Source: Le Nouvelliste
Haïti: Mes Souvenirs de Robert Bauduy
Tous ceux qui le connaissaient l'appelaient par son diminutif, Bob ; et ce fut sympathique.
Après de bonnes études classiques au Petit Séminaire Collège Saint Martial, Bob suivait des cours de théâtre à la SNAD (Société Nationale d'Art Dramatique) où il se fit remarquer par sa passion des arts de la scène et de la littérature. Il eut pour professeur Gabriel Imbert, Claude Innoncent, Lucien Lemoine, Jacqueline Scott, Gérard Résil, Michel Philippe Leurebours...
Il étonna ceux de sa promotion, d'autres qui le devançaient en âge, par son abondante lecture et sa solide culture. Bob lisait beaucoup ; soulignait, des fois, des pages entières de ses livres ; annotait dans les marges pour fixer ses remarques sur une pensée, un point de vue de l'auteur qui lui paraissait judicieux ; désapprouvait vertement une manière de voir d'un auteur qui allait à l'encontre de ses convictions profondes.
Il fréquentait, comme beaucoup de jeunes des années 1960, des librairies bien "achalandées", surtout celle de La Pléïade où l'on pouvait non seulement se procurer de bons livres répondant à son goût, mais encore rencontrer la crème de la gauche haïtienne, l'élite marxiste. Des élites d'autres univers se firent tout aussi bien remarquer. Daniel Lafontant, le propriétaire de cette librairie des miracles- elle tient aujourd'hui encore malgré ses dures épreuves- fut un colosse, un homme d'une rare honnêteté et d'une culture inégalable. Le distingué libraire Daniel Lafontant se mettait au service de sa nombreuse clientèle qui lui témoigna un grand respect, et ce n'était pas sans raison : sa prodigieuse mémoire et son exceptionnelle intelligence faisaient de lui un libraire incontournable. C'est à lui que Bob se confiait pour s'informer à la disposition des lecteurs ou pour faire ses commandes de livres sur le théâtre, des oeuvres complètes de Berthold Brecht, de Shakespeare... Une fois à l'intérieur de La Pléïade , on se croit le maître de ses rêves et de pouvoir ainsi s'approprier de tous les livres qui vous séduisent rien que par leur titre ou par leur auteur, du moins en quantité suffisante pour en faire une bibliothèque privée, personnelle, de manière à la consulter à toutes les heures du jour et de la nuit, selon ses caprices.
Bob s'achetait des livres dans toutes les librairies, à La Pléïade, à la librairie Auguste, chez Shutt Aimé, chez Monique Brisson de Phénix, à Astérix, à La Pléïade de la promenade de Pétion- Ville... Il s'y jetait éperdument pour ramasser à bras le corps sa part de trésor.
Les jeunes gens de la saison des grandes folies du livre, et qui n'avaient pas les moyens de s'en procurer, fréquentaient assidûment la Bibliothèque Nationale, celle de Saint Louis de Gonzague, de l'Institut Français d'Haïti, de l'Institut Américain. La Focal n'existait pas encore ni la bibliothèque du soleil de Carrefour Feuille ou tant d'autres qui, il y a peu de temps, se mettent à la disposition des lecteurs d'aujourd'hui.
Bob fréquentait les bibliothèques- sans négliger celle du Petit Séminaire Collège Saint Martial- de manière à se documenter sur les livres haïtiens. Il était possédé par le démon du savoir. Sa grande passion consistait à se faire une belle tête haïtienne, bien imbue des connaissances de l'histoire d'Haïti, de la culture haïtienne, des légendes et des moeurs de chez nous. Pour compléter son savoir du terroir, il fit des études à la faculté d'ethnologie qu'il termina avec succès. Ceci ne l'empêchait pas de s'ouvrir sur la culture occidentale gréco romaine. Son Iliade et son Odyssée d'Homère, sa divine Comédie de Dante sont truffées de notes et remarques de lui.
Il faudrait cependant souligner un fait important qui paradoxalement pourrait sembler contredire l'esprit du paragraphe précédant. Ce serait comme si j'insinuais plus haut que les jeunes d'aujourd'hui ne lisent plus comme ceux du passé ou deviennent moins créatifs que ceux des générations d'antan. Loin de là ma pensée. C'est d'ailleurs un point de vue faux et mal fondé. Bob ne partagerait pas une telle façon de voir, lui qui consacrait le plus clair de son temps aux jeunes, l'espoir d'un meilleur avenir. Des jeunes de cette nouvelle génération ont déjà donné les preuves d'une performance qui étonne. Ils lisent comme s'ils voulaient aller plus vite que le temps et produisent des oeuvres fortes.
Que penser de Marvin Victor, le lauréat du Prix de Jeunes Ecrivains Francophones pour ses nouvelles,"Lettres de Jacmel" (2007) et "Je,moi,moi-même" (2008), ce polyvalent sans cesse en gestation, dont la plume est alerte et magique le pinceau. Un jeune et bel esprit qui mijote la jugeote pour s'offrir et aux autres, les gourmands de la littérature et des arts, les délices de la création.
Noël James, de son côté, s'est révélé un poète qui a su se créer un langage propre à lui dans son fameux livre " Le sang visible du vitrier". Le prix qui lui a été décerné l'an dernier au Québec, pour sa poésie d'un sang neuf et réconfortant, le portera à mieux faire.
Quant à l'exceptionnel Guy Junior Régis doué d'un talent monstre, il nous transporte sans effort dans le monde qui l'habite pour nous inviter à découvrir des vides habités, des océans exempts d'eau, de sel et d'algue... Tout est à l'envers et à l'endroit dans son "Ida" : une oeuvre majestueuse. Cette poésie dramatique d'une originalité qui déconcerte, nous rassure que le théâtre ne mourra point.
La mère de Bob était jalouse de son fils même pour les livres qu'il lisait. Elle n'admettait pas non plus que son garçon soit fréquenté par les filles auxquelles elle faisait grise mine. Concernant ses lectures, elle interrogeait sévèrement son fils sur son matérialisme dialectique et historique, mais toujours dans une atmosphère de "bruits et de fureurs". La barbe imposante de Karl Marx, la tête ronde de Mao, les noms bizarres de Plékanov, de Gramsci, de Maïakovsky, l'effrayaient et lui enlevaient le sommeil. Ce qui la dérangeait surtout, c'était d'apprendre que Bob était de connivence avec les militants des partis de la gauche haïtienne. Elle s'informait et apprenait que deux organisations Haïtiennes- Le parti populaire de libération nationale (PPLN) et le parti d'entente populaire (PEP) d'obédience marxiste militaient dans la clandestinité et dont l'un des principaux buts consistaient à renverser le régime politique des Duvalier. C'était, d'après elle, des entreprises vouées à l'échec et dangereuses pour la vie de son enfant, peut-être son préféré. Selon Bob, sa mère était une personne grincheuse qui l'empêchait de mener sa vie comme il l'entendait et ne lui laissait pas une marge de liberté individuelle. Dans le contexte de se vie familiale, il n'avait pas pu concrétiser son voeu d'une grande bibliothèque privée, lui pourtant qui possédait tant de livres. Il les gardait clandestinement dans des boites en carton qu'il classait par discipline et les cachait sous son lit, surtout ceux-là considérés comme subversifs, pour éviter tout soupçon. D'autres personnes la considéraient plutôt comme une femme politique ouverte, une mairesse pleine d'enthousiasme et qui, grâce à son esprit dynamique, avait facilité la réalisation de la route de Jacmel, la route de l'amitié franco- haïtienne, l'une des meilleures du pays, financée par la France.
Nous eûmes l'opportunité de les voir, la mère et le fils, face à face, se souriant, s'admirant presque, dans une ambiance de sérénité, de beau temps après l'orage.
La mère finissait par trouver un emploi à son fils dans l'Administration de l'Etat, au Ministère des Affaires Etrangères qui lui octroya, quelques temps après, une bourse d'étude en France pour parfaire ses connaissances en art dramatique et en lettres modernes.
Au fil du temps, Bob avait dû se rendre compte que sa mère était loin d'être la mère décrite par Berthold Brecht dans "La mère" et "Mère courage". C'est à La Pléïade qu'il avait commandé la collection complète de Brecht qui comprend ses pièces de théâtre, ses nouvelles, ses écrits sur les arts de la scène. Bob lisait aussi Shakespaere et les autres classiques français, mais avait un penchant bien marqué pour les écrivains dramatiques qui s'engagent dans la voie des grandes revendications sociales et humaines.
Il n'omettait surtout pas de réserver une place privilégiée au drame haïtien dont il fit l'éloge dans ses écrits pour en magnifier la haute importance, surtout dans un pays comme le nôtre où l'analphabétisme bat son plein. Massillon Coicou dans une de ses pièces, « L'alphabêt » dont on pourrait faire un beau film, nous a dessillé les yeux sur le rôle du théâtre dans l'éradication de l'analphabétisme.
Nous eûmes, Bob et moi, le privilège d'oeuvrer tantôt séparément, tantôt ensemble, dans l'accomplissement de maintes activités ayant rapport aux arts de la scène.
A Jacmel Bob gratifiait les jeunes des deux sexes de conférence sur la culture haïtienne, sur le théâtre populaire, sur l'importance du créole dans l'oeuvre dramatique. Il y était presque toutes les fins de semaine pour prendre part dans les activités des associations des jeunes dont la plupart était une initiative de Bob.
Je fondais le mouvement théâtral ouvrier (MTO) avec Rony Lescouflair à l'Union International d'Haïti (UIH) et on donnait des activités culturelles qui se tenaient chaque samedi. "Au cours de ces manifestations culturelles étaient présentés des pièces de théâtre, des poèmes, des chants folkloriques, des danses... Il est impossible de parler de cet aspect du travail de l'UIH sans signaler le dévouement de toute une génération d'artistes, parmi lesquels se sont particulièrement distingués les poètes Rassoul Labuchin et Rony Lescouflair qui mettaient toute leur âme et tout leur art au service de la cause du prolétariat".
Bob participait à la mise en scène de" La Saint-Jean Caille Tonton Mémé" avec Serge François et d'autres jeunes de l'époque (les années soixante). Ce fut une création collective dont les représentations se donnaient à la gaguère du Parc des Palmistes, au Bicentenaire,ce pour donner suite à l'expérience du "théâtre en rond" de Félix Maurisseau Leroy qui se tenait à Morne Hercule, à Pétion-Ville.
Je mettais en scène "Le Roi Moko" avec les étudiants de l'Ecole Normale Supérieure. Il fut représenté à l'Institut Français d'Haïti. Le lendemain de cette représentation théâtrale, des étudiants en nombre important manifestaient leur rancoeur contre le blocus de Cuba avec des pancartes sur lesquelles on lisait des vers en créole tirés du "Roi Moko". Jean Coulange, René Théodore, Raymond Jean François se faisaient particulièrement remarquer par leurs jeux sur la scène.
Bob a joué dans des pièces avec Raymonde Paret, l'actrice haïtienne qui a interprété le plus de rôles féminins dans les pièces classiques du théâtre français, celle qui initia Syto Cavé dans l'apprentissage des premières notions d'art dramatique.Aujourd'hui, Syto est devenu le monstre sacré du théâtre haïtien et des Antilles francophones, l'auteur dramatique qui a produit en quantité et qualité des pièces de théâtre fortes tant sur le plan du fond que de la forme. Il s'est aussi révélé un poète aux touches fines et un nouvelliste incroyablement original.
J'ai tenu un rôle dans le film "Les Gouverneurs de la Rosée" du fin cinéaste français Maurice Failvic, un ami de 33 ans déjà.
Bob a écrit plusieurs articles sur le théâtre et a même publié un livre sur la scène haïtienne dans lequel il a fait des approches intéressantes sur la problématique du théâtre haïtien. Il était, comme on le disait d'ailleurs, le spécialiste du théâtre de Frank Fouché dont il comprenait bien les ressorts. " Général Baron la Croix", "Bouqui nan Paradis" , "Feu vert dans la nuit", ''L'Artibonite ô" qui est plutôt particulier puisqu'il se présente comme un long chant du fleuve, d'une belle coulée poétique, sont des oeuvres de Frank Fouché sassées et ressassées par Bob à force de les analyser, de les commenter. Il en connaissait de mémoire certains passages qu'il déclamait en certaines occasions.
Directeur du Théâtre National, j'envoyais régulièrement, presque toutes les fins de semaine, des articles dans l'hebdomadaire "Haïti en marche" et des fois dans le Nouvelliste. Il s'agissait des sujets qui témoignaient de nos activités au Théâtre National d'Haïti : les spectacles dans les rues, dans les marchés, dans les hôtels, dans les facultés, dans les bibliothèques, dans les hôpitaux, au Palais National, dans les prisons, au Fort National à Titanyen, sur les places publiques, dans les pays étrangers, au Bénin, à Cuba, aux Etats-Unis ( à Washington) ... Nous ne manquions pas dans ces comptes rendus sur nos belles réalisations, de saluer en tout honneur, tout respect, et avec un grand coup de chapeau, notre dramaturge de talent, Syto Cavé, qui nous prêtait main-forte.
Bob et moi dispensions des cours de théâtre au Théâtre National d'Haïti -Raymonde Paret en assurait la direction -, à la SNART( Société National d'Art et de Théâtre et à l'ENARTS.
Nous représentions Haïti à la Super Franco-Fête à Québec en 1975, juste après le tournage des" Gouverneurs de la Rosée" de Maurice Failvic. Nous avions ensemble tenu des rôles dans "Le Roi Moko", montage de textes poétiques, accompagnés de chants et de danses avec Fédia Laguerre, Yole Ledan, dans une splendide salle de spectacles de la ville du Québec. Lamatinière Honorat, Pierre Blain, Bob et moi faisions partie du comité de direction des troupes artistiques haïtiennes qui représentaient Haïti à ce dit Festival.
A notre initiative de créer une nouvelle salle de théâtre, mais en province, à la Croix-des-Bouquets, dans le cadre de la politique de décentralisation du gouvernement, Robert Beauduy y avait largement contribué. Le soir de l'inauguration du théâtre d'Ariane, nous avions reçu des invités de marque : le Directeur de l'Institut Français d'Haïti, M. Drouin; le Directeur des Cours, M. Jean Baptiste Flachot;
la Secrétaire d'Etat à l'Alphabétisation; Mme Adeline Chancy; l'actrice de théâtre d'un rare talent, mademoiselle Laurence Durand, la nièce de l'inoubliable romancier et homme politique assassiné sous la présidence de François Duvalier, le brillant Jacques Stéphen Alexis... Des amis étrangers d'Haïti, des Américains, des Belges, des Français; des employés du Théâtre Nationale d'Haïti et des habitants de la ville s'y trouvaient en grand nombre.
Robert Bauduy et moi partagions successivement le rôle de Maître de Cérémonie et présentions les différents points du programme, riche en activités artistiques.
Nous avions conçu et mis sur pied la Société Nationale d'Art et de Théâtre ( SNART) pendant la période du premier coup d'Etat contre le président Jean Bertrand Aristide. Le principal responsable de la MUCI, Danèl Georges, mettait à notre disposition le vaste terrain et l'ancienne maison de la MUCI de la rue Martin Luther King où se déroulaient les activités diverses de notre société. C'est là, sur une scène de fortune, créée par le peintre Rourous, les artistes Patrique Musac et Patrice Leurebours, où se déroulaient sous les yeux de nombreux spectateurs les débordantes activités de la journée internationale du théâtre. Ce fut une journée entière de spectacles et les spectateurs avaient droit à des repas gratuits. Se retrouvaient au cours de cette journée dionysiaque des Français de l'Institut Français d'Haïti ( directeurs, employés, professeurs), Marie France Siess et, entre autre, l'épouse de Hervé Denis, Magalie Comeau Denis dont le mari, Ministre de la Culture, avait dû gagner l'exil. Nous réclamions en ces circonstances le retour d'Hervé Denis, metteur en scène prodigieux et acteur de grand talent par surcroit. Les spectateurs émus applaudissaient chaleureusement notre exploit. Nous en sommes encore fiers aujourd'hui. Une forte poignée de main de Bob me réconforta. Nous étions très conscients du danger qui pouvait en advenir d'autant que les répressions devenaient chaque jour plus féroces. Le docteur Enec Titus qui faisait partie des spectateurs me rejoignit pour me rappeler à la prudence. Jean Baptiste Flachot, le directeur des Etudes de l'Institut Français d'Haïti nous gratifia d'une somme d'argent qui nous avait permis d'atténuer nos folles dépenses. Il nous félicitait pour cette journée inoubliable. Même en France, nous disait-il, on n'est pas toujours aussi bien gâté. Nous maintenons aujourd'hui encore un excellent contact avec lui, digne de l'amitié.
Rassoul Labuchin