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Frère Armand, un trésor national haitien


Par Antoine MALO, envoyé spécial à Pandiassou, Port-au-Prince
Le Journal du Dimanche
Sur les routes boueuses de Pandiassou, le frère Francklin Armand fonce au volant de son 4x4 fatigué. Comme d'habitude, il n'a pas le temps. Cela fait quatre mois que l'intenable religieux de 61 ans n'est pas revenu dans son village, perché sur les hauts plateaux d'Haïti. Et il n'a que deux jours pour tout faire: inspecter ses champs, ses lacs, sa boucherie, son abattoir; visiter ses écoles, son centre pour orphelins, son lycée technique, son hôpital. Deux jours pour voir si "sa révolution" est toujours en marche...

Alors Francklin fonce. En ignorant ses trois téléphones qui sonnent en permanence. En refusant de parler plus longtemps avec les paysans croisés sur son chemin et qui s'accrochent pourtant à sa voiture pour mendier un conseil. "Ca me fait mal de devoir les congédier, regrette-t-il. Mais si je m'arrête, je vais rester là des heures." Puis il tente d'oublier, en lâchant de sa voix fluette, presque enfantine, une de ses fameuses pensées: "Ceux qui attirent les gens, ce sont soit les enfants, soit les fous. Je dois donc être un peu fou."

Ainsi vit le frère Armand. A cent à l'heure. Ainsi parle Francklin. Avec une naïveté désarmante, une bonté non feinte. A Pandiassou comme dans le reste d'Haïti, il est un héros. Il est celui qui fait vivre 350 000 personnes grâce à ses activités caritatives. Il est celui qui offre encore un peu de lumière à ce pays de ténèbres. L'année dernière, ce religieux aux faux airs de Nelson Mandela, avec son large sourire et son casque de cheveux blancs, a reçu le très officiel titre de "trésor national". Il a apprécié l'hommage et a d'ailleurs gardé le diplôme dans un coin de sa modeste chambre, à Port-au-Prince.

80% de la population vit avec moins de deux dollars par jour

Mais au fond, ce fils d'ajusteur, qui avoue facilement sa sympathie pour Fidel Castro et sa méfiance à l'égard de la mondialisation, se fiche pas mal des décorations. Comme il se moque des courbettes de la bourgeoisie haïtienne qui s'est entichée de lui. Il a beau avoir l'oreille du président René Préval, un vieil ami, il n'appartient pas à leur monde: "Cette élite, qui a tout hérité des colons français, représente 10% de la population mais accapare 90% des richesses du pays. Ce sont eux qui sont responsables de la situation d'Haïti." Une île à la dérive, où 80% de la population vit avec moins de deux dollars par jour. Le pays, autrefois prospère, est devenu l'un des plus pauvres de la planète. Un immense gâchis. Alors, non, Francklin ne s'y reconnaît pas. "Mon monde, c'est ici, à Pandiassou, avec les paysans, les oubliés d'Haïti."

C'est dans cette région d'âpres collines que Francklin a écrit les premières lignes de son histoire. Nous sommes au milieu des années 1970 et le jeune religieux vient de fonder la congrégation des Petits Frères de l'Incarnation. Il arrive au village avec un souhait: travailler la terre, devenir simplement "un paysan parmi les paysans", tout en distillant la parole de Dieu.

Il a imaginé verser dans la guérilla

Un jour, au bout de quelques mois, survient le déclic. "J'étais au dispensaire du village et, depuis le début de la journée, je voyais une femme tourner autour du bâtiment. ça se voyait, elle n'osait pas entrer. Lorsque je l'ai entendue demander une culotte à une autre femme, j'ai enfin compris. Elle avait honte de se faire ausculter sans sous-vêtement. J'ai saisi ce jour-là que ça ne servait pas à grand-chose d'enseigner les Evangiles à ceux qui n'avaient rien. Il fallait que leur ventre soit plein pour qu'ils écoutent."

La mission religieuse devient donc politique et la charité se mue en projet de société. Le paysan haïtien doit assumer lui-même le redressement du pays. Il ne doit plus compter sur le bon vouloir de l'Etat ou l'aide internationale. Ne doit plus fuir à Port-au-Prince où il échouera de toute façon dans un de ces bidonvilles sordides. Il faut aussi scolariser les enfants, seule manière de changer la société. Avec les villageois et les frères de sa congrégation, Francklin met donc en valeur de nouvelles terres. Il reconstitue des forêts, ouvre sa première école. Il trouve des financements en France* et aux Etats-Unis. Sous les Duvalier, les tontons macoutes, qui le considèrent comme un "terroriste marxiste", le convoquent tous les quinze jours au commissariat pour l'interroger. Francklin est insulté, frappé. Mais il tient bon. Il a toujours été un résistant, un rebelle. Déjà, à l'âge de 10 ans, il s'était définitivement enfui de chez ses parents après avoir refusé de se mettre nu devant un prêtre vaudou qui souhaitait vaincre les mauvais esprits. Adolescent, il a imaginé verser dans la guérilla. "Mais j'ai vite compris que la violence engendre une violence plus grande encore." Francklin a donc choisi de mener une guerre à sa façon, "une guerre tranquille".

Il a développé un Etat dans l'Etat

Le combat n'a pas été vain. Autrefois désert, Pandiassou est devenu oasis. Des familles entières viennent chaque année s'y installer. Mieux, l'action du frère Armand a dépassé les frontières du village. Dans tout le pays, il a initié des projets similaires. Le gouvernement lui a aussi confié la mission de creuser 150 lacs, afin de de limiter les inondations qui frappent Haïti à chaque saison des pluies. Un budget de plus de 20 millions de dollars!

Surtout, Francklin s'est attaqué à la misère des villes, celle de Port-au-Prince notamment. Il a d'ailleurs établi le centre névralgique de sa congrégation dans le quartier de Petite Place Cazeau, au coeur de la capitale haïtienne. Cette zone en voie de paupérisation est à l'image d'Haïti, livrée à elle-même. Tas d'ordures jonchant les rues boueuses, circulation anarchique, jeunes qui, faute de boulot, traînent leur misère en singeant les caïds des ghettos américains.

Dans le fortin des Frères, protégé par des murs épais et des fils barbelés, il règne une tout autre atmosphère, faite d'ordre et de calme. Comme à Pandiassou, Francklin a développé ici un Etat dans l'Etat. Il y a cet atelier où d'anciens enfants des rues suivent une formation manuelle. A côté, sur de petits lopins de terre, des jeunes ruraux venus de toute l'île apprennent le métier d'agriculteur. Dans cette école, juste en face, sont scolarisés 1 000 élèves. Bientôt, un restaurant communautaire ouvrira ses portes. Tous les habitants de Petite Place Cazeau pourront venir manger pour une somme modique.

"Je ne fais que rendre la dignité à mon pays"

Depuis un an, le frère Armand a aussi récupéré la gestion du centre d'accueil du Carrefour, une prison réservée aux enfants des rues. Auparavant, l'endroit était géré par le gouvernement. "C'était une horreur. Les gamins vivaient comme des bêtes. Ils ne se lavaient pas, dormaient sur des cartons", explique le psychologue du centre. Ce matin, tout le personnel est dans ses petits souliers: Francklin est venu inspecter les lieux. Et le patron ne laisse rien passer. "ça ne va pas, ces détritus par terre", grommelle-t-il en ramassant des plastiques jetés au sol, un geste devenu quasi compulsif chez lui. "Il est dur, mais il a raison. Grâce à lui, le centre est devenu vivable", explique un enseignant, montrant des bâtiments ripolinés.

Certains des enfants, une fois "stabilisés", auront la chance de venir à Petite Place Cazeau apprendre un métier. Comme l'a fait Solesse, 17 ans, futur menuisier. L'adolescent revient de loin. Voilà quatre ans, il zonait dans les rues de Port-au-Prince, nettoyant les pare-brise des voitures aux feux rouges pour gagner un peu d'argent. Aujourd'hui, il n'en finit pas de remercier Dieu d'avoir rencontré frère Armand. "Il m'a poussé à devenir ce que je suis. Il est mon père." Francklin, lui, se montre modeste. "Je ne fais que rendre la dignité à mon pays. La dignité, tout le monde y a droit." Même à Haïti.

* Pour venir en aide à frère Armand, vous pouvez envoyer vos dons à l'Association Fraternité universelle (AFU) au 97, rue de Longchamp, 75116 Paris.