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Imre Kertész, de l'enfer au néant

«Tout ce que j'ai dû subir du fait de mes origines juives, je le considère comme un apprentissage, une initiation à la connaissance profonde de l'humain et de sa situation actuelle.» Né en 1929 à Budapest, Imre Kertész, prix Nobel en 2002, a été déporté à quinze ans à Auschwitz, puis à Buchenwald, avant d'être libéré en 1945. Une expérience qui fut la matrice de toute son oeuvre, d'Être sans destin à Liquidation. Alors que Le Chercheur de traces met en scène un homme revenu sur des lieux où ont été commis des crimes abominables, jouant avec subtilité du non-dit afin de mieux souligner l'innommable, Être sans destin, paru en 1975 et sur lequel Imre Kertész a passé dix ans, aborde frontalement le problème de la représentation des camps.

Dans ce «roman de formation à l'envers», un adolescent conte sur un ton détaché son existence confisquée par Auschwitz et Buchenwald. Récit d'un «être sans destin» car comme l'explique Imre Kertész, «dans un État totalitaire, l'être humain est déterminé et commandé par une instance extérieure. Il ne peut se développer librement, il ne peut agir librement.» Le narrateur, ainsi, incapable de recul, prisonnier de la linéarité du temps concentrationnaire, est âgé de quinze ans non parce que l'auteur avait quinze ans lors de sa déportation, mais parce que toute dictature est par essence infantilisante... Destiné à mourir du fait de ses origines, il accède, en échappant au sort programmé, à une liberté qui a perdu tout son sens. Le fruit de son étrange et paradoxal apprentissage ? «Il n'y a aucune absurdité qu'on ne puisse vivre naturellement, et sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur.» Le danger du «bonheur des camps», ou plutôt du temps qui s'écoule entre deux atrocités, rallume l'espoir et vous pousse à vivre en dépit de tout...

Être sans destin amorce une trilogie prolongée par Le Refus et le magnifique Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, qui a récemment inspiré le spectacle de Joël Jouanneau au Théâtre ouvert, avec une interprétation remarquable de Jean-Quentin Châtelain. Prononcé pour un enfant que le narrateur n'aura jamais, qu'il refuse d'avoir car le passage par les camps a détruit en lui toute idée de survie à travers une descendance, le monologue torrentiel de Kaddish (1) est nourri de bribes de la Todesfuge de Paul Celan, de la même façon que l'ombre de Kafka hante Le Refus et que le héros de Liquidation convoque la figure de Jean Améry (2)... L'oeuvre de Kertész tisse un réseau où entrent en résonance les univers et les références de figures majeures de l'écriture de l'indicible, tout comme elle fait la jonction entre les époques et les dictatures. Ainsi, Imre Kertész n'aurait pas écrit Être sans destin si le régime hongrois de Rákosi n'avait eu sur lui l'effet d'une «madeleine de Proust», un totalitarisme, communiste, en ressuscitant un autre, nazi ; Le Refus dévoile quant à lui les dédales bureaucratiques typiques des régimes de l'Est dans lesquels s'enfonce l'auteur d'un manuscrit qu'il tente avec difficulté de faire éditer (tout comme Imre Kertész avec Être sans destin) ; Liquidation, enfin, qui se déroule en 1999 à Budapest, relie le suicide d'un écrivain de génie qui présente la particularité d'être né à Auschwitz et la dislocation d'un monde jusque-là gouverné par l'arbitraire totalitaire... Comme si le néant de l'effondrement des blocs rejoignait celui de l'enfer concentrationnaire.


(1) Le kaddish désigne la prière des morts dans la religion juive.
(2) Né en 1912, arrêté et torturé par la Gestapo avant d'être déporté à Auschwitz en 1944, Jean Améry est notamment l'auteur chez Actes Sud de Par-delà le crime et le châtiment (essai sur le système concentrationnaire), Le Feu et la démolition (roman mettant en scène un peintre juif rescapé de l'Holocauste).