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Non, vraiment, nous ne sommes plus au Moyen Age, par Claude Pénit

Dans la page Débats du Monde daté du 14 mars, Jacques Le Goff –l'un des historiens les plus éminents de l'école des Annales, qui, après Marc Bloch et Fernand Braudel, a révolutionné la discipline historique– publie un texte fortement polémique. Il y dénonce la démarche écologiste vis-à-vis du réchauffement climatique, qu'il définit comme porteuse "de transes et de cauchemars", et comme une résurgence des thèses millénaristes en vogue au Moyen Age, la période de prédilection de Jacques Le Goff. On pourrait négliger cet exercice un peu désespéré. On aurait tort, comme on aurait tort d'en faire simplement une manifestation de la grande mode climato-sceptique en cours (l'auteur ne nie d'ailleurs pas la nécessité de lutter "raisonnablement" contre le réchauffement).

Ce texte illustre admirablement l'analyse récente de Dipesh Chakrabarty, disponible en particulier sur le site Eurozine. Voici en effet ce qu'écrit Chakrabarty (traduction non professionnelle par moi-même) : "Ce que les scientifiques ont dit à propos du changement climatique défie (…) les idées sur l'humain qui sous-tendent habituellement la discipline histoire", et plus loin : "En détruisant involontairement la distinction artificielle mais vénérable entre les histoires naturelle et humaine, les climatologues établissent que l'être humain est devenu quelque chose de bien plus grand que le simple agent biologique qu'il ou elle a toujours été. Les humains exercent maintenant une force géologique."

Même si Jacques Le Goff emploie dans son texte les anathèmes et outrances qu'il reproche aux écolos, je ne crois pas qu'il faille y voir un des éléments de l'offensive en cours des négateurs du changement climatique, mais plutôt une manifestation de l'angoisse de l'historien à qui la réalité échappe car elle sort de ses grilles de lecture.

Ce qui explique qu'il puisse écrire, contre l'évidence : "Il faudrait par ailleurs que ces affirmations et ces craintes soient justifiées par l'opinion de personnes compétentes, et il conviendrait que leurs propos ne soient ni déformés ni exagérés." Or, comme l'a montré la géophysicienne Naomi Oreskes, qui s'est attelée à la tâche ingrate de recenser tous les articles scientifiques sur le sujet (près de mille en 2004), il existe bien un consensus total des climatologues sur la réalité du réchauffement anthropogénique.

Quand Jacques Le Goff rend les campagnes contre la consommation excessive de viande et pour l'alimentation bio responsables des difficultés des agriculteurs et de la crise alimentaire dans les pays pauvres, il fait preuve d'un aveuglement tel que l'on peut douter qu'il exerce encore la finesse d'analyse dont il a fait preuve tout au long de sa longue carrière.

On pourrait cependant l'approuver quand il écrit plus loin : "Voilà, me semble-t-il, le type de problème qui réclame toute l'énergie des nantis : la lutte contre la faim, les maladies, la mort, pour l'équilibre social et pour la mise à niveau des pays émergents." Sauf que ces notions d'équilibre social et de mise à niveau sont bien ambiguës…

Et nous pourrions admettre également sa volonté de rester dans le cadre de la raison, ce que ne font pas toujours les membres du courant dit de l'écologie profonde. A ce propos, revenons à ce qu'écrit Dipesh Chakrabarty : "Dans l'ère de l'Anthropocène 2, nous avons besoin des Lumières (c'est-à-dire de la raison) encore plus que dans le passé." Mais, ajoute-t-il, " l'espoir des chercheurs selon lequel la raison nous sortira de la mauvaise passe actuelle nous rappelle l'opposition sociale entre le mythe de la science et la politique réelle des sciences que discute Bruno Latour dans son livre Politiques de la nature."

Car il y a de la politique aussi là-dessous ! Autrement dit, il est vrai que les politiques à mettre en œuvre aujourd'hui ne peuvent être que rationnelles, et la lutte contre le réchauffement climatique ne peut faire oublier la lutte contre les inégalités sociales et économiques. Mais si nous ne voulons pas faire du catastrophisme et nous laisser envahir par l'angoisse, il nous faut prendre en compte le changement fondamental intervenu dans les relations entre le genre humain et la planète sur laquelle il vit. Car quand Jacques Le Goff appelle de ses vœux "les réels efforts que demande l'environnement", on ne peut que lui mettre sous les yeux les résultats déplorables du COP 15 de Copenhague. Il serait trop facile de mettre cet échec sur le dos des écologistes, dont, selon Jacques le Goff, "l'excès dans la malédiction peut aller à l'encontre de son objet".

M'effaçant devant les historiens, je laisse les derniers mots à Dipesh Chakrabarty : "Quels que soient nos choix socio-économiques et technologiques, quels que soient les droits que nous souhaitons célébrer comme notre liberté, nous ne pouvons nous permettre de déstabiliser les conditions (telle la zone de température où la planète existe) qui fonctionnent comme paramètres limites de l'existence humaine… Malheureusement, nous sommes maintenant devenus nous-mêmes un agent géologique qui perturbe les conditions paramétriques nécessaires à notre existence."

Non vraiment, nous ne sommes plus au Moyen Age, ni même à l'époque des Lumières…

Claude Pénit est biologiste, directeur de recherches honoraire au CNRS.