Source: Agoravox.fr
Notre organisme ne lit pas Science & Vie : il continue de glisser vers l’usure fatale même si nos maladies ont changé de visage et que, plus vieux, plus riches, nous y glissons autrement. Les principaux facteurs de risques ne sont plus les mêmes, voilà tout. Ils passent – bien souvent – par le progrès industriel, le stress professionnel, la concentration urbaine, la frénésie du déplacement, la suralimentation, l’abus de sucre, de sel, d’alcool et de tabac : des facteurs de moins en moins naturels et fatidiques, de plus en plus sociologiques, économiques, comportementaux. Le progrès des techniques médicales peut continuer d’améliorer les statistiques, prolongeant les cancers, retardant l’infarctus, il reste incapable à lui seul d’enrayer ces nouvelles causes de mortalité.
Sur les grandes causes de mortalité qui endeuillaient la France voici seulement deux générations, les statistiques nationales de l’Ined et de l’Inserm (1) témoignent de fantastiques progrès. Mourir d’une maladie infectieuse “classique” est devenu, sinon l’exploit, du moins l’exception.
On cite souvent le cas de la tuberculose, qui ravageait déjà la préhistoire avant de fournir un modèle littéraire au déclin de la vie : les taux de décès de cette maladie, supérieurs à 2,5 pour mille au début du siècle, sont tombés à moins de 0,01 pour mille aujourd’hui ; en moyenne annuelle, les trente mille victimes de l’immédiat après-guerre, à partir de l’année 2000, dépassent à peine les six cents, presque tous importés en France par voie d’immigration... Voici donc un très vieux fléau que soixante ans de lutte thérapeutique efficace ont permis d’éradiquer à plus de 98%. (2)
Mesurer le chemin parcouru
Il n’est pas le seul. – Combien de femmes succombent d’une complication de grossesse ou d’accouchement ? moins de cinquante, sur près de 800 000 naissances annuelles en milieu hospitalier. – Combien d’enfants peuvent mourir désormais de coqueluche ou de rougeole ? Moins d’une dizaine par an, grâce à une couverture vaccinale élevée. Encore un petit effort et le tableau des décès par maladies infectieuses ne les mentionnera plus (sinon pour les pays “en voie de développement").
La grippe, il est vrai, a pu longtemps surprendre, surtout chez les personnes âgées. Ce fut le cas jusqu’à la fin des années soixante-dix, avec 10 000 à 15 000 victimes par mauvaise année (épidémies de 1949, 1953, 1960 et 1969), auxquelles il convient d’ajouter les décès imputables aux complications de la maladie. La dernière épidémie importante, celle de 2005, fait moins de 1000 morts, à rapprocher des 400 000 victimes de la grippe espagnole à la fin de la première guerre mondiale. Quant au redoutable virus H1N1 de 2009-2010 – qui a mobilisé des moyens de prévention considérables et saigné à blanc le budget national au nom du “principe de précaution” –, il ne totalise en fin de compte sur douze mois que 312 décès : 0,05% du total des causes recensées (3) ! La grippe tue encore, malgré l’existence de vaccins de plus en plus efficaces, elle ne décime plus.
Tel est aussi le cas de la bonne vieille pneumonie, qui faisait 30 000 morts au début des années cinquante et n’en totalise guère plus de 10 000 aujourd’hui : trois fois moins, et dans une population plus nombreuse, de plus en plus fragile, de plus en plus âgée... Les maladies mortelles attribuées à une pathologie infectieuse représentent encore 5% des causes de décès mais elles ne frappent l’homme de façon significative qu’à partir de 75 ans (chez la femme, il faut attendre 80, voire plus de 85 ans). (4)
D’une façon générale, au cours des "soixante glorieuses médicales" qui séparent 1950 de 2010, les taux de mortalité imputables aux maladies infectieuses et parasitaires ont chuté de 85%. Sur les maladies de l’appareil respiratoire, le gain reste encore spectaculaire : 55%. Ensemble, ces deux grands groupes de causes autrefois dramatiques, et qui le sont toujours dans les pays du Sud pour des milliards de gens, ne représentent désormais en France que 7,4% du total des décès
Ennemi public n° 1, le cancer évolue cependant comme une cause “stable” de mortalité
Le cancer, "maladie du siècle", mobilise contre lui beaucoup de moyens scientifiques et hospitaliers. Il a détrôné en effet voici plusieurs années l’infarctus et les autres maladies de l’appareil circulatoire pour intervenir en première ligne dans les causes françaises de mortalité, avec 155 000 à 158 000 victimes par an aux dernières statistiques publiées : en chiffre rond, 30% des décès.
Près d’un Français sur trois assuré d’en mourir, compte tenu de tout ce que nous savons des phases finales de cette maladie, c’est impressionnant... D’autant que le nombre absolu des décès par tumeurs affiche par rapport à l’année 1950 (76 500 victimes) une progression de plus de 100% ! On serait tenté d’en conclure à une sorte d’inflation irréversible du cancer lui-même dans notre société, comme progresse la connaissance du phénomène chez les chercheurs, les praticiens, et surtout la place qu’il occupe dans le discours des médias.
Ce sentiment général et bien compréhensible ne semble pas fondé : il prend l’émotion du public pour la réalité du mal, négligeant le contexte qui permet de juger. Depuis 1950 en effet, la population française a augmenté de 56%. Parallèlement, elle a gagné près de quatorze ans en "espérance de vie", soit 20% encore d’augmentation sur l’âge moyen au décès. Qu’une population massivement plus nombreuse et plus vieille fasse davantage de tumeurs, quoi d’étonnant ?
Le cancer, comme beaucoup d’autres maladies mortelles, frappe proportionnel-lement à l’usure des sujets : 0,8% de jeunes entre zéro et trente-quatre ans ; 27% de Français mûrs entre trente-cinq et soixante-quatre ans ; enfin 72% de personnes âgées de plus de soixante-cinq ans (avec un sommet très marqué entre soixante-quinze et quatre-vingt-quinze ans, où se situent près de la moitié des conclusions fatales de la maladie).
D’autre part, la qualité des moyens de détection et d’imputation médicales n’a cessé de progresser. Progrès particulièrement sensibles dans le cas des tumeurs cancéreuses depuis la "découverte" de cette maladie, et les grandes campagnes nationales qu’elle a suscitées. Il paraît donc inévitable que le nombre de décès par tumeurs, dans les années d’après-guerre, ait été sous-estimé. – Sur les trente dernières années, où les statistiques de l’Inserm sont fiables, la progression du nombre absolu de décès par cancers suit assez fidèlement celle de la population globale du pays, et évolue entre 1 et 1,5% par an : nous sommes en présence d’une cause "stable" de mortalité.
Cette stabilité d’ensemble résulte d’évolutions divergentes de la maladie. C’est ainsi que les tumeurs malignes de l’appareil digestif et surtout celles de l’estomac, première cause de mortalité par cancer dans les années cinquante, presque à égalité entre les deux sexes, ont fortement diminué. Dans le même temps, le nombre de leucémies était multiplié par trois ; celui des tumeurs mortelles de l’appareil respiratoire, par quatre et demi. Près du quart des décès par cancer proviennent en effet, aujourd’hui, de tumeurs qui se développent sur le parcours des voies respiratoires, de la bouche au poumon…
Une surmortalité masculine de 50%
Ces statistiques nous renvoient à la leçon principale de cette étude, sur le rapport entre mortalité et civilisation. Le cancer de l’estomac est resté fréquent dans les pays où l’on consomme encore beaucoup de pain, de pâtes et de pommes de terre. Les Français l’ont réduit chez eux sans effort particulier : par des menus plus riches et surtout plus variés... Mais voici que près d’un cancer mortel sur quatre se développe sur le trajet de l’air que nous respirons. On peut, il faut accuser le tabac : aux Etats-Unis, chez les Mormons et les Adventistes du 7ème jour, qui s’abstiennent rigoureusement de fumer par obligation religieuse, ces cancers sont réduits de 50%... Preuve que le tabac augmente considérablement les risques (voire qu’il les multiplie par deux), sans suffire à les expliquer. L’environnement prend sa part, à côté des intoxications volontaires, et chacun l’avale comme il respire, c’est-à-dire pour des raisons indépendantes de sa volonté...
Deux cancers sur trois n’ont pas de cause connue, liée au mode de vie. Il est clair que les facteurs à rechercher sont ailleurs, et que cet ailleurs ne peut être que l’environnement : urbain, industriel, agricole et agro-alimentaire.
Le nombre de substances chimiques reconnues comme cause possible ou désormais certaine dans la genèse du cancer des voies respiratoires reste en effet considérable – de l’amiante à l’ypérite, en passant par l’arsenic, le chrome, les colorants, la créosote, les gaz de combustion incomplète, les huiles minérales, les hydrocarbures, le nickel, la paraffine, la suie, sans oublier les radiations et pollutions innombrables qui infestent méthodiquement dans tous les pays "riches" les zones industrielles et les grands centres urbains !
Cette guerre chimique n’est pas secrète. Les chercheurs et ministres de la Santé européens réclament à cor et à cri une réglementation draconienne pour "réduire l’exposition des travailleurs et de la population aux substances chimiques cancérigènes". Il faudra sans doute attendre encore une ou plusieurs générations. Nous savons bien que lorsque les résolutions communautaires s’y mettent, c’est que la détermination gouvernementale n’y est pas.
Maladie de la civilisation, maladie de la consommation (pas toujours volontaire), le cancer reste aussi trop souvent une maladie du comportement. Sur les facteurs de risque personnel, les publications de l’Inserm sont hélas sans pitié. Les hommes meurent actuellement trois fois plus que les femmes par tumeurs malignes du larynx, de la trachée, des bronches, des poumons et de la vessie : tumeurs ou les méfaits de la nicotine n’ont plus besoin d’être démontrés, surtout lorsqu’on les associe à une vie sédentaire en milieu pollué. Quant aux cancers préférentiellement liés à l’alcoolisme (cavité buccale, pharynx, œsophage), ils font cinq fois plus de morts chez les hommes que chez les femmes : record absolu.
Il faudrait étudier de prés les pratiques de vie et de consommation des deux sexes pour voir si elles suffisent à rendre compte, dans la genèse des cancers, d’une surmortalité masculine de 50%. Toutes localisations confondues, cette maladie tue en effet de nos jours trois hommes pour deux femmes seulement : 34% des décès masculins au niveau national, contre 25% chez le sexe "faible" dont la résistance ne cesse de nous épater... Il est vrai que sur trois facteurs de risques importants – alcool, tabac, polluants professionnels, dont la consommation combinée à doses massives équivaut à un arrêt de mort – la femme française s’expose moins. Ce n’est pas le cas des Américaines, des Danoises et des Britanniques, citoyennes “libérées” depuis plus longtemps que les nôtres pour le meilleur et surtout pour le pire : 600% d’augmentation depuis les années trente sur leurs cancers du poumon, mortels à 95% ! (5)
Chez nous, la seule égalité entre les sexes se situe au niveau du cancer de l’intestin, qui fait encore 15 000 victimes par an. Cette cause aurait d’ailleurs une explication médicale. Elle nous renvoie, une fois de plus, aux habitudes alimentaires des Français. Les microbes qui se développent en présence d’un excès de glucides (sucres, amidon) et de graisses saturées transformeraient en corps cancérigènes certaines substances, comme les sels biliaires, normalement présentes dans le circuit de la digestion.
Des facteurs principalement externes et comportementaux
A ce stade de nos découvertes, le bilan général de la grande bouffe française commence à se dessiner. Si l’on ajoute en effet aux 200 000 victimes annuelles du cholestérol l’ensemble des décès par tumeurs ou maladies non cancéreuses de l’appareil digestif, plus d’un citoyen sur deux pousse assez loin le patriotisme pour préparer quotidiennement sa mort avec le boire et le manger ! Ces deux-cent-quatre-vingt mille suicides de l’indigestion nationale intéressent moins la presse, les chercheurs de l’Inserm et les ministères publics que nos quatre mille deux cent victimes de la circulation. Il serait temps de revoir les priorités.
La recherche médicale, sans doute, affronte le fléau du cancer avec acharnement. Faute de moyens suffisants pour enrayer les tumeurs adultes dans un grand nombre de cas, faute de remède ou de traitement "miracle", elle s’applique à détecter dans l’organisme les premières cellules cancéreuses avant même l’apparition des symptômes qui traduisent l’escalade irréversible de leur prolifération. Le diagnostic précoce reste la meilleure arme, puisqu’elle rend possible d’intervenir localement, par voie chirurgicale ou autre, avec de bonnes chances de succès. Or il existe déjà pour un grand nombre de cancers des "marqueurs tumoraux" : grâce à ces produits de synthèse, une simple analyse de sang révèle les substances secrétées par la tumeur elle-même au stade initial de la maladie.
La recherche actuellement en cours, qui vise à mettre au point des révélateurs efficaces des l’origine pour tous les types de cancers, présente donc un immense intérêt. Elle n’évitera pas néanmoins que la tendance générale des malades soit de consulter leur médecin après l’apparition des symptômes plutôt qu’avant. La grande majorité des cancers ne sont pas congénitaux. Pour "dépister" à coup sûr et en temps utile les quelques 320 000 nouveaux cas qui surgissent en France chaque année, il faudrait soumettre périodiquement à toute une batterie de tests 65 millions de candidats potentiels : ceux pour qui le cancer est la maladie des autres, et qui ne se croient pas menacés... Quel gouvernement oserait programmer une dépense de ce volume-là ?
Le vrai problème est sans doute en amont. Plus de 75% des cancers, dans les pays riches, restent étroitement corrélés à des facteurs externes et comportementaux : hygiène de vie, polluants industriels ou atmosphériques, alimentation, alcool, tabac. Les possibilités de prévention semblent donc considérables ; elles exigent des crédits, sans doute, mais ne dépendent d’aucun progrès scientifique supplémentaire comme le dépistage ou a fortiori le traitement. – Pourquoi nos gouvernants n’en tiennent-ils aucun compte, sans parler des décideurs économiques du pays, des éditeurs, des écoles, des municipalités ? Pourquoi les grands médias, passage obligé de la mobilisation nationale, s’y intéressent-ils si peu ?
Hugues Kéraly