au Canada et aux Etats-Unis au printemps dernier, n'a pas rencontré un accueil très favorable.

Y. Martel.- Les réactions ont été très divisées. Certains ont détesté, comme le New York Times ou Time magazine, d'autres ont beaucoup aimé. Le pire a été le Washington Post. Ce sont des gens qui ont détesté mon approche, cette idée de mélanger les animaux et la Shoah. « Winnie l'ourson sur fond d'holocauste », a dit un critique. On m'a accusé d'être trivial, voir pervers. Ca m'a étonné, parce que ma démarche n'est pas polémique. Pour moi, c'est un roman sérieux, qui a le mérite de poser des questions.

N. O.- Si votre livre n'est pas polémique, admettez qu'il est déstabilisant.

Y. Martel.- Mais les critiques littéraires qui passent leur temps à lire des romans devraient savoir que les plus grands livres sont ceux qui malmènent les consciences, qui éventuellement déstabilisent. Aller contre le vent, c'est tout de même salutaire.

N. O.- Vous avez lu « les Bienveillantes », de Jonathan Littell ?

Y. Martel.- Non. J'ai fait toutes mes recherches, et puis « les Bienveillantes », grosse brique, est sorti à ce moment-là. Mais l'approche de Littell me semble essentielle. Parce qu'il évoque un événement historique capital avec des mots nouveaux, un point de vue différent. Il faut en finir avec ce discours pieux sur la Shoah. Je ne dis pas ça contre Primo Levi, qui est pour moi un auteur très important. Mais on peut aujourd'hui aborder le sujet avec plus d'ironie ou d'humour, sans forcément dénaturer ou manquer de respect. Comme dans le film de Benigni, « la Vie est belle ». Littell, Foer, Grossmann, voilà des auteurs qui osent raconter l'Holocauste différemment.

N. O.- Vous vous êtes beaucoup documenté avant de vous lancer dans l'écriture du livre ?

Y. Martel.- J'ai lu des ouvrages historiques et des romans. Le meilleur est un livre de l'écrivain hongrois Imre Kertesz, « Etre sans destin », titre indigeste mais mémorable ouvrage. Kertesz a été happé par l'holocauste, comme Levi, mais a attendu 1975 pour écrire son livre. Ce n'est pas un essai documentaire, précis, informé. Son personnage, un adolescent un peu cynique, est fatigué de la vie. Il n'a aucune certitude. Il ne juge pas ses bourreaux, sauf à la toute fin, et ça tombe comme une guillotine. C'est un roman qui a été traduit deux fois aux Etats-Unis, la première par une petite maison universitaire, la seconde, après le Nobel, par une grande maison. Or les deux versions sont à peu près semblables : ça pullule d'adjectifs, on est dans le flou, dans l'ambiguïté, on dirait un écrivain qui ne sait pas écrire. Mais, en réalité, il savait ce qu'il faisait. C'est une œuvre phare.

N. O.- Vous avez été à Auschwitz ?

Y. Martel.- Je m'y suis rendu trois fois. Mais pas comme tout le monde. La plupart des gens y vont pour la journée. Ils prennent un bus depuis Cracovie, passent une demi-journée, et rentrent. C'est bouleversant, Auschwitz, surtout si on y passe très peu de temps : on voit la tragédie, et on s'en va. Le contraste est d'autant plus frappant qu'on se retrouve dans la beauté splendide de Cracovie, ville d'émotion religieuse. La réaction des visiteurs est donc purement émotive. Or je me méfie des approches très sentimentales de l'Holocauste. Je les respecte et je les comprends, naturellement. La Shoah, c'est six millions d'innocents dont un quart étaient des enfants. Mais si on a une approche uniquement émotive, on ne réfléchit plus. Moi, j'ai passé plus de deux semaines là-bas. Ce qui m'a frappé, c'est comment les habitants du village à côté vivent avec ce trou noir. Ils ont normalisé leur relation avec l'Holocauste. Ce n'est pas que l'événement est banalisé, c'est qu'ils le vivent tous les jours. Le défi du livre, ça a été d'être plus intellectuel, mais sans perdre totalement la dimension sentimentale. D'où la torture de Béatrice.

N. O.- Vous ne pensez pas que vous allez choquer, en ne donnant pour seul aperçu de la souffrance des juifs le supplice de Béatrice, un animal, un âne ?

Y. Martel.- Cet épisode permet de ressentir les choses différemment. Si une personne souffre, et que vous ne l'aimez pas, sa souffrance vous laisse froid. Prenez Israël. Beaucoup de gens sont indifférents aux problèmes des Israéliens parce qu'ils considèrent que Israël a trop maltraité les Palestiniens. Avec les animaux, c'est différent. Comme ils vivent hors du cadre de la morale, on ressent toujours leur souffrance comme une injustice.

N. O.- Flaubert occupe une place importante dans le livre. Pourquoi ?

Y. Martel.- Oui, avec sa « Légende de Saint-Julien l'Hospitalier ». La première fois que j'ai lu cette nouvelle, quand j'étais adolescent, j'ai été frappé par son caractère holocaustal. Ce massacre incroyable d'animaux. La nouvelle a été écrite peut-être 70 ans avant l'Holocauste, mais il m'a semblé qu'on pouvait faire la connexion.

N. O.- Vous êtes également très féru de taxidermie ?

Y. Martel.- Pas vraiment. Mais en lisant un petit article du New York Times sur l'incendie de Deyrolle à Paris, j'ai eu l'idée du taxidermiste. Ca collait parfaitement !

N. O.- Y aura-t-il encore des animaux dans votre prochain livre ?

Y. Martel.- Oui. Il y aura trois chimpanzés. Le livre se déroule au nord du Portugal dans un paysage mythologique : de hautes montagnes avec de la neige - même s'il n'y en a pas au Portugal. Je voulais un pays aux confins de l'Europe. Et j'aime le Portugal. Dans ce nouveau roman, j'aborde la question des maîtres et des élèves. Que fait-on quand le maître qui incarne la sagesse disparaît ? Jésus ou un gourou ou un parent, peu importe. Comment garde-t-on cette sagesse vivante sans qu'elle devienne dogme. C'est ça qui m'intéresse. J'ai la même excitation que lorsque j'écrivais « l'Histoire de Pi ». « Béatrice et Virgile » était plus difficile à écrire, parce que la Shoah, c'est difficile. Ca a tué des gens, des histoires. Ca tue presque tout l'art. C'est un trou noir. Et on doit éviter la tentation d'esthétiser la tragédie. De la rendre belle.

N. O.- Pouvez-vous me décrire la pièce où vous avez écrit le livre ?

Y. Martel.- La majeure partie a été écrite à Saskatoon, une des provinces de l'Ouest du Canada. J'avais un petit bureau à l'Université du Saskatchewan, une toute petite pièce de deux mètres par deux. Une belle vue avec de gros arbres, beaucoup de lumière. Une table ordinaire, quelques posters que j'avais achetés à Auschwitz, une de la montagne de chaussures, une du camp vu du ciel. Je peux écrire n'importe où. Il me faut mon ordinateur, un peu de silence, et dans cette bulle solitaire, j'avance. Sinon, quand je suis en tournée, je me documente. Je dois aller à Poissy ces jours-ci parce qu'il y a, dans une petite église, un crucifix avec un détail qui m'intrigue. Quand j'étais à Portland, dans l'Oregon, j'ai visité une librairie fantastique de livres neufs et d'occasion. J'en suis ressorti avec 24 livres sur les chimpanzés...

Propos recueillis par Didier Jacob