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L'Europe et la force du doute

Face aux policiers, des hommes désemparés. Venant d'Athènes, l'image frappe. Là même où fut inventée la démocratie, au coeur du pays où s'est forgé le terme « Europe », ceux qui se heurtent ainsi aux forces de l'ordre ne sont plus des extrémistes ni des étudiants rebelles. Cette fois, en ce jour de grève générale dans le pays, ce sont des citoyens en désarroi. On en verra de plus en plus : bientôt au Portugal, en Espagne, demain ailleurs. Du coup, de toutes parts, on se met à douter de la construction européenne. L'avenir semble appartenir de nouveau aux Etats. Le scepticisme gagne, les conflits s'aiguisent, au sein des nations comme entre elles. Le tableau vire au noir.

Une telle incertitude est évidement dangereuse. Nul ne sait sur quoi elle peut déboucher. Malgré tout, il convient d'en faire l'éloge, d'en souligner le versant positif. Inutile d'abonder dans la déploration inquiète. Mieux vaut rappeler combien le doute, l'incertitude, la perte de repères appartiennent - depuis toujours -à la fibre la plus profonde de la conscience européenne. C'est là, paradoxalement, qu'elle a puisé continûment le meilleur de sa force. Ses inventions les plus authentiques, ses plus vives ressources, c'est au doute que l'Europe les doit. Il suffit, pour le comprendre, de se souvenir de quelques évidences.

Il a fallu perdre confiance - dans les dieux, les mythes, la magie -pour que commencent à naître, avec Anaximandre ou Thalès de Milet, les tentatives d'explications scientifiques de la nature et les raisonnements philosophiques. Il a fallu que s'efface la divine légitimité des rois et des lois révélées pour que s'organise, sous le signe du tâtonnement, le gouvernement du peuple par le peuple. Science, philosophie, démocratie - ces inventions de l'Europe qui se combinent dans la singularité de son histoire -, ont toutes partie liée avec l'incertitude, le scepticisme et l'esprit critique.

Transformer le doute en puissance, ce fut le propre de l'Europe de siècle en siècle. Telle est son étrangeté : c'est quand elle n'est pas assurée d'elle-même qu'elle est le plus fidèle à son destin. Les juges de l'Inquisition ne doutaient pas, ils savaient où étaient le Vrai et le Bien. Les SS débordaient de certitudes. Les communistes étaient persuadés, comme Lénine, que « la pensée de Marx est toute-puissante parce qu'elle est vraie ». A rebours, les savants ont toujours cultivé le doute. Les philosophes aussi. Et les démocrates plus encore, puisque la démocratie est bien ce régime où l'opinion décide, faute d'une vérité s'imposant à tous.

L'histoire du scepticisme traverse comme un fil rouge la pensée européenne. De Pyrrhon jusqu'aux pragmatistes Anglo-Saxons d'aujourd'hui, une lignée de penseurs du doute - Montaigne, les libertins classiques, Hume, Diderot -ont participé à la construction de la civilisation occidentale. Nietzsche n'avait pas tort de le souligner : « Ce qui rend fou n'est pas le doute, c'est la certitude. » Les fanatiques savent, d'une manière absolue et incontestable. Les autres cherchent, sachant qu'ils ignorent.

C'est pourquoi, sans sous-estimer les souffrances et le malheur qui s'abattent sur les peuples, il ne faut pas voir seulement les effets négatifs du scepticisme qui monte. Au contraire, il faut garder en tête que l'Europe fut la première à inventer le désenchantement. Elle s'en est nourrie, et régulièrement fortifiée. Une bonne part de son génie fut de savoir corroder ses propres certitudes. Il en découle ce que nous estimons le plus : liberté d'expression, laïcité, tolérance, égalité devant la loi. Par définition, ce travail critique ne va jamais sans crises ni malaises. A chaque doute qui s'installe, une conviction s'effrite, un horizon familier se dérobe. Voilà qui désoriente, inquiète, encolère. Mais l'évidence évanouie permet aussi que des énergies émergent, des perspectives s'ouvrent. En Europe, le scepticisme fut souvent notre éducateur. Il faut espérer que ce n'est pas fini.