Michel Onfray porte une charge brutale contre Freud dans Le Crépuscule d'une idole. Un authentique parricide sans vergogne et à l'ironie cinglante.
Il fut un temps, celui d'une adolescence éruptive en réaction à une enfance abandonnée, où Michel Onfray avait élu dans son panthéon intime trois figures mythiques : Nietzsche, Marx et Freud. Le premier avait dit que Dieu était mort. Le second, que les hommes n'étaient pas égaux. Et le troisième, que l'homme n'était pas même maître en sa propre demeure.
C'est à Sigmund Freud (Freiberg-Pribor, 1856 - Londres, 1939), père de l'inconscient, magnifique et infini continent, que s'en prend désormais le polémiste français. Dans un livre qui serait le fruit d'abondantes lectures compilées et compulsées depuis 1973. Quand le futur étudiant en philo, chinant parmi les bouquinistes dans une quête quasi monomaniaque, récoltait les moindres ouvrages du maître viennois.
Pour comprendre ce Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne (1) (Grasset), il faut d'abord peut-être percer l'intime secret de son auteur. Un intellectuel surdoué, né le 1er janvier 1959, résolument solitaire, franc-tireur, réfractaire au mandarinat, fils d'un ouvrier de laiterie et d'une mère «à l'âme intranquille», mal assise dans la vie ; «depuis certainement ce jour où, juste après sa naissance un dimanche de Toussaint, elle fut déposée dans un cageot à la porte d'une église» (La Puissance d'exister, Grasset, 2006).
Or, pour lui, en somme, l'histoire se répéta. Placé tout jeune à l'Assistance publique, du vivant de ses parents, il allait plus tard toucher le fond de la turpitude, chez les prêtres salésiens, entre les caresses et les coups de baguette. Il s'en ouvre plus précisément aujourd'hui, évoquant le réconfort trouvéà la lecture des Trois essais sur la théorie sexuelle, dont l'auteur, Freud en personne, lui expliquait comme s'adressant à lui seul que les enfants ont une sexualité, que la masturbation incarne un moment nécessaire dans l'évolution psychique d'un être, que l'ambivalence dans le cheminement pour construire une identité sexuelle passe par des expériences homosexuelles d'occasion.
L'enfant mort en lui
« Tout cela, écrit Michel Onfray, illuminait mon existence en effaçant d'un seul coup des années de puanteur chrétienne, d'haleines avinées ou de bouches pourries de prêtres qui, chaque semaine, derrière le grillage en bois du confessionnal, soumettaient à la question les six cents enfants que nous étions pour obtenir des aveux d'onanisme ou de tripotages. »
Dès l'âge de 8 ou 9 ans, se souvient-il, il en savait déjà trop. Quand à l'orphelinat, déjà, plutôt que d'afficher son nom, son vêtement fut frappé du seul chiffre : 490. « Je suis mort ce jour-là, à ce moment. Du moins l'enfant en moi est mort et je suis devenu adulte d'un seul coup. Plus rien ne me fait peur depuis, je ne crains rien de plus ravageur. »
Chez les salésiens, raconte-t-il, on n'aime pas trop l'intelligence, on se méfie des livres, on se défie du savoir. On sacrifie à deux religions : Don Bosco et le football. Or lui, en ce qui le regarde, se dit « athée en ces deux mondes ». Tandis que ses propres parents partageront cette idée qu'un intellectuel ne sert à rien. Pourtant, sa voie paraît tracée. Graphomane et lecteur compulsif, Onfray est doté d'une plume brillante qui allie la grâce à une vitesse d'exécution exceptionnelle. Le mot d'ailleurs n'est pas trop fort pour un « tueur ». Il peut se targuer à ce jour d'avoir signé une cinquantaine d'ouvrages.
Machine de guerre éditoriale
Fieffé provocateur, Michel Onfray se lance en 2006 dans une « contre-histoire de la philosophie » en six volumes. Chez Grasset toujours, dont il est devenu l'une des principales machines de guerre. En deux mots, il y réhabilite les matérialistes - l'hédonisme, Spinoza ou Nietzsche - contre les idéalistes, Platon en tête, et tous ceux qui auraient placé le christianisme au pouvoir intellectuel depuis deux mille ans.
Tout ce préambule pour saisir enfin comment, par un beau jour d'avril 2010, le philosophe d'Argentan, créateur de l'Université populaire de Caen, se retourne contre la figure du Père, Sigmund Freud soi-même. Qu'il éreinte, esquinte et étrille ici, sans nulle vergogne. Avec même une joyeuse alacrité. Ou plutôt, une ironie cinglante. Ce qu'Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse, qualifie de « haine », et ce dont lui, d'une feinte candeur, se défend bien entendu, soutenant que cette « psychobiographie nietzschéenne » de Freud tend certes à« déconstruire » le personnage et son institution, mais non toutefois à le détruire.
Nous y voici donc. Freud. Ce Freud « angoissé, errant, ambitieux, cupide, psychorigide, cyclothymique, dépressif, phobique, cocaïnomane ». Un superstitieux qui somatise à outrance. Petit-bourgeois juif carriériste qui veut réussir à tout prix pour honorer sa mère, elle qui le tenait en folle estime, et rejoindre Darwin et Copernic sur le podium des esprits supérieurs qui ont bouleversé la vision du monde. Freud ferait « partie de cette engeance qui veut les avantages de la célébrité sans ses inconvénients ». Onfray, de son marteau nietzschéen, frappe ici d'emblée un grand coup : « Méfions-nous des philosophes qui organisent leur postérité (...), envoient leurs affidés au front pour construire un début de narration hagiographique (...), écrivent de leur vivant une légende (...), entretiennent autour d'eux une garde rapprochée faite de disciples utiles (...). »
Pensée magique et effet placebo
Le philosophe normand, on l'a dit, avait tant aimé, peut-être trop, l'inventeur de la psychanalyse. S'il ne s'autorise pas aujourd'hui à le détester, il se venge sur sa légende. Cette légende de cartes postales qu'il abhorre sans réserve. D'où il nie, parmi tant d'autres choses, que Freud ait jamais découvert l'inconscient tout seul à l'aide de son auto-analyse. D'où, aussi, il conteste que la thérapie analytique ait jamais illustré autre chose qu'une branche de la pensée magique, ne soignant guère que dans la stricte limite de l'effet placebo.
Dans le même esprit, Onfray postule encore que la conscientisation d'un refoulement n'a jamais entraîné la disparition des symptômes, encore moins la guérison. Puis il en vient au complexe d'Oedipe, « magnifique trouvaille conceptuelle, mais uniquement pour mettre une étiquette sur la pathologie de son auteur ». Car Freud, à l'en croire, prend son cas pour une généralité. Et telle serait la clé de son épistémologie : une aventure personnelle élevée au rang de théorie universelle.
Horrible Freud, donc. Odieux homme, auquel l'auteur prête jusqu'à des accointances malsaines avec les milieux fascistes et nazis d'avant-guerre. Qui voulut depuis toujours perpétrer le meurtre du père, du sien propre à Dieu lui-même. Tandis que, confit dans l'adoration de sa mère, il allait commettre, ne serait-ce qu'en pensée, l'inceste tous azimuts ; envers ses filles notamment, Anna, principalement. Bien que la frontière du passage à l'acte soit extrêmement ténue. Il trompe aussi sa femme, Martha, au profit de sa belle-soeur Minna. Quelle importance, à vrai dire, en termes épistémologiques justement ? Onfray se repaît d'une vie privée qui ne suffit probablement pas à disqualifier tout l'édifice théorique du maître. Mais plus grave, insiste-t-il, celui-ci aurait consciemment falsifié les résultats cliniques des grands cas évoqués dans son oeuvre, Anna O. et tous ceux qui illustrent ses Cinq psychanalyses.
L'avènement d'une Eglise
Il n'est pas neuf au demeurant que Freud s'est séparé peu à peu, douloureusement et avec fracas le plus souvent, de ses meilleurs amis : Josef Breuer, Wilhelm Fliess, Alfred Adler, Carl Gustav Jung, Sandór Ferenczi, Karl Abraham, Wilhelm Stekel, Otto Rank. Et cependant, tel eût été le dessein du grand prêtre viennois, sans contredit : créer une organisation militante rigoureusement hiérarchisée, calquée sur le modèle de l'Eglise catholique romaine. Avec des comités secrets, des réseaux, des cotisations, des registres de présences. Un rituel (le divan, la séance), des conciles (les congrès), son orthodoxie, ses hérésies, ses apôtres (Ernest Jones), ses Judas. Et tout un catéchisme.
Ancienne victime du bas clergé, Michel Onfray ne peut plus longtemps souffrir cette sacro-sainte métaphore. Pourtant, il s'en fût presque accommodé. Lorsqu'il évoque le triomphe de Freud, du freudisme et de la psychanalyse pendant plus d'un siècle, depuis Vienne 1900. « Freud fait entrer le sexe dans la pensée occidentale par la grande porte, alors que l'Europe chrétienne le refoule depuis un millénaire. » Le nouveau « pape », qui règne sur les âmes séculières, a su dire au moins comment la culture judéo-chrétienne, par sa gouvernance des corps, les aura plongés dans les plus profonds désordres psychiques. C'est la doctrine du tout-sexuel, source et racine de toutes les névroses ambiantes (hystérie, phobie, obsession, angoisse...) : « déconsidération de la chair païenne au nom de l'esprit chrétien tout à l'imitation de l'anti-corps de Jésus ou de la chair suppliciée du Christ mort ».
Il reste que le libérateur du sexe était aussi, lit-on, homophobe, misogyne et phallocrate, vouant aux gémonies une masturbation qu'il érigeait en crime. Ce qui fait dire au philosophe d'Argentan que, décidément, la psychanalyse est un « système clos sur lui-même, incapable d'accepter la discussion, la critique, le commentaire, sans transformer immédiatement l'adversaire en ennemi malade (...) ».
Fils spirituel de Nietzsche, Palante et Camus, ses maîtres penseurs, Michel Onfray n'appartient à aucune école, à aucun courant moderne. N'étant pas davantage un homme de système, il est un brillant passeur de philosophie. Mais, en fait d'épistémologie, il signe ici un livre dangereusement manichéen, où il dénonce voluptueusement les erreurs, errances et errements freudiens (électrothérapie, « traitement galvanique », etc.), participant de la dialectique même du savant viennois, pour conclure à la nullité de l'ensemble de ses énoncés. Dans la foulée de l'incendiaire Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes), réédité ces jours-ci par un troublant hasard.
ERIC DE BELLEFROID