La Russie exporte du gaz, du pétrole et ses criminels. Plusieurs télégrammes diplomatiques américains, obtenus par WikiLeaks et révélés par Le Monde, mettent au jour la pénétration de la mafia russe en Europe. Ils posent aussi la question des liens entre ce milieu criminel et le pouvoir politique à Moscou.
L’ESPAGNE, TERRE D’ACCUEIL.
Au début des années 1990, la côte catalane était un lieu de villégiature pour les criminels russes endurcis. Puis ils se sont aperçus que l’Espagne, avec sa législation tolérante, pouvait servir de base pour conduire leurs opérations transnationales. Lorsque les magistrats et la police ont décidé de se mobiliser contre cette criminalité, celle-ci était déjà enracinée.
Pourtant, fin août 2009, l’ambassade souligne l’activité des autorités. "Le gouvernement espagnol a conduit deux opérations majeures – appelées Troïka (2008-2009) et Avispa (2005-2007)- contre les réseaux 'russes' en Espagne, qui ont conduit à l’arrestation de plus de soixante suspects, dont quatre des huit ou dix chefs de la mafia russe en dehors de la Russie."
Le 13 janvier 2010, lors de la réunion à Madrid du groupe de travail américano-espagnol sur le crime organisé d’Eurasie, la franchise du procureur Jose "Pepe" Grinda Gonzales stupéfait son auditoire. C’est lui qui a conduit l’opération Avispa, démembrant un réseau dirigé par Zakhar Kalachov, un Russe d’origine géorgienne.
Ce jour de janvier, le procureur dessine un panorama sombre. Il "considère la Biélorussie, la Tchétchénie et la Russie comme des quasi 'Etats mafieux' " et dit que "l’Ukraine en deviendra un", relate l’ambassade américaine, le 8 février 2010. "Pour chacun de ces Etats, avance-t-il, on ne peut faire la différence entre les activités du gouvernement et ceux des groupes de la criminalité organisée."
Selon lui, Guennadi Petrov, cible principale de l’opération Troïka – remis en liberté au printemps à la surprise générale –, avait développé "un niveau de contact 'dangereusement étroit' avec de hauts responsables russes", estime l’ambassade. En octobre 2008, la police avait perquisitionné la villa à Majorque de Vladislav Reznik, président du comité des marchés financiers à la Douma (Chambre basse du Parlement russe). Couvert par l’immunité, ce membre de Russie unie, le parti du pouvoir, était suspecté de liens avec le célèbre groupe criminel de Tombov.
Célibataire et disponible. Écrivez-moi
La tâche des autorités espagnoles demeure gigantesque. C’est ce qu’explique Fernando Bermejo, procureur de Barcelone chargé de la lutte contre la mafia et le blanchiment, à un diplomate américain, le 29 septembre 2009. Ce jour-là, il lui confiait que "le blanchiment d’argent à grande échelle avait lieu en Catalogne et que 'beaucoup, beaucoup' de membres de la mafia russe étaient actifs dans la région", rapporte l’ambassade à Madrid, le 15 octobre.
Les autorités doivent aussi faire face aux menaces et aux tentations. Plusieurs cibles de l’opération Avispa "ont comploté pour influencer les autorités judiciaires et policières espagnoles impliquées dans le dossier via un échange de cadeaux et de faveurs", souligne l’ambassade à Madrid, fin août 2008. Tariel Onani, un des suspects, a dû s’enfuir en Russie, non sans avoir annoncé un contrat sur la tête des responsables de l’enquête, "afin de prouver au monde criminel russe qu’il n’était pas une taupe travaillant pour le gouvernement espagnol."
LES INQUIETUDES D'UN PROCUREUR ESPAGNOL
Il y aurait deux raisons de s’inquiéter, selon M.Grinda, au sujet de la mafia russe. D’abord, elle exerce un "contrôle énorme" sur des secteurs stratégiques comme l’aluminium. La seconde raison est une "question non résolue" : quelle est "l’étendue de l’implication du premier ministre, Vladimir Poutine, dans la mafia russe et dans quelle mesure contrôle-t-il les actions de la mafia."
Les diplomates américains, eux, n’établissent pas une équivalence entre le sommet du pouvoir russe et la mafia. Mais l’hypothèse d’un enrichissement personnel de M.Poutine, via la société suisse Gunvor, revient à plusieurs reprises dans leurs écrits. Cette société, dirigée par Guennadi Timchenko, nie tout lien avec le premier ministre. Les Américains n’en savent pas plus, en raison de l’opacité des réseaux d’exportation du pétrole, qui ont fait la fortune de Gunvor.
Le procureur espagnol s’avance plus loin. Il reprend à son compte une "thèse" d’Alexandre Litvinienko, ancien agent russe mort à la suite d’un empoisonnement à Londres, fin 2006, quelques mois après avoir renseigné les enquêteurs espagnols sur certains criminels : le FSB (services secrets russes, ex-KGB) "absorbe la mafia russe", explique le magistrat ; il lui déléguerait certaines tâches, éliminant ceux qui refusent d’obéir.
Kalachov, par exemple, le pivot du réseau Avispa, a "travaillé pour le renseignement militaire russe en vendant des armes aux Kurdes pour déstabiliser la Turquie", explique le magistrat. Enfin, "Grinda a dit que selon les informations venant des services de renseignement, de témoins et d’écoutes téléphoniques, certains partis politiques en Russie agissent 'main dans la main' avec le crime organisé. Par exemple, poursuit l’ambassade, il a affirmé que le Parti libéral-démocrate a été créé par le KGB et que son successeur, le SVR , abrite de nombreux criminels sérieux."
Le secrétaire d’Etat américain à la défense, Robert Gates, semble d’un avis proche. Le 8 février, au cours d’une rencontre avec son homologue français de l’époque, Hervé Morin, il a déclaré, selon les propos rapportés par l’ambassade à Paris: "La démocratie russe a disparu et le gouvernement russe est une oligarchie dirigée par les services de sécurité."
Les diplomates américains s’interrogent sur les changements de priorité des services russes, en fonction des "vents politiques" (câble du 23 avril 2009). L’ambassade à Moscou cite l’exemple de Semion Moguilevitch, "figure du crime organisée", impliqué dans le circuit opaque de vente de gaz à l’Ukraine, arrêté en janvier 2008 après avoir bénéficié de "la liberté de mouvement en Russie et d’une protection officielle".
L’INFLUENCE RUSSE DANS L’ÉCONOMIE BULGARE
La Bulgarie est entrée dans l’Union européenne le 1er janvier 2007. Pourtant, elle demeure rongée par la criminalité organisée. L’ambassade américaine à Sofia y consacrait déjà un long télégramme le 7 juillet 2005. "La Russie continue d’exercer une influence signifiante sur l’économie bulgare au travers des importations d’énergie, y compris le pétrole brut, le gaz naturel et le combustible nucléaire", y était-il écrit.
L’ambassade américaine évoquait les activités en Bulgarie d’une grande compagnie pétrolière russe, qui aurait eu à l’époque "de forts liens avec les services russes de renseignement et le crime organisé."
L’ambassade cite aussi l’exemple de Mikhaïl Tchorny. Homme d’affaires russo-israélien, il est aujourd’hui visé par un mandat d’arrêt d’Interpol pour blanchiment d’argent, dans le cadre d’une enquête espagnole. Il dénonce aussi en justice toute assimilation au monde criminel. Interdit de séjour en 2000 en Bulgarie, il y aurait gardé la main sur de nombreuses sociétés (un club de football, le Levski, l’hôtel Bankya Palace ou bien le journal Standard) en transférant leurs titres, selon l’ambassade, à un homme de confiance, Todor Batkov.
Plus de quatre ans ont passé, le 11 septembre 2009, lorsque l’ambassade consacre un nouveau télégramme à la criminalité bulgare. Dans un volet intitulé "Russian connection", on trouve davantage de détails sur le représentant de Mikhaïl Tchorny en Bulgarie, l’avocat et entrepreneur Todor Batkov. L’ambassade souligne ses "liens politiques solides", rappelant qu’il a été décoré en 2008 de la plus haute distinction gouvernementale par le président Georgi Parvanov, pour avoir promu la culture nationale. Batkov est aussi connu pour ses dons à des œuvres caritatives.
Piotr Smolar
En Thaïlande, des îles prisées
Les criminels russes apprécient les plages thaïlandaises. Dans un télégramme daté du 4 décembre 2009, l'ambassade américaine à Bangkok souligne leurs nombreuses activités, alors que le nombre de touristes russes ne cesse de croître dans la région.Plusieurs agences américaines de renseignement et de police affirment que "les réseaux criminels composés essentiellement de Russes qui oeuvrent à Pattaya et Phuket sont responsables de nombreux crimes" : extorsion, blanchiment d'argent, trafics de drogue, fraudes immobilières, fraudes financières, trafic d'êtres humains, importation illégale de voitures, etc.
D'habitude discrets, ces groupes se sont signalés au gré de plusieurs faits divers spectaculaires qui ont fait la Une de la presse locale, comme l'assassinat en février 2007 de deux femmes russes sur une plage à 10 kilomètres au sud de Pattaya.
Les visites intéressées de Thaksin en Russie
Entre la Thaïlande et la Russie, la politique a parfois des coulisses inattendues. L'ambassade raconte que l'ancien premier ministre (2001-2006) Thaksin Shinawatra continue d'être un visiteur régulier à Moscou. Le 2 et 3 décembre 2009, le milliardaire, qui conserve de très nombreux partisans dans son pays, était dans la capitale russe pour y rencontrer "discrètement" Vladimir Poutine.En 2003, Thaksin "avait commencé à négocier de possibles accords sur des armes russes", en échange contre des dettes antérieures contractées par Moscou sur du riz thaï. "En 2005, Thaksin a essayé de conclure un accord avec Poutine dans lequel la Russie vendrait à la Thaïlande une douzaine d'avions de combat Soukhoï SU-30 en échange de 250 000 tonnes de volailles congelées d'une valeur de 500 millions de dollars. Au final, l'accord a été abandonné", la Thaïlande faisant affaire avec la Suède, signale l'ambassade.
L’extradition de Viktor Bout, entre Bangkok et Moscou
Les diplomates américains à Bangkok sont très attentifs au sort du marchand d'armes Viktor Bout, arrêté en Thaïlande le 6 mars 2008 lors d'une opération conjointe avec la DEA (service antidrogues américain). Au fil des mois, les procédures judiciaires en vue de son extradition semblent se compliquer.Le 11 août 2009, un tribunal thaïlandais s'y déclare opposé. Deux jours plus tard, l'ambassadeur américain transmet un long télégramme d'alerte à Washington, appelant les autorités à la mobilisation diplomatique en vue de la procédure d'appel. Il recommande notamment un coup de fil du président Obama au premier ministre thaïlandais. Son "implication au sujet de Bout aurait un effet significatif ici."
Mais il convient aussi d'agir en direction de Moscou. "Alors que l'intérêt pour l'affaire Bout se concentre sur la Thaïlande, celle-ci est fondamentalement un problème américano-russe", note l'ambassade, qui recommande au département d'Etat de "transmettre à Moscou nos préoccupations au sujet des activités de Bout" et de "chercher des garanties qu'elles cesseront ".