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HAITI : Interview du Père Jean-Yves Urfié

Parue dans Haïti Observateur

Père Jean-Yves Urfié est un prêtre de la congrégation des Pères du Saint Esprit. Il travailla avec la communauté Haïtienne du diocèse de Brooklyn, de 1972 a 1986. Il a également été Ancien supérieur des Spiritains en Guyane et aumônier des immigrants de langue créole en Guyane. Dans sa longue carrière il a été fondateur du journal Liberté en Haïti, Ancien Directeur de la section secondaire du collège St Martial de Port-au-Prince, Ancien Adjoint du Secrétaire Général à Rome. Il a fondé une paroisse de montagne à Furcy en Haïti. De France, il a accepté de répondre à nos questions pour les lecteurs de la colonne Religion et Société du Journal Haiti Observateurs et les amis du Centre National.

1) Père Urfié, pourriez-vous nous donner une brève description de votre enfance et qu’est ce qui vous a motivé à entrer dans la vie sacerdotale?
J'ai eu une enfance difficile, car mon père était prisonnier de guerre en Allemagne. Ce qui m'a motivé à devenir prêtre, c'est l'exemple d'autres prêtres a la vie exemplaire, et des témoignages de missionnaires.

2) Mon Père, voudriez-vous nous dresser un bref portrait du Père fondateur des Spiritains et nous parler de sa vision et du but qu'il poursuivait en fondant votre congrégation?
Claude-François Poullart des Places était le fils d'un homme très riche. Il renonça à la richesse pour ouvrir un séminaire pour les séminaristes qui étaient trop pauvres pour devenir prêtres, et les forma pour aller vers les personnes les plus abandonnées. J'aime l'appeler "le Saint François d'Assise breton". Il mourut à 30 ans, tellement pauvre qu'il fut enterré dans une fosse commune. Son procès de béatification est en cours à Rome.

3) Pour le bénéfice de nos lecteurs, pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez choisi d’aller exercer votre ministère sacerdotal en Haïti? Comment est né cet amour extraordinaire
que vous portez à notre pays?
Je n'ai pas choisi Haïti. J'y ai été envoyé par mes supérieurs. L'amour du pays est né de la vision du courage des paysans et ouvriers haïtiens qui luttent pour leur survie, et du courage d'un peuple qui s'est libéré de la dictature des Duvaliers, de Namphy, Sédras, etc.

4) Voudriez-vous nous dire les circonstances qui ont forcé les Spiritains à laisser Haïti et
nous rappeler les faits des premières heures de cette expulsion. ?
Les Spiritains étaient très engagés aux côtés du peuple haïtien pour sa libération. Nous risquions notre vie en cachant des gens menacés de mort. C'est ainsi que j'ai hébergé dans ma paroisse un ancien élève de Saint Martial en le déguisant en diacre. Plus tard, sous la dictature Sédras, j'ai aidé des personnalités recherchées par l'armée à s'échapper en République Dominicaine, déguisés en prêtres. Je crois que le témoignage de l'Eglise doit aller jusqu'à prendre des risques pour sauver des vies. "Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime."
Après notre expulsion par Duvalier en 1969, nous avons été dispersés en Afrique et en Amérique. J'étais directeur du Séminaire Saint Kisito au Gabon, d'où je suis allé rejoindre le Père Adrien à Brooklyn, ainsi qu'un autre confrère, le Père Emile Jacquot. Il y avait aussi un prêtre du diocèse des Cayes, le Père William Smarth.

5).- Vous avez été responsable de la section secondaire de St Martial? Quelles sont les reformes qu'il faudrait entreprendre pour le progrès de l'éducation en Haïti?
Les réformes nécessaires sont multiples. Il faudrait d'abord reconnaître que la langue maternelle des enfants haïtiens est le créole. Il faudrait faire la maternelle en créole et assurer un passage progressif au français comme langue secondaire. Ceci suppose un changement de méthode, de programmes, de mentalité de la part des parents et de beaucoup de professeurs, qui s'imaginent que le créole est un "patois" inférieur au français. Les autres réformes sont également difficiles :
- il faudrait pour les campagnes des écoles adaptées au milieu rural, qui permettent aux paysans de passer d'une agriculture moyenâgeuse à une agriculture qui rapporte, car les jeunes paysans et paysannes sont trop tentés d'aller grossir les bidonvilles. Il faudrait en particulier avoir des activités pratiques sur le reboisement, le bouturage, le greffage, l'élevage des ovins et bovins, etc.
- il faudrait favoriser l'enseignement technique: nous manquons d'ouvriers spécialisés, mais les métiers manuels sont dépréciés...
- il faudrait une formation permanente des maîtres, dont certains ne savent même pas écrire une lettre - que ce soit en français ou en créole -. Certaines écoles borlettes ne méritent même pas de fonctionner : c'est un vrai "racket".

Tout ceci suppose évidemment un État fort, capable d'appliquer des décisions parfois impopulaires.

6) Pourriez-vous nous parler de votre expérience à Brooklyn?
et de votre engagement auprès des refugiés haïtiens des années 70-80?
Notre équipe, surnommée les "Haitian Fathers", travaillait en liaison avec d'autres prêtres haïtiens, tels que les Pères Carl et Guy Sansaricq , Lubin, Darbouze, Paddy Poux, etc. Nous avons axé notre ministère vers les immigrés les plus pauvres, et nous résidions à Cambria Heights. L'afflux de réfugiés, fuyant la dictature des Duvaliers, était mal perçu par le gouvernement américain, qui prétendait qu'il n'y a avait pas de réfugiés politiques haïtiens, mais qu'ils étaient des réfugiés "économiques". Pendant ce temps, les USA mettaient en place le corps des "Léopards" pour renforcer la répression déjà violente des VSN. Nous avons donc fourni une aide légale aux réfugiés, en particulier ceux qui étaient en prison, comme à Immokalee (Floride) ou à Miami. A cette époque, j'accompagnais Maître Ira Gollobin comme interprète dans les prisons, pour rédiger les "affidavits" des prisonniers. Le Père Antoine Adrien était le fer de lance de ce ministère.
Nous aidions aussi les réfugiés en organisant des cours d'anglais (ESL), en les accompagnant aux bureaux de l'INS (Immigration and Naturalization Service), etc. Nous visitions les réfugiés en prison, surtout à Brooklyn Navy Yard.
Certains nous critiquaient comme trop engagés politiquement, mais nous n'avons jamais négligé la pastorale. Au contraire, nos réunions bibliques hebdomadaires dans plusieurs paroisses (Saint Teresa, Saint Augustine, Saint Blaise, Saint Francis, Fourteen Holy Martyrs, Sacred Heart...) ont permis de former des laïcs engagés dont la foi avait une fondation solide. Nous avons publié des livres de cantiques et de liturgie très appréciés, qui étaient rédigés ou révisés par les Père Adrien et Smarth. Je viens d'ailleurs de rééditer les volumes des années A et B.

7) Pourriez-vous nous rappeler l'origine et l'orientation du journal " Sèl ". Ce journal a-t-il répondu à l’attente du peuple de Dieu du Diocèse de Brooklyn et du public haïtien?
Le journal "Sèl" est né d'une décision d'une douzaine de prêtres de l'Apostolat Haïtien qui souhaitaient une approche pastorale commune dans le diocèse de Brooklyn. Il était apprécié jusqu'en Haïti, où on se le passait sous le manteau, car il n'y avait pas de presse libre en Haïti sous les Duvaliers. Au début, il était bilingue : créole-français. Très vite, nous avons publié en créole seulement, car notre engagement pastoral nous montrait que le français divise la communauté entre "les gens bien" qui parlent "la langue de la Sorbonne" et la masse du peuple qui ne parle que "le patois". L'une des fonctions de l'Eglise est de libérer les hommes et les femmes de tout préjugé.

8) Vous êtes également connu pour votre intérêt a l'art Haïtien: la peinture, le théâtre, la musique. Y a-t-il quelque chose que vous désirez dire à ce sujet?
Le peuple haïtien regorge d'artistes. C'est d'ailleurs un sujet de débat : pourquoi Haïti plus que la Jamaïque et Cuba (qui ont de bons musiciens, mais pas de peintres aussi illustres qu'Hippolyte, Philippe Auguste, Levoy Egzil et les peintres de Saint Soleil, etc.)? Comme peintre et musicien, j'ai été ébloui par la richesse de toutes les formes d'art haïtien. J'étais membre-fondateur d'un groupe, "Kalfou Lakay" où travaillaient ensemble des peintres (tels que William Descilien et André Pascal...), des chanteurs et chanteuses (telle que Myriam Dorismé..), des photographes, des danseurs et danseuses (telles que Nadine Suréna, Lodz Deetjen, Martine et Poupette Duval, Wilhel et Marlène Rouzeau...), des musiciens (Tinès Jean-Louis, Richet Matthieu...). J'ai aussi fondé une troupe de danse pour enfants, "Krik Krak", où, en liaison avec Kalfou Lakay, nous avons pu créer des chorégraphies intéressantes, basées sur les rythmes traditionnels haïtiens, dont des danses liturgiques beaucoup plus évoluées que la plupart des "mimes" que l'on voit pendant les offertoires. A ce sujet, je regrette que les évêques haïtiens ne poussent pas cette recherche dans le cadre des commissions liturgiques. C'est une source inépuisable d'enrichissement de la liturgie, encouragé par les documents conciliaires. En tout cas, là aussi, l'Église, si elle se veut incarnée, doit être présente

9) Pourriez vous nous informer de votre ministère à Cayenne, en Guyane?
Avez vous été le premier à faire des émissions créoles dans ce pays?
A combien peut on estimer la population haïtienne en Guyane?
Il est difficile d'évaluer la population haïtienne de Guyane. Quand j'y étais (85-89), ils étaient entre 20 et 25.000, dont les deux tiers au moins étaient sans papiers, donc vivant dans des conditions très difficiles. Le ministère ressemblait à celui de Brooklyn, puisque je m'occupais surtout des sans papiers, c'est-à-dire des plus vulnérables. Mais je voyageais beaucoup dans les endroits où ils vivaient, en dehors de Cayenne, i.e. Kourou, Saint Laurent du Maroni, Maripasoula, Sinnamary... J'avais deux émissions en créole : l'une d'information à la radio du parti socialiste le samedi soir, et une émission religieuse a RFO-Guyane le dimanche matin. C'était le meilleur moyen de toucher un maximum de gens.
J'ai également fondé la Paroisse Saint Paul, où j'essayais de mettre ensemble Guyanais, Haïtiens, Français, Brésiliens, Surinamiens... car il ne faut pas favoriser les ghettos, mais une insertion progressive basée sur le respect mutuel des cultures.

10) Pourriez-vous nous parler du Journal Liberté et des circonstances qui ont provoqué sa fermeture?
Il y a presque un million d'Haïtiens qui lisent le créole, mais les journaux haïtiens (sauf "Bon Nouvèl") sont publiés en français. C'est un choix culturel et politique. Je regrette la fermeture de "Libète" et j'espère que d'autres journalistes haïtiens reprendront le flambeau, car les créolophones, eux aussi, ont droit à un journal dans leur langue. Mais cela devient de plus en plus difficile de publier, car les produits nécessaires sont liés aux variations du prix des carburants (transport du papier, encres, électricité, delco, etc...). Peut-être faudrait-il un site d'information en créole? En tout cas, je ne regrette pas cette expérience, où j'ai risqué ma vie plusieurs fois, et qui m'a forcé à me cacher, à cause de la dictature de Cédras. Chapeau bas devant les journalistes haïtiens qui ont risqué leur vie à cette époque pour que la vérité soit dite.

11) Vous avez reçu une fois une décoration des mains du Président Mitterrand. Vous plairait-il de nous dire pourquoi?
"Vanité des vanités. Tout est vanité" (Proverbes). Je préfère ne pas en parler.

12) Voulez vous bien nous parler de votre ministère dans la paroisse de Furcy?
et de votre engagement dans le reboisement?
Ce ministère est continué par mon successeur, le Père Habens Simon, Spiritain. Les quatre cyclones récents montrent l'importance de former les enfants aux techniques de reboisement. Ce travail devrait être multiplié dans toutes les paroisses et écoles du pays.
La Paroisse a malheureusement beaucoup souffert des cyclones : nous avons deux chapelles sans toit, et les paysans ont perdu presque tous leurs légumes, leur seule source de revenus.

13) Voudriez-vous nous parler de votre expérience d’assistant du Secrétaire Général à Rome?
Rien de bien extraordinaire, car c'est un travail administratif, mais il m'a permis, au cours des nombreuses visites des confrères travaillant sur les cinq continents, d'apprendre beaucoup sur le travail remarquable que font les Spiritains, avec des ministères qui demandent un charisme missionnaire spécial, par exemple, auprès des musulmans au Pakistan et en Algérie, auprès des pygmées en Afrique, auprès des Vietnamiens, dans les camps de réfugiés en Tanzanie et ailleurs, auprès des Indiens du Paraguay...

14) Avez vous encore des projets en perspective?
Je travaille maintenant pour aider les sans-papiers (comme à Brooklyn et à Cayenne). Je suis également chargé de préparer le tricentenaire de la mort du Père Poullart des Places, notre fondateur (2 octobre 2009).

Avez vous un message particulier pour le peuple de Dieu de la Diaspora et d’Haiti ?
Mon message au peuple de Dieu et d'Haïti, c'est d'abord un grand merci pour tout ce que les Haïtiens et les Haïtiennes m'ont appris, et pour leur amitié. Je leur souhaite bien du courage, surtout à ceux qui viennent de subir les 4 cyclones et tempêtes. J'espère que ceux de la diaspora ne se laissent pas prendre par la société de consommation, mais qu'ils les aident toujours généreusement.

Merci Père Urfié de votre gentillesse à répondre à nos questions.
Frère Buteau (Brother Tob)
;Pour le Centre National de l'Apostolat Haitien à L’étranger