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Gastronomie - Quand littéraure et nourriture se raccordent

Source: Canoe.ca
CHRONIQUE DE JEAN BARBE
Partir avec la recette
Jean Barbe - Collaboration spéciale
21-12-2010 | 14h51
Sur les palmarès des meilleurs vendeurs, il y a un bon tiers de livres de cuisine. À la télé, toutes chaînes confondues, il y a quoi, cinquante émissions de cuisine pour une sur les livres?

© Photo Courtoisie Jean Barbe
Je ne chiale pas. J’ai deux passions, la littérature et la nourriture: ce qu’on se met dans la tête, ce qu’on se met dans le corps. Deux grands apprentissages, deux façons de voyager, de partager, de goûter le moment.

Mais y a-t-il eu une époque dans l’histoire de l’humanité plus enthousiaste pour la cuisine que la nôtre?

Oh, peut-être dans l’antiquité romaine, mais c’était un très faible pourcentage de la population qui avait les moyens de s’offrir des tripes frites dans la graisse d’urus (Astérix chez les Helvètes). Et c’était, oui, un signe de décadence, ces grands repas orgiaques, tandis que les esclaves servaient, et qu’une grande partie de la population ne mangeait pas à sa faim.

En voyant toutes ces émissions de cuisine, ces chefs devenus vedettes, ces menus travaillés comme des poèmes, ces livres abondamment illustrés, je nous vois. Je vois un monde riche et effrayé fermer les rideaux et serrer les rangs autour de la table où s’entasse une surabondance de mets, dans la crainte permanente qu’un milliard de personnes affamées se décide à défoncer la porte pour réclamer sa juste part.

Les pays riches sont partis avec la recette. Les pays riches sont partis avec le beurre et l’argent du beurre. Ça donne un drôle de goût à la dinde, vous ne trouvez pas? Et non, ce n’est pas la farce.

Manger ses émotions

S’il n’y en avait qu’un à offrir, ce serait celui-là: LE livre de cuisine. Le Larousse de la cuisine (Larousse, 832 pages). Les photos ne sont pas magnifiques, les recettes sont immuables, et aucun chef ne vient s’y montrer la bette en souriant.

Mais tout y est: le vocabulaire et les règles de grammaire d’un langage vieux comme le monde. Sur la couverture, les gens de Larousse ont écrit: la bible de la cuisine.

Mais ce n’est pas une bible. La nourriture dans les livres de cuisine n’est jamais sacrée. La cuisine n’a de sens que celui qu’on lui donne en la fabriquant de nos mains pour nourrir nos proches. La cuisine de l’épate est détestable.

J’ai dit qu’il y avait tout, dans Le Larousse de la cuisine. Ce n’est pas vrai. Il n’y a pas la recette des petits pains à salade que ma mère faisait chaque année pour Noël. Elle en fabriquait au moins quatre douzaines, et j’en mangeais facilement la moitié, ravi.

Plus que la tourtière, plus que la dinde, plus que la bûche, pour moi, le goût de Noël, ce sont ces petits pains tout mous, farcis de salade iceberg, de dés de poulet, d’olives farcies tranchées et de Miracle Whip, que j’engloutissais parmi les emballages déchirés en jouant avec mes cadeaux, dans un pyjama neuf et un peu raide, le 25 au matin. Tous les 25 au matin, depuis que j’existe.

On peut cuisiner pour épater la galerie ou pour se régaler. On peut aussi manger pour se souvenir. Au matin de Noël, cette année, je serai avec mes enfants, chez mon frère. Mon père sera là en photo, sur le guéridon.

Nous ne le savions pas encore au moment de la prise de vue, mais il souffrait déjà d’un cancer des os, ce qui explique son sourire un peu forcé. Se mettre à genoux sur le tapis pour jouer avec ses petits-enfants était une torture à laquelle il se soumettait de bon cœur.

Ma mère non plus n’y sera pas, pour la première fois, confinée à sa chambre d’hôpital, en fauteuil roulant, trop faible pour seulement conserver l’espoir d’attendre autre chose que la mort. Nous irons en après-midi lui porter ses cadeaux.

J’apporterai aussi des petits pains à salade dont la recette ne se trouve pas dans Le Larousse de la cuisine.

Ma mère n’est pas partie avec la recette. Elle me l’a léguée. Mon tour est venu, puisqu’elle n’a plus de force. Un jour peut-être, quelque temps avant Noël, mes enfants iront en rigolant acheter un gros pot de Miracle Whip. Quand je n’aurai plus de force.

Et un jour, mes enfants, peut-être, découvriront dans ces petits pains miracles un goût d’éternité.

Bon Noël à tous.