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Les grandes architectures - Le monastère cluny ou la "seconde Rome"

Source: lexpress.fr
Fondée en 910, l'abbaye bourguignonne compta 10 000 moines en Europe. Et son église - alors la plus vaste d'Occident - brillait au firmament de la chrétienté.
Ci-dessus, le passage Galilée et la perpective de la nef, restitués grâce à l'étonnante reconstitution numérique de Cluny III, réalisée par le Centre des monuments nationaux.  
P. Merle/AFP
Onze cents ans et toujours pas à la retraite ! Fondée en 910 par Guillaume le Pieux, l'abbaye de Cluny a beau avoir subi les outrages de la Révolution, le clocher de son transept sud se dresse toujours dans le ciel bourguignon. Et ce monastère, surnommé au temps de sa splendeur la "seconde Rome" - aujourd'hui restauré par le Centre des monuments nationaux - continue d'accueillir chaque année 120 000 visiteurs fascinés par ces lieux où s'est écrite l'une des pages majeures de l'histoire de la chrétienté.

Il faut, certes, une solide imagination pour réaliser, à partir des vestiges actuels, à quoi pouvait ressembler la plus grande église d'Occident au XIIe siècle - soit à l'apogée de Cluny. Alors qu'à cette époque les cathédrales françaises n'étaient toujours pas sorties de terre, et que Saint-Pierre de Rome n'était encore qu'un modeste bâtiment, la maior ecclesia de Cluny frappait par ses proportions. Un vaisseau principal de 187 mètres de longueur dont les voûtes culminaient à 30 mètres ; quatre clochers principaux s'élevant à plus de 60 mètres ; une forêt de piliers ornés de 1 200 chapiteaux admirablement ciselés ; des murs et des tympans sculptés aux couleurs éclatantes. Le summum de l'art roman !

Pour bien mesurer l'ampleur de ce miracle artistique et le travail accompli, il faut revenir au tout début de cette confrérie, deux siècles plus tôt. En 910, la chrétienté vit une crise économique, morale et religieuse. Et c'est dans ce contexte que Guillaume le Pieux, duc d'Aquitaine, soucieux de racheter ses péchés, fait présent de sa villa de Cluny "aux apôtres Pierre et Paul", puis charge Bernon, abbé de Baume-les-Messieurs, d'y fonder une communauté pieuse placée sous le patronage des nouveaux "propriétaires". Donc totalement indépendante du roi et des ecclésiastiques de la région. Ce don inclut une bâtisse seigneuriale, une chapelle, des serfs et un domaine, qui rapportent d'importants revenus et garantissent son autonomie financière.

Dès 927, sous Odon, le successeur de Bernon, est consacrée une première abbatiale - baptisée Cluny I par les archéologues - dont il ne reste aucune trace. Sur le plan religieux, Bernon place la communauté sous la stricte observance du modèle bénédictin, dédié, à Cluny, presque exclusivement à la prière à travers les huit offices de la journée (contrairement à ce que feront plus tard les Cisterciens qui, eux, s'adonneront aussi au travail manuel).

L'abbaye donnera plusieurs papes à l'Eglise

Autorisé par le pape à prendre en charge tout monastère désireux de suivre cette règle, l'abbé de Cluny fait des émules dans l'Europe entière, de l'actuelle Grande-Bretagne à l'Espagne, en passant par l'Italie, l'Allemagne, le Portugal ou la Suisse. Au faîte de sa gloire, l'abbaye coiffera ainsi 10 000 moines et 1 400 établissements frères, dont Vézelay et Moissac, avec les revenus colossaux que cela sous-tend.

Mais le coup de génie des successeurs de Bernon est d'avoir obtenu de Rome, lors de la construction de Cluny II, en 985, des reliques de Pierre et de Paul, qui attirent des milliers de pèlerins. Une autre idée fera aussi la fortune de Cluny : les messes à la mémoire des défunts, qui deviennent la spécialité de cette communauté. Pour gagner leur place au paradis, les plus grandes fortunes d'Europe font des dons substantiels aux abbayes clunisiennes. En 998, le père abbé Odilon institue même un jour des morts - le 2 novembre - qui, à partir du XIIIe siècle, devient un rituel officiel du calendrier chrétien.

Ces fort lucratifs services funéraires et le rayonnement exponentiel de l'abbaye justifient alors la mise en chantier, en 1088, de l'époustouflante Cluny III, dont on peut voir aujourd'hui les derniers vestiges. Ce monument est aussi censé symboliser le statut des tout-puissants abbés de Cluny, qui ont acquis une autorité proche de celle des papes. Fort de son indépendance, mais aussi de ses richesses, le père abbé, outre ses attributions spirituelles, dispose d'importants pouvoirs temporels.

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Comme tout seigneur, il possède sur ses domaines - qui représentent l'équivalent d'un de nos départements actuels - le droit de justice, de police ; il peut battre monnaie et lever les impôts. Qualifié de "monastère, bourg et place forte" dès 955, l'enclos abbatial est défendu, à partir de 1050, par une tour quadrangulaire digne d'un château fort. Au faîte de sa gloire, l'abbaye proprement dite compte un millier de frères - dont 300 dédiés à la seule prière ! - et le bourg, un petit millier d'habitants également, qui prospèrent grâce au dynamisme de la communauté et à l'affluence des pèlerins. Les nobles et les riches bourgeois s'y font édifier, par les artistes de Cluny III, des maisons en pierre taillée aux riches décors, dont on trouve encore les traces dans les rues du village.

Mais la puissance de ces abbés vient aussi de leur organisation et d'une intense activité diplomatique, qui les amène à voyager fréquemment. Le fonctionnement de l'ordre est codifié pour préciser les usages de la règle de saint Benoît. Alors qu'entre les Xe et XIIe siècles, 42 papes se succèdent sur le trône de Pierre, seuls six abbés ont présidé aux destinées de Cluny. Dotés d'un charisme exceptionnel, ces pères fondateurs en imposent aux grands de leur époque, fussent-ils rois ou empereurs. Ainsi, Cluny donnera plusieurs papes à l'Eglise.

Au xe siècle, naît le riche art clunisien

Dès lors, on comprend mieux pourquoi il sembla si important de construire en terre bourguignonne le plus vaste lieu de culte de la chrétienté, symbolisant ainsi le rayonnement de cette capitale monastique. La légende de Cluny III débute d'ailleurs par un rêve, celui de Gunzo, moine à qui, une nuit, alors qu'il est mourant, apparaissent les apôtres Pierre et Paul. Ils lui enjoignent de faire édifier sur place une église qui préfigurerait la Jérusalem céleste, et lui en dictent les proportions. S'il parvient à convaincre Hugues de Semur de réaliser cette construction, Gunzo gagnera dix ans de vie. Et c'est ainsi qu'à la fin du Xe siècle naît ce que l'on nommera plus tard le style clunisien. Un riche décor inspiré de l'Antiquité - qui tranche avec la sobriété des débuts - où se mêlent perles, animaux fantastiques, entrelacs, mosaïques représentant le plus souvent les Actes des Apôtres, les travaux des champs au long de l'année, des scènes de la vie quotidienne.

La plupart de ces merveilles seront détruites sous la Révolution, où l'on transformera en carrière de pierre le symbole triomphant de la gloire clunisienne. Quelques décennies avant cet acte de barbarie, les moines avaient déjà fait détruire leur cloître médiéval pour le remplacer par un autre - toujours existant - plus confortable et plus au goût du jour. La fin d'un rêve.