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Humanités et sciences cognitives (2/4) : De la relation entre l’Art et la Science

Par Rémi Sussan

Un article comme celui du New York Times pose en fait une double interrogation. La première, explicite, consiste à se demander si l’ensemble des sciences cognitives peut servir de socle à la critique littéraire contemporaine. L’autre, en filigrane, beaucoup plus importante, est de savoir si de cette collusion avec la biologie ou les neurosciences, la littérature peut sortir gagnante ou définitivement appauvrie.

On a souvent peur que les neurosciences en réduisant la littérature et les arts à quelques interactions cérébrales ne détruisent finalement la beauté et la richesse des activités humaines, laissant simplement de côté les aspects les plus subtils et les plus riches. Mais les théories de la psychanalyse, du marxisme, voire du poststructuralisme étaient, elles aussi, après tout, réductionnistes : elles ont cherché à déconstruire les mécanismes de la création, contestant le statut traditionnel de l’artiste et de son oeuvre, y décryptant une superstructure, une illusion derrière lesquelles transparaissaient rapports de classe, conflit familial, volonté de puissance, allant même jusqu’à dénoncer l’illusion de l’existence d’un auteur, d’un héros ou d’un sens. Pourtant, aujourd’hui, des théoriciens comme Freud, Marx, Foucault ou Derrida font partie de l’arsenal culturel du critique littéraire. Plus encore, ils apparaissent comme les garants mêmes de cette richesse et cette subtilité propre aux arts et à la littérature, subtilité qu’on reproche précisément aux sciences cognitives de manquer. Pourtant, soyons sûrs qu’un Gérard de Nerval, ou un Hölderlin n’auraient pas manqué de trouver ces penseurs “glaçants”, ou “réductionnistes”.

De fait, si ces théories sont souvent considérées comme “compatibles avec la littérature” c’est peut-être parce qu’elles ont à leur tour accompagné ou suscité des mouvements littéraires, du Surréalisme au Nouveau Roman, et que du coup elles apparaissent non comme des éléments extérieurs d’explication de l’acte artistique, mais comme partie intégrante de celui-ci. On peut donc se demander si les neurosciences ou les sciences cognitives ne jouiront pas à leur tour d’une forme d’acceptation le jour où des artistes et des écrivains s’en empareront comme outil de création.
Vers le Neuroroman ?

Une littérature basée sur la neurologie, c’est précisément ce que le critique Marco Roth analyse – et dénonce- dans un article remarqué dans la revue littéraire n+1 sur la “montée du Neuroroman“. On l’aura deviné, le neuroroman est une fiction basée essentiellement sur l’état neurologique du narrateur ou du héros. En soit ce n’est pas nouveau, mais, insiste Roth, cet état neurologique n’est pas seulement utilisé ici comme élément de scénario : il l’est comme technique littéraire. Autrement dit, il cherche à justifier une nouvelle forme de narration. Parmi les exemples cités par Roth, plusieurs romans anglo-saxons, mettant en scène des héros atteints de diverses affections cérébrales, comme le syndrome de Tourette dans le livre de Jonathan Lethem, Les orphelins de Brooklyn ; l’autisme dans Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon.

Roth fait partie de ceux qui restent sceptiques sur cette fusion opérée par le Neuroroman, lui reprochant une attitude réductionniste qui nuit à la complexité de l’histoire ou des personnages. Pour lui, il existe une différence fondamentale entre neuroscience et psychanalyse :

“Une époque où la psychanalyse, plutôt que la neurologie, apparaissait comme la tentative la plus autorisée pour comprendre la personnalité était une époque bien plus favorable aux explorations informelles des romanciers. Après tout, l’introspection et l’observation des autres étaient les principaux outils de Freud – et restent ceux du romancier”.

Jonah Lehrer ne partage pas l’avis de Roth. Pour lui, le Neuroroman s’inscrit dans la droite ligne d’une tradition littéraire vieille de plus d’un siècle.

“Le fait est que le “réductionnisme’ et le “déterminisme chimique” que les auteurs du 21e siècle sont censés avoir embrassé n’est d’abord pas nouveau, et s’avère de surcroit bien plus subtil et nuancé que le réductionnisme et le déterminisme célébré par bien des réalistes du 19e siècle. Il existe une longue et riche histoire des interactions entre la fiction et les faits scientifiques, et il est important de considérer le Neuroroman dans ce contexte. George Eliot est connue pour avoir décrit ses romans comme des “expérimentations sur la vie” (elle cherchait particulièrement à contester les thèses de la “physique sociale”, le déterminisme de son époque). (…) Gertrude Stein a étudié l’écriture automatique en compagnie de William James, avant d’effectuer des recherches dans un laboratoire de neuroanatomie à l’hôpital John Hopkins. Whitman a travaillé dans des hôpitaux pendant la guerre de Sécession et a correspondu pendant des années avec le neurologue qui a découvert le syndrome du “membre fantôme” (il s’intéressait aussi à la phrénologie, la science du cerveau de l’époque). Ou voyez Coleridge : lorsqu’on demanda au poète pourquoi il assistait à tant de conférences sur la chimie, il répondit : “pour augmenter mon stock de métaphores”.

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Ailleurs, Lehrer n’oublie pas de citer notre Zola national, dont la croyance dans le déterminisme génétique fournit la base théorique à son cycle des Rougon-Macquart.

Mais Marco Roth émet une autre critique importante : en mettant en scène au premier plan des personnes atteintes de divers troubles neuraux, le Neuroroman perd la vocation universelle de la littérature. Si Joyce, explique-t-il, cherche à atteindre l’universel en retranscrivant l’esprit tel qu’il se déploie en chacun d’entre nous, le Neuroroman s’attache à définir des esprits particuliers, et ce faisant, tend à confirmer les stéréotypes stylistiques et à se montrer au final très conformiste, par opposition aux courants “modernistes” et expérimentaux du siècle dernier :

“Le modernisme est apparu comme révolutionnaire parce qu’il menaçait de devenir général ; le Neuroroman recrée le modernisme comme un cas spécial, un langage bizarre décrivant des personnages bizarres, dont la neurologie présente une différence de nature, et non de degré, avec celle des autres êtres humains.”

Par exemple, “le syndrome Tourettien du héros de Lethem, justifie et excuse le langage sans contraintes de son créateur. Adoptant l’attitude du médecin observateur, comme Oliver Sacks, l’auteur se permet de céder à des impulsions expérimentales qui sinon seraient considérées aujourd’hui comme prétentieuses. Lorsque Lethem met ses mots dans la bouche d’un personnage Tourettien, l’acte même de médicalisation marginalise l’impulsion expérimentale, faisant de toute trace de modernisme un cas de psychologie anormale. “

Il est dommage que Ni Lehrer ni d’autres n’ait pris en compte cette objection, car elle soulève un débat bien plus profond et vital que la simple accusation de “réductionnisme”. Elle implique, à l’heure de la montée des mouvements pour la neurodiversité et la liberté cognitive, le maintien d’une frontière stricte entre “psychologie normale” et “pathologique”, alors qu’au contraire on peut voir les différents “neurotypes” comme autant de modèles spécifiques de la réalité (souvent poussés à l’extrême), l’accès à l’universel ne s’opérant alors que par la mise en perspective de ces différents modèles, et non par l’exploration d’une (fictive)”normalité”.
Du nécessaire dialogue entre l’art et la science

On pourrait d’ailleurs objecter que pendant la période “moderne”, différents artistes ont essayé précisément de comprendre les mécanismes de leur esprit en se plongeant volontairement, parfois au risque de leur santé mentale, voire de leur vie, dans des états appartenant à une “psychologie anormale”. Du “dérèglement raisonné de tous les sens” de Rimbaud ou de la paranoïa critique de Salvador Dali, jusqu’au journalisme intoxiqué de Hunter Thompson, les exemples ne manquent pas. Mais peut-être ces méthodes de folie induite impliquent-elles juste une “différence de degré”, pour reprendre les termes de Roth, alors que les particularités des Tourettiens et autistes seraient des “différences de nature” ? Un esprit “sain” resterait donc fondamentalement “sain” dans toutes les circonstances même les plus extrêmes, tandis qu’un esprit “malade” serait définitivement condamné à rester dans le cercle de la pathologie. Avec un objet plastique comme le cerveau, la distinction entre différences de “nature” et de “degré” est très arbitraire.. Après tout, comme l’a dit William James lors d’une session particulièrement ébouriffante de gaz hilarant : “il n’existe pas de différence, sinon de degré, entre les différents degrés de différence et l’absence de différence” !

Quant à l’affirmation de Roth selon laquelle un auteur comme Joyce vise à l’universel, on peut s’interroger dessus. Beaucoup de lecteurs verront au contraire l’oeuvre de Joyce comme le développement d’une manière de penser très spécifique, avec pour aboutissement le très obscur “Finnegan’s wake” dont même William Burroughs (pourtant pas réputé pour être un auteur conservateur en matière stylistique) disait y voir l’exemple de l’impasse à laquelle pouvait aboutir une écriture purement expérimentale.

Mais Roth et Lehrer sont d’accord au moins sur un point. Le rôle de l’artiste n’est pas uniquement de suivre la science, mais de la précéder. Mentionnant le livre de Lehrer, Proust was a neuroscientist, il note : “Proust était un neuroscientiste non parce qu’il s’inspirait des études de son époque, mais en s’observant lui-même, et les autres, hors de toute salle de consultation. Certainement, le meilleur moyen pour l’écrivain aujourd’hui d’être un neuroscientiste est d’anticiper, et non de suivre, les découvertes de la science”.

Il ne suffit pas “d’expliquer” les grandes oeuvres de la littérature ou des autres arts par la psychologie cognitive, évolutionniste ou les neurosciences, mais de considérer les artistes comme des expérimentateurs de plein droit, des chercheurs qui eux aussi font des découvertes sur leurs propres mécanismes mentaux et l’expriment sous la forme de créations artistiques. Le livre de Lehrer nous explique ainsi comment Proust a anticipé certaines recherches sur la mémoire, comment Cézanne a décomposé le mécanisme de la vision, Stravinsky celui de l’audition… Il va même plus loin en montrant que l’artiste influence parfois le chercheur. Si Walt Whithman a prévu les recherches de William James et, aujourd’hui, d’Antonio Damasio, Lehrer nous rappelle que ledit James avait pour habitude de déclamer du Whitman… Dans son article, “L’Art est-il l’avenir de la Science ?”, il mentionne également l’influence de la peinture cubiste sur les théories du physicien Niels Bohr. La littérature ne se contente ni de suivre la science ni même de la précéder : elle l”influence, et le dialogue entre l’artiste et le chercheur va dans les deux sens…