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Insérer l’Afrique dans la mondialisation autour des concepts de Paix, de Droit et de Commerce par Amady Aly DIENG

Dans cet essai, Charles Romain Mbele, enseignant la philosophie à l’Ecole normale supérieure de l’université de Yaoundé I (Cameroun) montre que les concepts de Paix, de Droit et de Commerce sont au cœur de l’ajustement passif de l’Afrique subsaharienne à la mondialisation capitaliste telle qu’elle est conçue par l’institution de la gouvernance mondiale de la créance et de la valeur d’échange.

Mbele souligne qu’un discours académique a annoncé et accompagné cette insertion et cette rhétorique en conceptualisant une philosophie de la débrouille criminelle au niveau local et sur la scène internationale pour permettre l’accumulation primitive du capital au moyen de la légitimation de l’exploitation et de l'inégalité, et ce, par la récusation de toute contradiction en général, de la raison, de l’objectivité et de l’universel. Une nouvelle vision du monde veut insérer l’Afrique dans la mondialisation autour des concepts de Paix, de Droit et de Commerce. Cela ressort de l’examen des textes qui encadrent aussi bien l’ajustement structurel que la ‘stratégie de développement’ appelé ‘nouveau partenariat’... Pensée consciemment, cette conception structurée du monde se donne toutefois dans sa nue réalité comme une alternative hégémonique non négociable : s’ajuster ou périr. La question du droit y est essentiellement performative et idéologique, car le droit des gens s’y exprime de façon liminale soit sous la forme de la ‘charité paternaliste’ soit sous la ‘guerre juste’. Le but de cette alternative est néanmoins à double détente.

Stériliser l’ordre politique

D’une part, il s'agit de stériliser l’ordre politique en neutralisant tout projet autre que celui qui veut universaliser le libre-échange. Aussi la démocratie libérale (‘pacifiée’ ou ‘apaisée’, nous dit-on !) tout comme la morale des droits imprescriptibles de la personne y sont-elles instrumentalisées. Depuis la fin des années 70, un discours académique a annoncé et accompagné la rhétorique institutionnelle sur notre insertion dans l’actuel ordre du monde. Un exemple suffira ici : pour hâter l’alternance dans nos pays en faveur des ultralibéraux Achille Mbembe propose ainsi aux forces de l’opposition (entre autres mesures) ‘une utilisation habile et une instrumentalisation du nouveau lexique international (lutte contre la corruption, transparence, Etat de droit, bonne gouvernance’.

En tant qu’elles sont des ‘conditionnalités’ pour l’ouverture à l’ordre capitaliste du monde, ces nouvelles normes sont de fait réduites au rôle ancillaire de moyens pour ouvrir des marchés. D’autre part, il s’agit de fracturer et de casser l’ordre social en créant des êtres ‘superflus’ ou des ‘encombrements humains’ devant servir soit de main d’œuvre ‘peu chère’ et ‘bien formée’, selon le vœu même du même Achille Mbembe) soit de force de travail ‘surnuméraire’ - une ‘armée de réserve’ excédentaire sur le ‘marché universel’ - mais sédentarisé dans un ‘espace domestique social où pourront s’accentuer la domination et l’exploitation’.

C’est l’objectif que Jean-François Bayart assigne à la bourgeoisie pour qu’elle accède à son ‘concept’ (L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard. Dix ans plus tôt, il disait déjà : ’Le grand problème des dominants est peut-être précisément de trouver des dominés, de les contraindre à demeurer dans un espace social domestique où pourra s’exercer la domination’ (L’Etat au Cameroun [1979], Presses de la fondation des sciences politiques).

Ces philosophies qui accompagnent l’ajustement structurel de l’Afrique subsaharienne

Actuellement des philosophies accompagnent l’ajustement structurel de l’Afrique subsaharienne à la mondialisation du capitalisme libéral. L’ambiance intellectuelle actuelle se caractérise par la convergence discursive et thématique qui existe entre la doxa de l’institution globale de la marchandise et de la créance et le discours plus académique de quelques philosophes africains. Ils partagent en effet une vision instantanéiste et événementielle du monde qui a horreur de l’histoire : ‘vivre pleinement dans l’à-présent et le court terme – ce qui se voit dans le refus en principe de toute planification - , refuser toute téléologie et toute philosophie optimiste de l’histoire, développer une vision tragique et technopessimiste destinée au monde africain, penser une identité infondée, fluctuante, fluide, tactique – au gré de l’occasion et de l’opportunité.’

Les nouveaux philosophes africains s’efforcent de théoriser la marginalisation en l’assumant comme l’occasion pour les vaincus de faire leur histoire (Jean-Godefroy Bidima. Théorie critique et moderne négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la ‘Docta spes africana’ Presse de la Sorbonne, 1993. P 243). Constatant ‘l’échec des plans quinquennaux’, Bidima leur tourne le dos ‘avec bonheur’ sur la base de la critique marcusienne de la rationalité technologique (cf . La Philosophie négro-africaine, PUF, coll. Que sais-je ? 1995)

L’exubérance ultralibérale africaine est devenue une exigence impérative de participer à la révolution économique mondiale par l’accentuation de l’accumulation primitive du capital. Un ton messianique caractérise le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique voulu par certaines classes dominantes africaines acquises à l’ultralibéralisme. Pour elles, un processus d’accumulation primitive doit se mettre en place en Afrique aujourd’hui pour corriger les grandes faiblesses des années soixante. Cette philosophie partenariale veut que l’Afrique participe à la ‘révolution économique mondiale’ en cours. Ces termes sont quasiment un décalque du titre du chapitre 4 (‘La révolution libérale mondiale’) de Francis Fukuyama dans la Fin de l’histoire et le dernier homme. Surfant sur l’optimisme eschatologique de l’époque ultralibérale, certains pères et rédacteurs de cette ‘initiative africaine’ n’ont plus de tabous du point de vue du politique et de la rhétorique.

De l’usage sacrificiel des opprimés et des exploités africains

Aussi développent-ils une vision de la société africaine polarisée en classes antagoniques. Le fer de lance de la nouvelle économie africaine, y lit-on, sera notamment ‘une classe moyenne dotée de compétences et de capacités de gestion’ (Népad). Le texte partenarial regrette un héritage déficient au moment des indépendances, c’est-à-dire ‘une faible classe capitaliste’ résultat d’un ‘affaiblissement du processus d’accumulation (primitive)’. Par le biais d’un processus d’’appropriation’ de l’ajustement structurel, le ‘nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique veut combler les lacunes dans l’accumulation du capital’.

On note le langage cru du darwinisme social – celui d’une guerre globale – est celui de l’institution censitaire de la marchandise et de la créance dont les ‘fonds’ ne peuvent être alloués qu’au prix de quelques ‘conditionnalités’ : privatiser, vendre les entreprises locales, refuser toute politique interventionniste et à long terme, adopter le libre-échange généralisé contre toute volonté de déconnexion accusée d’être une désertion du monde.

Cette option idéologique est défendue de toutes ses forces par Achille Mbembe, l’ancien secrétaire exécutif du Codesria, depuis les années 90 dans une série d’articles dont la synthèse forme le socle de son dernier ouvrage, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Karthala, 2000). Aussi le discours de Mbembe prend-t-il des accents leibniziens et libertariens de crypto-théodicée. Son option est en effet l’usage sacrificiel des opprimés et des exploités africains comme moyens pour atteindre un plus grand pour tous.

Les concepts d’occasion et de kairos sont devenus des éléments catégoriels essentiels de la philosophie bourgeoise africaine d’aujourd’hui. Il n’est pas indifférent que la question de ‘l’instant favorable’ ou du ‘moment propice’ devient un aspect catégoriel important de la philosophie de Fabien Eboussi Boulaga et Jean-Godefroy Bidima.

Dans la philosophie de la traversée de Jean-Godefroy Bidima, penseur des années 90, le concept de kairos ou d’instant favorable acquiert ses lettres de noblesse comme initiation et inscription dans un conatus perçu comme ‘l’art de faire des coups sur la scène du monde par des voyous’. Selon Bidima, ces voyous et ces marginaux, à cause de l’incertitude d’un temps humain non fonctionnel, perçoivent essentiellement l'espace comme un lieu propice d’où il est loisible de faire ces détournements et des coups à la dominations internationale ambiante. Y a-t-il eu des résultats avec les subterfuges, les contournements, les ondoiements, la ruse des trickers voire les tactiques et toutes les autres formes d’une métis tropicalisée ? Jean-Godefroy Bidima est peu disert sur l’issue qu’il propose.

Les classes dominantes d’Afrique subsaharienne s’inclinent sans aucune protestation au nouveau droit du plus fort. Elles théorisent même cette situation par deux traits. Le premier trait de cette option générale se voit chez Bidima qui propose, au nom de l’ouverture à un possible indéterminé, de se désintéresser de ce que le marché (sous la forme d’échange, de l’équivalence et de la vente) fait à l’espace africain. La seule chose à faire est de ruser car le marché et l’Etat étant puissants, il faut miser sur le principe d’économie qu’est la ruse (Mètis) et guetter le lieu propice pour dire ou pour agir. Un deuxième trait de ce choix de s’incliner devant l’ordre des puissants comme il va se voit dans la sacralisation par Daniel Etounga Manguelle et Achille Mbembe de la propriété privée et des droits des riches et des nouveaux possédants appelés ‘entrepreneurs’.

Dans Réflexions sur l’esclavage des nègres, Condorcet critique déjà l’utilitarisme de la société de criminel désirée par Bidima, Bayart et Mbembe fantasmant un capitalisme africain qui naisse du crime. La criminalisation de l’espace désirée par Achille Mbembe signifie qu’il croit peu aux droits de l’homme dont il prétend par ailleurs être un des hérauts en Afrique subsaharienne. Que sont les droits de l’homme selon Achille Mbembe, sinon le droit d’exploiter ou d’être exploité, d’être exclu ou d’être surexploité au nom des intérêts supérieurs de ‘l’homme nouveau’ africain de demain attachés aux droits individuels et à la propriété privée.

Bernard Lugan : La décolonisation a été une erreur fondamentale

En résumé, les thèses défendues par Daniel Etounga Manguelle (L’Afrique a-t-elle besoin d’un ajustement culturel ? Paris, Actes Sud. 1993) et A. Mbembe reprennent de façon fidèle, jusqu’au pastiche, celles de leur mentor J.-F. Bayart défend depuis son ouvrage de 1979 sur l’Etat au Cameroun. Et ces thèses recoupent à la formulation près celles de Michel Camdessus du Fmi et de la Banque mondiale.

L’échec africain n’a rien à voir avec la dette, l’échange inégal, la faiblesse de l’aide. Les problèmes africains ont surtout leur racine dans les traditions africaines, notamment le refus de l’exploitation économique et la ‘politique du ventre’ qui en est le nécessaire corollaire. Quelques temps perturbés par la ‘parenthèse coloniale’, les atavismes ancestraux ont repris le dessus. Aussi les Africains doivent-ils s’en prendre à eux-mêmes, car le rôle de tiers ou des forces extérieures est marginal ou inexistant dans leurs difficultés.

Pour l’extrême droite africaniste, le colonialisme ne fut qu’une brève parenthèse novatrice faite de paix et de prospérité. Ainsi, selon Bernard Lugan, la décolonisation a été une erreur fondamentale : ’La colonisation apparaît comme un âge d’or pour les populations africaines…’ (Afrique. Bilan de la décolonisation, Paris Perrin 1991)

Bayart daube la thèse d’Amilcar Cabral soulignant que la domination étouffe le libre déploiement des forces productives du peuple dominé. Au contraire, Bayart tient à souligner qu’un peuple fait l’histoire nonobstant la domination. Il donne par là sa caution intellectuelle à l’entreprise de domination politique de l’Afrique en s’appuyant sur l’autorité de la science. (cf L’Etat en Afrique. Fayard 1989).

Ce livre d’une modeste dimension est une mine de réflexions d’un grand intérêt scientifique.Il mérite d’être attentivement lu par les chercheurs africains.

Amady Aly DIENG