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La Bible entre les lignes Par Philippe Chevallier

Si sacrées soient-elles, les Ecritures sont devenues à la Renaissance un objet de science. Mais peut-on soumettre à l'examen rationnel ce qui est inspiré par Dieu ? L'histoire de la Bible en Occident est l'objet de trois livres passionnants.

Ni écrite au ciel comme le Coran, ni transmise oralement comme les paroles de Bouddha, la Bible a toujours senti le vieux cuir ou l'encre de l'imprimeur. Même inspirés par Dieu, ses mots ont un poids, une odeur qui rappellent le long périple de cette improbable bibliothèque, rassemblée sur plus d'un millénaire par des mains humaines, avec ses répétitions et ses contradictions, ses mauvais raccords de scribe maladroit. Mais, sans ce profil composite, la Bible n'aurait sans doute pas eu le destin qui fut le sien en Occident : devenir le lieu où se déploie une science inédite des textes et de leur interprétation. A partir du xve siècle, poussés par une urgence qui dépassait la simple curiosité érudite, aiguillonnés par les nécessités de la foi ou les doutes du libertin, grammairiens, philologues et historiens se sont penchés sur ces pages sanctifiées - chaussant de nouvelles lunettes, forgeant de nouveaux outils afin de mettre sa vérité à nu.

Or, pour cela, il ne fallut rien de moins qu'une révolution : que la Bible devienne un livre. Ne l'a-t-elle pas toujours été ? Le judaïsme, auquel la Bible chrétienne emprunte son Ancien Testament, n'est-il pas la religion du Livre ? "Pas sûr", répond Jean-Christophe Attias, enseignant à l'Ecole pratique des hautes études, dans un recueil d'articles qui éclaire des aspects méconnus de la pensée juive, en particulier médiévale. Ce qui est véritablement désigné comme livre pour le peuple d'Israël, c'est essentiellement le rouleau de la Loi, tel qu'il est lu à la synagogue ; c'est-à-dire une toute petite partie d'un ensemble hétéroclite de textes qui n'ont pas tous la même autorité. Or ce rouleau est d'abord un objet liturgique, avant d'être un livre vénéré pour son contenu. Car la Loi, véritable coeur du judaïsme, est indissociablement écrite et orale. Toute fixée qu'elle soit sur le parchemin, elle est aussi transmise dans l'intimité du rapport entre le maître et l'élève, inlassablement commentée par les générations de rabbins. Pour cette raison, le judaïsme se méfie de la chose textuelle. Car, prise à la lettre, la Bible se révèle déconcertante : mal fichue, répétitive, lassante, avec ses listes de noms que la romancière israélienne Orly Castel Bloom comparait récemment aux pages de l'annuaire. La vérité n'est pas au bout du rouleau, elle est plus vaste, nécessite l'étude et la discussion.

S'appropriant les Ecritures juives pour les lire à la lumière de la résurrection du Christ, le christianisme naissant n'a pas non plus l'expérience d'un livre bien fermé, comme le confirme l'historien Pierre Gibert dans un récit passionnant, qui reprend l'enquête en terre chrétienne. Car les Pères de l'Eglise picorent la Sainte Ecriture ; ils en citent des extraits volontiers tirés de leur contexte, le regard d'abord porté sur le Christ et la sanctification des fidèles. A la fin du Moyen Age, cette manière d'interpréter l'Ecriture commence à battre de l'aile, d'autant plus qu'elle repose sur une traduction latine objet de bien des suspicions. Il faut donc revenir à l'original, grec ou hébreu, contre les ratiocinations des prélats. Ce mouvement se précipite avec l'imprimerie, qui renouvelle les conditions de lecture de la Bible et donc la chose elle-même : "C'est à la fois la même Bible et une autre Bible", explique Pierre Gibert. Auparavant mer infinie où la pêche à la Parole était toujours miraculeuse, la Sainte Ecriture devient soudain un objet solide, de taille modeste, posé devant un lecteur désormais livré à lui-même.

Devant les différentes versions disponibles, dont les difficultés sont désormais mises à plat, la raison bien conduite doit permettre de faire les bons choix, comme s'y efforcent les humanistes de la Renaissance - Erasme en tête. Non pour mettre en doute le livre saint, mais au contraire pour le rendre plus sûr. Malgré ces bonnes intentions, le ciel commence à gronder au-dessus de la tête des savants. En 1678, Louis XIV fait détruire, à la demande de Bossuet, tous les exemplaires saisis de l'Histoire critique du Vieux Testament, de Richard Simon, prêtre oratorien et érudit polyglotte. Pourquoi tant de haine ? Parce que Simon ose montrer que Moïse ne peut avoir été l'unique auteur des premiers livres de la Bible, contrairement à ce qui était jusque-là enseigné. Ce faisant, il ne se contente plus d'établir la bonne version des textes, mais il interroge leur vérité historique. L'exégèse critique est née, grâce au génie précurseur de ce prêtre, pour qui l'intervention humaine dans la rédaction et la transmission des textes saints ne contredit en rien leur inspiration divine. Avec une indubitable mauvaise foi, Bossuet en douta.

Comme le constate Pierre Gibert, la condamnation injuste de Simon eut des "effets désastreux pour l'intelligence française et catholique de la Bible". S'ouvrit une longue ère de soupçon, dont nous ne sommes pas encore sortis, à en croire le récent Jésus de Nazareth, de Joseph Ratzinger (Flammarion), méditation benoîte nostalgique d'une époque où le sens du texte était protégé par les gardes suisses. L'opposition à l'exégèse critique, du coup, regimbe. Signe des temps, le récent dictionnaire Christianisme, par ailleurs excellent, ne comporte aucune entrée "Exégèse", mais garde celle intitulée "Ecritures Saintes". Ite, missa est.