Une interview de Jean-Christophe Fichou, historien et géographe, Professeur de géographie au Lycée Kerichen (Brest)
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Dans l’histoire de l’alimentation, nombreuses sont les denrées alimentaires dont l’industrialisation de la production, en réduisant les coûts de fabrication, a eu pour conséquence de démocratiser leur consommation. Ce serait là une vérité quasi absolue si l’histoire de la boîte de sardines à l’huile ne venait contredire cette règle.
La boîte de sardines à l’huile... Le sujet peut prêter à sourire tant cette petite boîte nous est aujourd’hui familière. Nées sur les côtes de l’Atlantique, les conserveries de sardines ont été, jusqu’au milieu du XXème siècle, une industrie agroalimentaire fleurissante dont il ne reste plus grand chose de nos jours. Si ce n’est cette petite boîte dont l’historien Jean-Christophe Fichou retrace ici le destin peu commun. Un entretien réalisé en avril 2010, lors de l’émission radiophonique mensuelle de la Mission Agrobiosciences "Ça ne mange pas pain !".
La boîte de sardine : une histoire (presque) bien huilée
Chronique Sur le pouce. Emission d’avril 2010 de "Ça ne mange pas pain !" : "Les dents de la mer"
L. Gillot. Nous avons tous, planquée quelque part dans un recoin de nos placards, une boîte de sardines à l’huile. Rien de plus banal, de plus usuel, de plus commun me direz-vous qu’une boîte de sardines à l’huile. Il s’agit de LA conserve par excellence, celle que l’on ouvre par dépit, le jour où frigo, placards et autres garde-manger sont vides. Sagement rangés dans leur écrin de fer blanc, les clupéidés baignent dans une mer d’huile, tantôt d’olive, tantôt d’arachide. Serrés.... comme des sardines.
Bon très bien me direz-vous à nouveau. Mais pourquoi donc évoquer ici le destin de cette petite boîte ? Parce que son histoire, elle, n’est pas banale. Loin de là. Et pour l’évoquer, nous accueillons un spécialiste de l’histoire de l’industrie sardinière, Jean-Christophe Fichou, historien et géographe, auteur de plusieurs publications sur ce sujet et dont le dernier ouvrage s’intitule « les pêcheurs bretons durant la Seconde Guerre mondiale » (PUR, 2009). Jean-Christophe Fichou est Professeur de géographie au Lycée Kerichen de Brest.
L. Gillot. De quand datent les premières "mises en boîte" de sardines ?
J.C Fichou. Le lieu comme la date restent imprécis. Ce que l’on peut dire c’est que ce processus a été mis au point sur le littoral Atlantique – à Nantes ou à Bordeaux - aux environs de 1820-1825 peu de temps après l’invention de l’appertisation (1795). Cela étant, Nicolas Appert n’en est pas l’inventeur. Il s’agit du premier poisson – et pendant longtemps le seul - qui a fait l’objet d’une mise en conserve. Pour quelles raisons ? Là encore, on ne peut répondre avec certitude. A l’époque tout comme aujourd’hui, la sardine était un poisson commun, au prix d’achat modeste ; il se prêtait donc bien aux diverses expériences nécessaires pour mettre au point le procédé de stérilisation. Les sardines, une fois cuites, étaient placées dans des boîtes de fer blanc, recouvertes d’huile d’olive et stérilisées. Par ailleurs, on s’est rapidement aperçu qu’avec le temps, le goût du produit fini ne se détériorait pas. Mieux, il se bonifiait. Disponibilité, prix d’achat modeste, bonne tenue de conservation : autant d’atouts qui peuvent expliquer que la sardine soit devenue la première conserve de poisson produite industriellement.
Nous avons l’image d’un produit populaire. A qui ces produits étaient-ils destinés ?
Tout a commencé avec la marine anglaise qui disposait là d’un produit facile à stocker, à transporter, à conserver. D’abord destiné aux marins, ce produit a par la suite été exporté vers les colonies britanniques. Rapidement, de part leurs qualités organoleptiques, les conserves de sardines à l’huile sont devenues un produit très apprécié et recherché, entièrement voué à l’exportation. Au plus fort de son développement, il s’agissait, en France, tous types de productions confondus, du dixième produit le plus exporté, en valeur. Ainsi ces boîtes figuraient-elles au menu des plus grandes tables princières et restaurants européens, américains ou canadiens. Tout comme le champagne ou le cognac, elles symbolisaient le luxe français, un luxe auquel il était de bon ton, alors, d’adhérer. Et tout comme ces produits, leur prix d’achat était très élevé.
C’est là un paradoxe : comment expliquer que, malgré l’industrialisation de la fabrication qui a souvent pour effet de réduire les coûts de production, le prix d’achat soit resté si élevé ?
Effectivement, si la sardine fraîche est peu onéreuse, la sardine en conserve reste un mets d’exception. Cette différence se justifie par les méthodes de production employées qui requièrent une importante main-d’œuvre. Les sardines, travaillées fraîches, devaient être étêtées, éviscérées, parées, grillées dans l’huile avant d’être mises en boîte ; leurs queues étaient taillées aux ciseaux dans un souci d’esthétique ; l’étanchéité de la boîte était garantie par une brasure, elle-aussi réalisée manuellement, etc... Toutes ces étapes nécessitaient une main-d’œuvre certes très peu payée mais néanmoins conséquente. A cela s’ajoute le prix de l’huile d’olive importée d’Italie puisque celle produite en Provence, au goût plus prononcée, ne convenait pas pour ce type de produit. En définitive, vous obtenez un produit de grand luxe destiné aux tables de la noblesse et de la grande bourgeoisie. Il en fut ainsi jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Justement, vers le milieu du XXe siècle, la production décroît amorçant le déclin de cette industrie sardinière. Pour quelles raisons cette industrie "grand luxe" s’est-elle effondrée ?
Plusieurs raisons expliquent le déclin de cette industrie. La première et la plus évidente est la disparition des sardines bretonnes et vendéennes, disparition amorcée entre les deux guerres mais qui s’est accentuée après la Seconde Guerre mondiale. On ne connaît pas véritablement les raisons de l’extinction de ces viviers, la surpêche ne pouvant l’expliquer totalement. Face à ce défaut d’approvisionnement et pour poursuivre la production, les conserveries ont importé des sardines méditerranéennes, une autre sous-espèce de sardines. Mais il s’est avéré qu’elles ne présentaient pas du tout, pour ce type de production, les mêmes propriétés gustatives que des sardines pêchées en Atlantique. Et pour cause : si les sardines Atlantique étaient travaillées fraîches, celles pêchées en Méditerranée, pour des questions évidentes de transport, arrivaient congelées. Or le processus de congélation/décongelation altérait considérablement les qualités organoleptiques du produit fini. En outre, pour faire face à la concurrence du Maroc et du Portugal, autres producteurs de sardines en boîte, les conserveries ont cherché à diminuer leurs coûts de production.
Progressivement, le produit est devenu plus abordable mais, revers de la médaille, bien moins goûteux. On en perçoit très vite les conséquences : ne retrouvant plus les qualités gustatives du produit, les consommateurs historiques – noblesse et bourgeoisie – ont cessé d’acheter cette denrée, ce qui a provoqué l’effondrement des exportations ; parallèlement, avec le développement des conserves produites à moindre coût, la boîte de sardines est devenue accessible aux plus modestes. A partir des années 60-70, elle devient un produit populaire qui est même servi dans les cantines.
L’industrie sardinière du littoral Atlantique et cette production "grand luxe" ont-t-elles complètement disparu de nos jours ?
On pourrait répondre par l’affirmative tant cette industrie n’a plus grand chose à voir avec ce qu’elle a été. Ainsi, en l’espace d’une dizaine d’années, entre 1955-60 et 1970, la quasi totalité des conserveries vont fermer les unes après les autres. Avec elles, c’est tout une activité agroalimentaire qui s’éteint. On dénombrait plus de 250 conserveries dans les années 1960 ; il n’en reste aujourd’hui qu’une douzaine sur les côtes françaises. Certes toutes n’ont pas disparu. Celles qui ont gardé ce savoir-faire, n’ont pu le faire qu’en diversifiant leur offre avec des conserves de maquereaux ou de thon par exemple. Depuis une quinzaine d’années, ces conserveries ont recommencé à préparer des sardines à l’huile "à l’ancienne", c’est-à-dire des sardines travaillées fraîches et manuellement. Elles sont revenues à des processus de fabrication similaires à ceux utilisés avant la Première Guerre mondiale et produisent ainsi, en quantités modestes, des boîtes de sardines à l’huile d’excellente qualité. Leur préparation nécessitant du temps et de la main-d’œuvre, le prix de vente reste donc relativement élevé.
Dans cette même veine, émerge un marché grand luxe : les sardines millésimées. Comme je vous l’ai indiqué, la sardine à l’huile a la propriété de se bonifier avec le temps ; elle devient plus moelleuse, plus fondante. La boîte de sardines millésimée est donc, tout comme un vin, identifiable par une année et même un lieu puisque figure parfois le nom du bateau [1]. La boîte de 115g se vend aux environs de 3-4€, soit un prix au kilogramme de près de 30€. Certes le prix n’est pas excessif au regard d’autres denrées mais n’oublions pas, d’une part, qu’il s’agit d’une conserve et, d’autre part, que la sardine est l’un des poissons les moins chers.
Ces sardines millésimées sont commercialisées dans des épiceries spécialisées et, tout comme leurs ancêtres, servies dans les restaurants. Et si vous êtes puxisardinophiles, vous pouvez même partir avec la boîte.
Entretien réalisé par Lucie Gillot, Mission Agrobiosciences. Emission d’avril 2010 de "Ça ne mange pas pain !" : "Les dents de la mer"