Parler de la morale n’est pas chose aisée. Dans les démocraties libérales contemporaines, nous assistons à une sévère tendance au rejet de l’éthique et de la moralité au profit de manœuvres procédurières. A contrario, le fait de faire référence au jugement éthique en tant qu’acte vigilant attribuable au sujet transcendantal plutôt qu’à l’individu empirique revient à faire allusion au caractère improbable de l’existence humaine.
Conformément à cette position du problème, je défends l’idée que le fait de voir la justice en termes légalistes signifie la trahison par les Occidentaux de son héritage de la ‘polis’, dans lequel le politique est lié à l’éthique. Dans l’Antigone de Sophocle, Heidegger nous offre une volteface humaine, sous la forme d’une réflexion au sujet du fait d’argumenter de manière honnête et de penser de manière humaine [1]. En violant le pouvoir limitant suprême inhérent au fait d’ « Etre » poétiquement, les penseurs créatifs ont inventé « le lieu », dans la polis, la cité, où le rhétoricien, le politicien, le philosophe ou le législateur aspiraient à convaincre le public de la « valeur authentique » de fragments innovateurs de connaissance susceptibles d’être remportés. La physique, qui résume la fluidité de concepts qui avaient été définis naguère et dont le contenu est constamment altéré, nous rappelle cet « espace vide » au centre de la cité. Dans le judaïsme, une religion pour laquelle la « vérité » est de nature divine, un tel « espace vide » n’existe pas !
Partant, le judaïsme est exempt de l’expérience éthique bouleversante. La question est celle-ci : comment est-il possible que l’épisode éthique se produise, si la science et l’art sont interdits et si la justice est remplacée par l’obéissance ? La loi juive ne tolère ni des espaces vides que viendraient combler la rhétorique, ni une quelconque disparité qui serait mise en scène par les moyens du théâtre ou de l’épique.
Or, cet « espace vide » est le noyau de l’herméneutique, en tant qu’art d’inspirer de nouveaux enchaînements permettant de comprendre un texte de manière créative. L’approche judaïque du caractère ludique du langage est plus élusive qu’il ne le semble. Le juif, qui oscille en permanence entre la connaissance textuelle immuable et le fait de « retourner tout texte dans tous les sens, puisque de toute façon, tout s’y trouve », sans pour autant s’affaler ni dans l’une ni dans l’autre, est englué dans une fausse herméneutique. Partant, dans le judaïsme, qui conçoit l’être humain comme subordonné au Texte, la prétention à ramener l’herméneutique à son principe échoue.
Dans son article intitulé The Law Wishes to have a Formal Existence [La loi désire avoir une existence formelle], Stanley Fish parle avec ironie de la menace de l’herméneutique, en tant qu’exposition d’un texte donné à de trop nombreuses interprétations incontrôlées. Les deux menaces pesant sur « La Loi » sont la moralité, à laquelle la loi prétend être afférente, et l’interprétation. Si la justice pouvait être inférée directement au moyen d’une chaîne d’obligation morale, il ne serait nul besoin d’un quelconque système juridique. C’est la crainte de l’influence ‘délétère’ de la moralité qui entretient l’existence formelle de la loi.
De manière très étrange, le légalisme coïncide avec la prétention qu’a le judaïsme d’élever l’herméneutique à son sommet et, en même temps, de préserver jalousement le statut formel de La Loi. Ainsi, en vue de distancier le sujet observant d’une lecture imaginative susceptible de conduire à une pensée morale désordonnée, une herméneutique ésotérique entraînant derrière elle des fabrications rhétoriques a été élaborée. En inventant des formalités auto-exécutantes, l’herméneutique juive affirme le sens comme détenu par le dernier mot. Lyotard demande : si la déconstruction concerne quelque chose de mal construit, comment la déconstruction pourrait-elle déconstruire un texte qui ne saurait être amendé ? Le problème, avec les juifs, c’est qu’au lieu d’être les « Gardiens de l’Etant », ils sont devenus les gardiens « du non-oubli-de-l’oublié », qui distordent la justice au nom de « La Loi ». [2].
Il en découle, de fait, que le « peuple du livre » est « le peuple de l’unique et même livre » ; ils sont lettrés, mais ils ne sont pas bien informés. Se concevant eux-mêmes comme « la lumière des nations », ils ne montrent aucune aspiration à être éclairés. Le zèle judaïque en matière de signification abstraite, le refus de fournir des représentations de l’irreprésentable interfère avec une capacité à spéculer au moyen d’idées. Le fossé irréconciliable entre l’hellénisme et le judaïsme peut être décelé dans le Décalogue, où le péché n’est pas défini en termes éthiques ou moraux, et où la querelle éthique est remplacée par une obéissance soumise. Depuis plus de deux-mille-cinq-cents ans, le monde a été baigné dans le mythe de la justice et du bien-être social dont les Dix Commandements l’ont gratifié. A partir d’une lecture prudente des Dix Commandements, une intention tous azimuts de déconnecter les êtres humains de leurs instincts naturels, de leurs impulsions et de leurs tendances naturelles peut être mis en évidence.
A commencer par le commandement qui nous dit de respecter nos parents et de les aimer. Nous aimons nos parents instinctivement, mais nous nous rebellons contre leur autorité à travers de nombreux épisodes de notre vie. Ce fardeau éthique compliqué, qui a été sans cesse reconsidéré par la mythologie et la tragédie grecques, est ici livré sous la forme d’un impératif, qui exclut tout tiraillement éthique avec le « donné ». Nous voir ainsi ordonner de respecter nos parents en l’échange d’une récompense prenant la forme d’une longue vie en Terre Promise ne ressemble pas à une révélation d’une vérité et d’une justice. Il en va de même en matière de « shabbat » : dans le monde antique, les agriculteurs devaient labourer, semer et moissonner. Une fois que les larmes et la sueur de la culture et de l’élevage étaient terminées dans la joie, ils célébraient leur récolte en faisant la fête, en buvant du vin et en dansant. L’harmonie entre l’homme et la nature était signifiée par le rythme naturel des saisons se succédant, dans l’espoir d’un équilibre obtenu dans la douceur. Après avoir sué sang et eau dans les champs, les gens se reposaient et faisaient la fête. Le fait de ponctuer les vies des gens en faisant alterner six jours de « boulot » et du « repos » le septième n’est pas une législation aussi bénéfique socialement qu’il y paraît. En particulier, les jours de shabbat, les juifs ne sont pas autorisé à allumer un feu ou à se déplacer d’un endroit à un autre ; dans le judaïsme, les choses ne sauraient être laissées tranquilles ne serait-ce qu’une seconde. De fait, il en va des païens comme de tous les êtres humains ordinaires : les valeurs de décence, de civilité, de respect pour les parents et les personnes âgées, l’obéissance envers les magistrats et la soumissions aux lois sont vénérées dans les textes païens, y compris les plus anciens.
Le monothéisme juif se distingue non seulement du monde païen, mais aussi du christianisme. En tant que culte tribal, les juifs, qui se considèrent élus, se sont différenciés eux-mêmes des gentils, qu’ils ont toujours méprisés. Le christianisme, en tant que religion universelle, permet la contemplation ethnique sans la moindre interférence de postures suprématistes. La Loi juive est un système juridique appauvri. Même les six tomes du Talmud, en tant que recueil de lignes de conduite comportementales, sont très rarement engagés dans des intuitions morales. Voici quelques questions dérangeantes à soulever : si la recherche juive devait être, comme le déclarent les juifs, accréditée en tant qu’effort universel embrassant l’éthique et la moralité, comment se fait-il que plus les juifs sont plongés dans cette étude, plus il se trouve qu’ils sont ségrégués ? Comment se fait-il que la pensée éthique peut-elle entrer en connivence avec une étude qui a pour résultat de la ségrégation ? Serait-ce l’interdiction judaïque de « l’image » et la soumission au Logos, qui est considérée comme le règne de l’intellectualité sur la sensualité qui distancie ses acteurs du fait d’être en syntonisation avec la terre et avec le ciel ?
En dépit des tentatives juives de nous persuader de retirer une sagesse du Talmud, celui-ci n’a jamais évolué jusqu’à devenir une part essentielle de la pensée occidentale. Son image polémique dissimule une tradition de régurgitation de disputes préfabriquées, dans laquelle les vues et les opinions de chercheurs antérieurs sont pieusement conservées verbatim en citant le rabbin qui, le premier, les a formulées. Il en découle que tout en s’affligeant de l’oubli de la sagesse du Talmud, les théologiens juifs en dissimulent la nature juridique (purement) formelle. La Loi Juive n’est pas à trouver dans une conception morale ou éthique de l’homme, mais, bien plutôt, dans un compendium de règlements qui ont découlé de conditions sociales et de motifs cultuels obsolètes que plus personne ne comprend plus.
Les juifs, qui se flattent d’avoir sauvé le monde oriental des cruautés du paganisme, n’ont fait, en réalité, qu’incarner leur propre image mentale d’un Dieu invisible sous la forme d’un simulacre de tyran oriental sans pitié fondant Son pouvoir sur la Loi Mosaïque. En fait, cette conception de Dieu est le moyen le plus génial à avoir été inventé jamais afin de cimenter un groupe. C’est une stratégie indestructible d’un esprit supérieur, qui, en combinant la répression et la gratitude, autorise un schéma parfait permettant l’autoconservation.
Le monothéisme mosaïque vise en permanence à parachever une mainmise totale sur la vie quotidienne des juifs. Dans la prière shma Israel (« Ecoute, Israël… », ndt), il est dit à Israël : « … tu dois aimer ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force, aussi bien quand tu es couché que quand tu es debout » (Deutéronome 6:4-8). Cet impératif à double tranchant : aimer Dieu couplé avec la terreur, impose une dette d’avoir été gratifié de trésors volés : « Ton Dieu te conduira sur la terre dont il a fait le serment à tes pères Abraham, Isaac et Jacob qu’il vous la donnerait en tant que pays aux grandes et belles villes que vous n’aurez pas édifiées, aux maisons emplies de bonnes choses que vous n’aurez pas pourvues, aux citernes que vous n’aurez pas creusées et aux vignobles et oliveraies que vous n’aurez pas plantées. Lorsque vous y mangerez tout votre saoul, attention : n’oubliez pas le Seigneur, qui vous a fait sortir d’Egypte ! » (Deutéronome 6:10-12).
L’esprit de la religion juive n’a pas été inspiré par des idées, mais bien plutôt par un pacte d’alliance concernant des activités conditionnelles qui ont fini par dominer tous les aspects de la vie des gens. Pourtant, beaucoup de juifs non-pratiquants continuent à suivre les rites juifs et maintiennent la même vague admiration pour la sagesse judaïque. Cette sorte de lavage de cerveau concernant l’intensité intellectuelle du débat talmudique est entretenue par une ignorance partagée prédéterminée. Alors que les juifs orthodoxes rejettent la connaissance extérieure, la plupart des juifs séculiers ne sont pas familiarisés avec le texte talmudique.
La tradition rabbinique ne fournissant aucune signification morale intelligible de la Loi, la prise de décision est autorisée par les besoins de la tribu ou par l’avidité personnelle, tandis que les questions morales sont approchées en termes de calculs profits VS pertes. Les relations avec Dieu sont conçues en termes contractuels : les bonnes actions sont mesurées en comparaison aux mauvaises, tout à fait à la manière du compte de résultat d’une boîte. Bultmann fait observer le caractère gênant d’une éthique de l’obéissance dans laquelle la réalisation de l’homme idéal est remplacée par la gloire de Dieu. Différant profondément de la pensée grecque, la moralité juive est perçue en termes d’action et non pas en tant que l’une des vertus de l’ « homme idéalisé » [3]. Les gens qui sont inspiré par le dieu intérieur diffèrent de ceux qui sont pilotés par les piliers de « nuées et de feu ». La dévotion basée sur la peur conduit le juif tremblant à se rendre propice l’ « autorité-Dieu » au moyen d’une obéissance ostentatoire [4]. Mais alors, que peut être la satisfaction morale, dès lors qu’elle est basée sur la peur et non pas sur l’amour ? Que signifie l’«Amour » de Dieu, s’il est associé avec l’intimidation et la terreur ? Partant, alors que l’hellénisme a inspiré la pensée des Occidentaux vingt-cinq siècles durant, la contribution de l’Ancien Testament [à cette pensée] est totalement négligeable. Toute tentative de mettre en évidence le fossé entre Athènes et Jérusalem est immédiatement dénoncée et qualifiée d’antisémitisme.
La Loi [judaïque] s’épanouit sur les ruines de l’éthique. Heidegger était d’avis que plus les gens sont immergés dans le légalisme, plus ils s’extraient de l’étreinte de l’ « Etant ». Alors que le légalisme est ancré à l’intérieur des règles, la justice est un objet d’une idéation. Alors qu’un jugement est un jeu dépourvu de règles, la loi est un « attifement » linguistique élevé au stade suprême et sacré du fondamentalisme sacré. Si l’éthique se manifeste dans la zone inexpressible de pénombre où l’universalisme cède au particularisme, comment le judaïsme, qui résiste au « pluralisme » pourrait-il faire en sorte qu’un quelconque acte éthique se produise ? C’est la nature servile du choix qui interdit toute réflexion théologique.
Dans le Livre de Job, qui est le seul texte biblico-théologique qui concerne la justice divine, nous découvrons la manière dont les enfants de Job sont assassinés, ses serviteurs égorgés et Job lui-même battu à mort, tandis que son épouse et ses amis lui dénient un quelconque soutien et une quelconque compréhension. Ainsi, des profondeurs de sa misère, Job se heurte à un mur de pierres, à seule fin de découvrir que ses déplorations ne sauraient obtenir l’oreille compatissante d’un juge qui est ô combien célébré et respecté pour sa justice. Le déni d’un procès équitable est le pire de tous les dénis. Si c’est là une leçon que Dieu nous donne au sujet de l’équité, pourquoi exige-t-on des gens, dans les tribunaux, qu’ils jurent sur un livre qui nous donne à voir une injustice aussi dépourvue de cœur ? Jung, à juste titre, affirme que Dieu est bien plus préoccupé par la manifestation de Sa puissance que par l’entretien de Sa justice.
La conception d’êtres humains auxquels est accordée la capacité de procéder à des jugements rationnels divise les approches consensuelles des Lumières du judaïsme et de l’Islam, dans un clash non-négociable. La conception du sujet humain en tant qu’individu parlé plutôt que s’auto-définissant rejette la notion de démocratie. Pourtant, alors que les juifs se voient dotés d’un statut spécial aux yeux de Dieu, l’Islam n’est pas une religion tribale. La justification juive est motivée non pas par l’amour, mais par la crainte d’un pouvoir jaloux. La bible ordonne : Dans les cités de ces nations que le Seigneur vous donne en patrimoine, vous ne laisserez aucune créature en vie. Vous devez les anéantir jusqu’à la dernière (Deutéronome 20:16). Parmi les groupes incompatibles qui résistent à la pensée occidentale, le judaïsme est celui qui fait le moins de compromis. Une quête de déchiffrement du triomphe du monothéisme juif sur la civilisation occidentale reste attendue.
Dans cet article, je me suis centrée sur le judaïsme en tant qu’il est dichotomique de l’hellénisme et des deux autres religions monothéistes. Le judaïsme célèbre la primauté de l’ouïe sur les représentations visuelles. Mais le mépris pour la vivacité du référent laisse le sujet juif enfermé dans une bulle ségréguée, condamné à un détachement incurable. Les juifs sont sans feu ni lieu, mais ils sont effrayés par l’étrangeté. Bien que se considérant des « citoyens du monde », ils se sentent plus en sécurité enfermés entre les murs de leur ghetto mental. Dans le no man’s land entre la Loi et la Morale, n’est-il pas trop dangereux, pour un peuple qui se soucie de l’Etant comme d’une guigne, de se manifester en tant qu’entité politico-nationale ?
[1] Heidegger, M. (2000), Introduction to Metaphysics, trans. Gregory fried and Richard Polt, New Haven: Yale University Press, pp. 159-176
[2] Lyotard, J. F. (1988 a), Heidegger and “the Jews”, Minneapolis: University of Minnesota Press
[3] Bultmann, R. (1958), Jesus and the Word, Fontana Books, pp. 57-8
[4] Bultmann, R. (1960), Primitive Christianity, The Fontana Library
Ariella Atzmon est née en Israël. Ancienne Maître de conférences émérite à la Faculté de Pédagogie et à la Faculté de Droit de l’Université Hébraïque de Jérusalem, elle est à la retraite depuis 2002. Elle est l’auteur de l’ouvrage Multiple Amnesia: a poststructuralist gaze (Amnésie multiple : un aperçu post-structraliste).
Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier