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Anténor Firmin vu par Leslie F. Manigat

Firmin appartenait à la génération de la dernière chance et il savait et prédisait que nous allions passer sous domination étrangère, si nous n'étions pas capable d'un sursaut national...

La structure du livret est binaire. Une première partie est consacrée à une analyse des "sept" Anténor Firmins de l'histoire", car il y avait sept hommes en lui, précédée d'un prologue et concluant par un épilogue, cités par une "revue d'avant publication" d'un publiciste de renom et récidiviste en la matière, comme "des pages lourdes en substance et éblouissantes dans leur expression dont le professeur Manigat a l'habitude de nous gratifier".

Merci pour le compliment.

Un duel politique parcourt toute la vie de Firmin pendant un demi-siècle de sa vie active, le duel avec François S. Manigat , deux contraires en tout, ou presque. Il commence en 1870, Firmin a vingt ans et, fort de son bac acquis au lycée Philippe Guerrier, journaliste et professeur, publie "Le Messager du Nord", organe du parti libéral. Manigat a vingt ans et, fort de son baccalauréat-ès-lettres acquis à Paris, journaliste et professeur, publie "Le Vigilant", organe du parti national, au Cap-Haitien. En 1879, Firmin, candidat libéral bazelaisiste à la députation pour sa ville natale, est battu par Manigat, candidat national (Deux Manigats l'emportent Guillaume et François, aux deux circonscriptions de la capitale du Nord). Ces élections sont un triomphe pour les nationaux qui arrivent au pouvoir et y mettent leur leader Lysius Félicité Salomon, jeune.

Firmin publie "De l'Egalité des Races Humaines" en 1885 sous l'administration de Salomon, mais à Paris où il s'est retiré et séjourne alors. Il revient au pays et à la politique en 1888 à la chute de Salomon et, après avoir résisté à la cession du Mole Saint Nicolas demandée par la flotte de l'amiral Ghérardi en 1891, anime le gouvernement du président Florvil Hyppolite comme ministre des Finances et des Relations Extérieures, homme fort du régime qu'il aide dans la remise en ordre de la vie budgétaire et économique et dans ses constructions métalliques comme le Marché en fer et le pont Hyppolite.

Manigat, après avoir été le bras droit de Salomon comme tout-puissant ministre de l'Intérieur et de l'Instruction Publique, est dans l'opposition sous Hyppolite et exilé à Kingston. Il y publie Vérités contre mensonges(1) et Simples Notes pour l'histoire et la vérité, mais surtout rédige le manuscrit des neuf cahiers de son "Siège de Jacmel".

Tandis que Firmin renoue avec le pouvoir sous Tirésias S. Sam, président de 1896 à 1902, Manigat est tenu à l'étranger, en exil doré comme Envoyé Extraordinaire et Ministre Plénipotentiaire à Paris (1896-1900). Manigat, au fort des succès de sa carrière diplomatique, meurt à son poste à Paris. Qui lui succède aussitôt et directement dans ce poste convoité? Anténor Firmin. Une "contrariété" constante a ainsi marqué la vie de ces deux antagonistes en compétition politique dès l'âge de vingt ans, jusqu'à la maturité éprouvée requise pour la présidence de la République. Contraste et opposition dans l'itinéraire de la vie de ces deux éminents hommes d'état à la vie et à la mort. Une bonne partie du Firmin politique s'explique dans et par ce duel singulier.

La deuxième partie du livret est entièrement consacrée à la présentation, dans tous ses tours et détours, de l'histoire du projet sur "la Fédération des Antilles", l'ancêtre de l'intégration caraïbéenne", dont l'originalité est due au fait qu'elle a été rédigée par Firmin lui-même, acteur-témoin racontant dans une promenade "vagabonde" et érudite, les péripéties et épisodes d'un mouvement qui a fait l'histoire "en ce temps-là".

En réalité, mon ambition en produisant le Firmin de son cru millésimé 2010 est de familiariser notre jeunesse scolaire et universitaire surtout, mais aussi notre grand public lettré, avec un de ces produits "haut de gamme" de l'intelligentsia haïtienne qui ont combiné la compétence d'un savoir encyclopédique, la compassion sociale pour le plus grand nombre, le patriotisme intégral mainteneur de l'haïtianité, la conscience raciale dans un monde où, "absolument noir" de peau.

Firmin fut le champion de l'antiracisme dans son œuvre majeure L'Egalité des Races Humaines(2), et la largeur d'un esprit universaliste "citoyen du monde" avant la lettre. Les Haïtiens, comme s'ils ont épuisé la richesse du terrain de la firminologie, après la publication de la biographie de Firmin par le Dr Jean Price Mars, ont passé le flambeau des études sur Firmin aux américains dont la bibliographie s'enrichit d'œuvres majeures en anglais(3), tout en continuant a écrire des articles d'apologie répétitive sur l'homme, avec des exceptions méritoires qui rallument la flamme et qui font plaisir à lire comme le souffle rafraichissant de prosateurs haïtiens à l'essai. Le discours sur Firmin est souvent rappelé, pas souvent renouvelé, mais les programmes de l'histoire de la littérature haïtienne le maintiennent heureusement en vie et d'actualité, élections ou pas.

Le Firmin depeint dans le livrer entre dans la galerie des profils de l'histoire nationale qui l'ont précédé dans un genre d'exposé historique qui lui est propre, comme on a déjà identifié un "Toussaint de Manigat" ou un "Dessalines de Manigat". On ne peut pas vouloir REFONDER Haiti sans avoir revisité nos grands morts de l'histoire vivante...

J'ai créé des surprises à trouver un Firmin tenté "un moment" à être radical à l'extrême dans sa réaction anti-impérialiste, anti-américaine, protestant contre les camps de concentration du général Weyler. Notons qu'il n'avait pas encore écrit et publié son livre conciliant pour essayer d'amadouer Théodore Roosevelt, le président super héros de l'impérialisme "jingo" dans la Caraïbe. Mais tout le monde, à propos de la zone convoitée par les yankees, est passé par là. Un François SS Manigat, encore étudiant au collège Monge, frayait solidairement et ouvertement avec les cubains anti-impérialistes de Paris comme un des leurs, et était dénoncé par les libéraux haïtiens de la capitale française à la police parisienne comme ayant participé à la Commune de Paris en 1870. Un extrémiste ? Plutôt la pulsion et l'impulsion naturelles du moment dans la spontanéité d'expression des sentiments et des idées de gauche. La protestation du moment s'exprimait avec la révolution cubaine d'après la guerre des dix ans (1868-1878) qui avait abouti en 1886 à l'abolition de l'esclavage dans l'ile, et qui fut donc aussi ethno-sociale que politico-stratégique et idéologico-marxisante. Tout le Paris de gauche avait pour la Chimène cubaine révolutionnaire, les yeux du Rodrigue cubain en lutte. La Marseillaise virait au rouge à l'évocation de Cuba révolutionnaire, qui vibrait au slogan de "Cuba libre": indépendance pour Cuba et Puerto-Rico. Firmin en était, qui communiait avec José Marti lors d'une rencontre au sommet de fraternisation exceptionnelle en 1893, au Cap-Haitien...

Il faut admettre qu'il y eu un carrefour dans la vie politique de Firmin, sa défaite à l'interpellation dont Sudre Dartiguenave avait pris l'initiative contre lui et qui a entrainé sa chute et sa victoire en la même occasion car il fut ovationne après le vote hostile du parlement. Chacun avait choisi ses amis. Le firminisme s'affirmait en une opportunité d'or. On avait défini les ennemis. Restait à définir les amis.

Un texte important, étonnant et succulent allait apporter cette définition. On se rappelle que la première opportunité avait été le résultat du jeu de Boisrond Canal en 1878-1879 quand l'action de celui-ci, libéral dissident du bazelasisme avait aidé les nationaux à remporter une victoire écrasante aux élections générales de 1979. Le firminisme n'allait pas attendre pour succéder au bazelaisisme, d'autant plus que celui-ci allait se suicider à Miragoâne en 1883. Donc, naissance à trois temps du firminisme dont le troisième est sa composition sociale.

Outre les gens de conditions modestes, le petit peuple (selon Price Mars), le "parti progressiste" comme s'appelait alors le camp de Firmin bénéficiait de la prééminence de la petite et de la moyenne bourgeoisie, savoir la quasi-totalité des avocats du barreau de la ville du Cap, "tous les membres du corps enseignant", la majorité des journalistes, "les strates scolarisées de l'artisanat", les employés de commerce, un contingent de femmes zélées affrontant le machisme amusé des badauds et de célibataires ironiques, femmes politiques activistes et enhardies, mais moins populacières que les amazones de Salnave.

Le livret soigneusement et coquettement édité par "Page Concept" des ateliers Danielle Nicolas, est à lire, à relire, à faire lire en un dialogue renouvelé et enrichissant entre l'auteur et le lecteur, au gré de ses lectures allant matériellement de la plume d'oie des débuts exigeant la compagnie de l'encrier, puis la plume-réservoir métallique déjà plus commode à manipuler et finalement sa machine à écrire Remington qui ne le quittait plus pour son œuvre d'écrivain et sa correspondance devenue de plus en plus importante.. Il faut revenir sur certaines pages la plume à la main, comme les réflexions émouvantes de Firmin lui-même, humain et humaniste, et l'analyse-synthèse des sept Firmins dans une présentation "ramassée" mais cohérente qui montre "Firmin multiple et un", dans sa "différence incommunicable".

Bref mais dense, ce livret se laisse lire en une demi-soirée, l'espace d'un cillement. Un vrai régal, un MUST dans toute l'acception du terme, qui signifie une lecture obligée, mieux dire: obligatoire...

Leslie F. Manigat