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"Essais d'anthropologie philosophique", d'Arnold Gehlen : l'homme, cette créature lacunaire

Dans l'histoire de l'anthropologie, l'Allemagne du XXe siècle est une page manquante. A cela deux raisons principales. La première est qu'elle ne disposait pas, comme la France, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, d'un empire colonial ou de réserves indigènes fournissant des objets d'étude commodes. La seconde est que les départements d'anthropologie allemands ont souvent endossé les thèses racistes du régime nazi, dont ils payent aujourd'hui encore la culpabilité.

Pourtant, c'est en Allemagne que le projet d'une science de l'homme s'est pour la première fois formulé à l'époque des Lumières, avec Kant et les frères Humboldt, et c'est là que s'est forgé le concept de "culture", définissant l'objet de l'anthropologie. Au cours du XIXe siècle, l'Allemagne a formé de remarquables voyageurs et ethnographes, attentifs à la diversité des langues et des moeurs, comme Adolf Bastian (1826-1905) ou Karl von den Steinen (1855-1929). Un passionnant numéro de la Revue germanique internationale, dirigé par Olivier Agard et Céline Trautmann-Waller (n°10/2009, éd. CNRS) montre ainsi que l'anthropologie allemande a toujours oscillé entre philosophie et sciences, entre le transcendantal et l'empirique. Mais le drame nazi a fait préférer en France le langage plus spéculatif de la phénoménologie à des travaux empiriques fourvoyés dans le racisme.

Plasticité du cerveau

D'où l'intérêt de la publication d'un des auteurs majeurs de l'anthropologie allemande du XXe siècle : Arnold Gehlen (1904-1976). Celui-ci semble pourtant emblématique des compromissions académiques. Entré au parti nazi en 1933, il doit sa carrière fulgurante à la mise à l'écart de son directeur de thèse, le biologiste et philosophe pacifiste Hans Driesch. Il écrivit en 1935 une Philosophie du national-socialisme qui resta dans ses tiroirs. Son grand ouvrage s'intitule sobrement Der Mensch. Publié en 1940, c'est une référence centrale, bien que très critiquée, pour les penseurs allemands de l'après-guerre, Theodor Adorno, Jürgen Habermas, Hans Blumenberg (1), Niklas Luhmann, Axel Honneth...

Pourquoi, alors, rééditer un tel auteur ? La traduction d'une série de textes de Gehlen allant de 1952 à 1975 permet de prendre connaissance d'un courant intellectuel dont il fut un des représentants majeurs : l'anthropologie philosophique. Loin de former un groupe uni, il s'agit plutôt d'une constellation de penseurs, souvent rivaux, qui avaient pour point commun de construire une philosophie de l'homme à partir des données biologiques, au moment où Heidegger le faisait à partir de la seule "question de l'être". Gehlen parle de ces contemporains - Max Scheler, Helmut Plessner, Adolf Portmann - pour délimiter son propre projet avec une force conceptuelle à la limite de l'arrogance, ce qui rend la lecture de ses textes à la fois fascinante et irritante.

Au fondement de cette anthropologie, il y a la formule du philosophe Herder (1744-1803) : "L'homme est une créature lacunaire" (Mängelwesen). Cette intuition romantique - reprise en France par Bataille : "l'homme est ce qui lui manque" - est développée par la paléontologie et l'éthologie, basées sur l'observation des restes humains et des comportements animaux. Ce qui distingue l'homme des autres animaux est un retard dans le développement. La maturation organique - la station debout - n'est atteinte qu'après la première année extra-foetale, et implique donc une adaptation à l'environnement. Autrement dit, l'homme est l'être dont la nature implique le travail de la culture.

Le projet de Gehlen est de décrire ce travail culturel à partir d'une analyse de l'action. L'action humaine est fondamentalement risquée : elle se projette dans un monde inconnu. La fonction du langage est d'inhiber cette projection immédiate en représentant les possibles dans un espace d'interaction. L'esprit se manifeste ainsi par le "hiatus" entre le corps et le monde, et par la plasticité du cerveau dans son ouverture à une multiplicité de comportements. Loin d'être l'aboutissement de la nature, comme chez Scheler, l'esprit humain est pour Gehlen le signe d'un manque : "L'esprit de l'être humain participe de l'ambiguïté de cette créature et du risque d'échec."

Rien de raciste dans tout cela. Au contraire : comme le signale Jean-Claude Monod dans sa brillante préface, Gehlen mettait en doute la notion de race dans sa Philosophie du national-socialisme. Mais son anthropologie fragilise tellement l'homme qu'elle finit par donner beaucoup trop aux institutions, puisque celles-ci sont destinées à "soulager" la "créature lacunaire" de ses défauts naturels. L'intérêt de la position de Gehlen après la guerre est de proposer une critique conservatrice de la technique, qui ne recourt pas à une nature supposée bonne mais au travail culturel des institutions.

L'anthropologue reprend ici des propos de Nietzsche sur la nécessité d'un "dressage" de l'humanité. Mais les exemples qu'il donne révèlent un certain aveuglement. Comme celui-ci : le pilote qui largue sa bombe est-il vraiment "soulagé" de sa pulsion agressive par la technique ? Ne faut-il pas faire intervenir d'autres causes à son geste ? L'analyse de l'action risquée occulte de façon problématique le contexte catastrophique dans lequel Gehlen l'a formulée.